
𝐄 𝐏 𝐈 𝐒 𝐎 𝐃 𝐄 - 18 : Préjugés et Oreilles Indiscrètes 1/7 ✔️
Pour fêter la grossesse de la princesse, un grand banquet à huis clos avait été organisé avec les familles les plus nobles de la ville. Ce n'était pas une réception, au plaisir de Jaya, simplement un repas et une offrande de cadeaux à destination du bébé à naître. Cela serait probablement agréable, elle qui commençait à ressentir plus tôt la fatigue avec cette petite lourdeur pesant dans son ventre.
Dans sa chambre, à la tombée de la nuit, Jaya se préparait depuis près de deux heures. Aidée de Varvara et Léontine, elles lui avaient fait essayer mille robes, toutes plus étouffantes les unes que les autres. Elles insistaient sur l'idée de la rendre « aussi belle qu'une fée ! » pour le banquet. La célébration de la naissance du futur prince ou de la future princesse n'était pas un événement mineur. La maman se devait de revêtir ses plus beaux atours pour éblouir les invités.
Robes, bijoux scintillants et dentelles fines s'entassaient sur le lit et la coiffeuse de la chambre. Elles avaient tout sélectionné pour le plaisir de la princesse.
— Et celle-ci avec le joli voile bleu ? s'écria la plus jeune des deux servantes, gaiement.
— Mais non, Varvara, pas celle-là ! Essayez plutôt la rouge avec les perles. Le rouge flatte les teints pâles comme le vôtre, princesse. Qu'est-ce que vous pensez de ces bijoux ? Une rivière de diamants créée à partir des joyaux alhoriens. Il y a les boucles d'oreilles assorties.
Devant toute cette attention, Jaya ne savait où donner de la tête. L'enthousiasme de ses préparatrices était tellement amusant.
— Je crois que je vais rester sur du sobre, ce soir, leur sourit-elle.
— Du sobre ? marmonna Léontine. Alors, puis-je vous proposer celle-ci ?
Elle extirpa de l'amas de tissus une robe blanche et or finement brodée. Un généreux décolleté surplombait des jupons légers où l'enlacement d'une vigne étincelait d'éclats dorés. De longues manches en voile complétaient cette création. S'approchant, encore vêtue de son corset, Jaya caressa la robe du bout des doigts. Elle était sublime, en tous points magnifique. Un sourire naquit sur son visage.
— Celle-ci est parfaite.
— Merveilleux ! Dans ce cas, mettons-nous au travail sur-le-champ !
Un fil délicatement resserré, un voile élégamment ajusté, une épingle délicieusement placée dans les cheveux, et une touche de rouge sensuelle sur les lèvres. Lorsque Jaya se tourna vers la psyché, son reflet lui paraissait si satisfaisant. Varvara et Léontine, elles-mêmes, étaient émerveillées par leur propre travail. La princesse scintillait de mille feux. Elle serait, sans aucun doute, la sensation du banquet.
— Vous êtes splendide, princesse, lui sourit Varvara. Cette robe vous va à ravir.
— Merci, je l'aime beaucoup aussi. Je vous remercie, mesdames, pour votre aide.
— C'est naturel, princesse. Nous sommes là pour ça, pour vous aider à faire décrocher des mâchoires sur votre chemin. Quand il va vous voir, le prince va choir à vos pieds.
La réplique de Léontine provoqua un léger rire choral dans la chambre princière. L'horloge sonna enfin, signalant qu'il était temps d'y aller. Les invités arrivaient et leurs carrosses ornaient déjà la cour illuminée du Beffroi. Avant de partir, Varvara offrit à Jaya une cape pour se protéger du froid qui s'installait en soirée. La princesse accepta avec gratitude et se laissa guider hors de la chambre par ses servantes attentionnées.
Elle avait hâte de voir Vadim. Cette robe allait forcément lui plaire, en espérant qu'il ne lui refasse pas le même coup du dernier banquet. Une fois, ils avaient eu chaud, deux fois, ce serait suspect. Elle ne pouvait jamais en être sûre avec lui.
Mais une chose l'était : plus jamais dans les couloirs !
La salle des banquets s'emplissait peu à peu d'une symphonie de voix et de rires distingués. Des chandelles illuminaient les tables, tandis que des fleurs ornaient les sommets des murs, témoignant d'un travail d'orfèvre ayant nécessité plusieurs jours de confection. Au fond de la salle, trônait une grande table sur laquelle s'amoncelaient des présents pour le futur enfant, mêlant opulence et tendresse à travers une multitude de jouets, robes et layettes délicates.
Au cœur de la salle, Leftheris jaugea la montagne de paquets empilés, prête à s'effondrer au moindre tremblement. Jamais il n'aurait imaginé qu'un bébé puisse susciter autant de générosité. Le duc Vecturio, avec qui il conversait depuis un instant, lui confia que cela témoignait du prestige de la famille royale. Évoquant la naissance de ses propres enfants avec un rire chaleureux, il avoua d'un rire gras n'en avoir point reçu autant.
C'était un peu normal, pensa Leftheris, songeant que cette noble famille n'avait de noblesse que le rang.
Ces vautours s'étaient rapprochés des Blanchecombe depuis des années, en espérant se lier à eux d'une manière ou d'une autre. Ils convoitaient l'appui de la royauté pour étendre leur empire viticole, source de leur richesse. Ophénia, la fille aînée, lui tournait autour depuis leur tendre adolescence. Jadis, sa beauté ne l'avait pas laissé indifférent, mais au fil des années, celle-ci s'était altérée par une superficialité croissante. Désormais, il ne pouvait plus supporter sa présence, ni ses petites manières.
Et dire que son père les avait pris en sympathie...
Soudain, Leftheris se détacha une seconde des folles aventures que lui contait le duc pour observer la porte de la salle où une silhouette venait de se dresser. Une apparition féerique s'ébaucha sous ses yeux.
La reine de la soirée était arrivée.
Escortée par deux servantes, Jaya s'arrêta devant l'entrée, contemplant la foule réunie juste pour un repas. Bien que moins importante que lors de la réception, l'assemblée restait imposante. Les tables disparaissaient presque derrière les nobles têtes qui bavassaient avant le dîner. Lorsqu'ils l'apercevraient, ces convives viendraient sans doute la féliciter et la noyer sous un torrent de compliments. Nerveuse, elle resserra sa cape autour de ses épaules.
Respire, Jaya... Tout ira bien...
Un pas supplémentaire, Leftheris vit Jaya émerger dans la lumière. Sa beauté saisissante lui coupa le souffle. Il ne l'avait pas aperçue depuis des jours, même lors des repas qu'il évitait de plus en plus lâchement. La dernière fois, près de la serrure, lui avait suffit. Être découvert aurait des conséquences désastreuses, tant pour lui que pour leur relation. Malgré tout, il ne voulait pas la perdre, même s'il ne pouvait assouvir ses désirs. Ainsi, il s'imposait une distance de sécurité afin de ne pas éveiller de soupçons.
Mais là... Quand il la voyait devant l'entrée, incertaine et resplendissante, tout ressortait. Si douloureusement, si puissamment, englobant la totalité de son cœur affolé par sa simple présence.
— Mon prince ? Vous m'écoutez ?
Le ramenant à la réalité, Leftheris se tourna vers le père Vecturio qui le jaugeait de façon étrange. Il n'en avait qu'à faire des concours de poésies de sa fille stupide ! Seule Jaya comptait, à cette seconde. S'excusant auprès du duc, il l'abandonna pour la rejoindre. Jaya s'immobilisa alors, presque surprise de le voir devant elle.
Avait-il enfin cessé de bouder ? Car pour elle, son silence étendu en était synonyme.
— Bonsoir, Jaya.
— Bonsoir. Vous venez enfin m'adresser la parole. J'étais à deux doigts de penser que vous m'évitiez.
Elle l'avait donc remarqué ?
— Euh, non... Pas du tout. Justement, je... Je voulais m'excuser pour mon comportement de la dernière fois, près de l'ascenseur. J'ai été peu délicat. J'ai... J'ai tendance à avoir du mal à montrer mes émotions.
Il dégageait une sincérité touchante. Jaya lui offrit un sourire. Un instant, elle pensa que l'annonce de la grossesse lui avait peut-être parue trop... jeune. Il était vrai que le mariage était encore récent, et l'arrivée d'un bébé si tôt et au milieu d'une guerre en approche pouvait surprendre. Peut-être que Leftheris n'avait pas réussi à exprimer sa pensée à ce sujet, par souci de la préserver. Il se révélait si mystérieux, par moment.
— Ce n'est pas grave, voyons, vous êtes pardonné. Personne ne réagit pareil à une telle annonce. Repartons du bon pied, vous et moi.
Leftheris lui renvoya son sourire, rassuré. Comment ne pas aimer une fille comme elle ? Si douce et compréhensive. Elle était magnifique, magnétique. Il ne pouvait que s'incliner devant cette future reine superbe.
— Permettez-moi de vous escorter jusqu'à votre assise, princesse.
Elle le gratifia d'une moue touchée.
— Avec plaisir.
— Puis-je vous délester de votre cape ? Vous serez peut-être plus à l'aise.
En effet, la salle était suffisamment chauffée, et la cape l'alourdissait inutilement. Elle n'en avait pas besoin. La retirant sous les yeux de son beau-frère, Jaya le laissa pétrifié devant sa beauté. Cette robe blanche lui tapa dans l'œil. Elle épousait chaque courbe de ce corps qui hantait ses rêves, mettant en valeur son buste grâce à un large décolleté qui révélait le galbe pigeonnant de son arrogante poitrine. Un instant, Leftheris ne put se retenir d'y poser ses yeux envieux avant de se raviser. Cela lui faisait si mal, ses entrailles se tordaient. Regarde ailleurs, général...
Un bout de ventre rond pointait joliment à travers le tissu noble. Quelle beauté... Une véritable nymphe des légendes.
— Waouh... Vous êtes... splendide.
— Oh, merci. C'est très gentil. Les domestiques ont fait des merveilles avec cette robe.
— Je suis d'accord. S'ils vous voyaient, tous les soldats de notre armée auraient fait la queue devant le Beffroi pour vous jurer fidélité.
Jaya gloussa.
— Je ne pense pas que Vadim aurait été d'accord.
— Non, moi non plus, rit-il à son tour.
Ils échangèrent un rire amical s'évanouissant dans le bruit ambiant.
Son rire était la plus belle mélodie à ses oreilles. Jaya aspirait tout le monde autour de sa personne, au point où il se pensait seul avec elle dans cette grande salle.
D'une main, il prit sa cape, de l'autre, sa douce main où il déposa un tendre baiser. Il était si gentil, si attentionné, comment pouvait-elle lui en vouloir ? Toutes ses paroles respiraient de sincérité, elle n'en doutait guère. Elle espérait tant qu'il puisse vivre heureux, lui aussi, qu'il n'ait plus besoin de se cacher aux yeux de tous. C'était un homme bien qui méritait de vivre son amour au grand jour sans interdit. Comme elle avec Vadim.
Près de la porte de la salle, Varvara l'avait remarqué dès son arrivée.
Leftheris...
Malgré elle, sa tête s'échoua lentement contre le bois, presque camouflée derrière une grande gerbe de fleurs. Ce soir-là, il était si beau, d'une élégance et d'un raffinement incomparables. Il se distinguait de tous les autres. Se laisser aller à la rêverie alors qu'elle avait du travail en salle n'était pas très prudent. Si sa mère la surprenait, elle subirait une réprimande mémorable. Cependant, Varvara ne pouvait contrôler l'effervescence de ses sentiments.
Si seulement elle pouvait être à son bras, offrant des sourires radieux aux invités et se présentant avec fierté en tant que son épouse. Son rêve le plus cher, le plus doux et le plus passionné. Un sourire involontaire effleura ses lèvres pulpeuses à cette pensée. Il s'intensifia lorsqu'il sourit, lui aussi.
Mais pas à elle, à Jaya...
En effet, dès son arrivée, il l'avait immédiatement interpellée, sans doute pour lui offrir ses félicitations. Les sommités ne devaient pas être importunées, mais elle l'aimait tellement. Si fort... que lorsqu'il saisit délicatement la main de Jaya pour y déposer un baiser, Varvara se figea. Cette scène frappa si violemment sa rétine qu'elle cligna des paupières.
Il lui souriait si tendrement, la regardait avec tant d'admiration... Qu'est-ce que ce comportement signifiait ? Pourquoi lui apportait-il toujours autant d'importance ? Pourquoi Jaya lui rendait-elle cette affection ?
Un frisson la parcourut, une incompréhension qui rongeait son estomac au point de la faire pâlir. Un sentiment étranger la cloua au mur, lui coupant le souffle comme jamais auparavant. Par Ymos, quelle était donc cette sensation si désagréable, ce pincement au cœur ?
Était-ce... de la jalousie ?
Un effleurement la ramena soudainement à la réalité. Tournant discrètement la tête, encore toute bouleversée, Varvara aperçut le prince Vadim pénétrer dans la salle des banquets. Des regards se posèrent sur lui, craintifs par moment. Fait qu'il sépare Leftheris et Jaya, implora secrètement la jeune servante.
Vadim aperçut sa femme aux côtés de son frère. Ses sourcils se froncèrent, le cœur s'emballa et ses pas se précipitèrent, sans égard pour les invités. L'affrontement semblait inéluctable.
Or, Frost arriva au même moment, tout sourire, sortant avec emphase d'un groupe en pleine discussion.
— Ah, ma chère fille ! Je te cherchais. Viens par ici, j'ai du monde à te présenter. Le comte Wingram voulait te rencontrer et t'offrir ses meilleures vœux.
L'arrachant à Leftheris, le roi d'Alhora tira sa fille par la main. Il affichait un air particulièrement enjoué ce soir-là, sans doute emporté par la joie de parler de son futur petit-fils ou petite-fille. Depuis qu'il était au courant, Frost n'avait que cela à la bouche.
Sans un regard de plus, Jaya abandonna son beau-frère au milieu de la salle, sa cape beige entre ses mains. Leftheris baissa les yeux sur celle-ci. La matière était d'une douceur exquise, presque autant que la peau de sa propriétaire. S'il n'avait pas été si entouré, il aurait inspiré le délicat parfum de rose imprégnant chaque fibre du tissu, persuadé qu'il portait l'essence même de Jaya.
Une bousculade l'écrasa dans la réalité. Vadim le guetta sans pitié.
— On offre ses vœux de bonheur à sa belle-sœur, Leftheris ?
— Qu'est-ce que ça peut faire ?
— Rien. Mais je ne pensais pas que cela te faisait si plaisir de devenir oncle. J'attends des félicitations, moi aussi.
Ces simples mots emplissaient l'aîné d'aigreur. Le cherchait-il déjà ? Le banquet n'avait même pas encore commencé.
— Plutôt mourir.
Vadim ricana.
— Je m'en doutais.
Le regard que le futur père pressa soudain sur son frère dévoilait toute l'animosité et la menace qu'il tentait de lui transmette.
— Laisse-la tranquille ce soir, d'accord ? Je ne veux pas te voir tourner autour d'elle.
— Si j'étais toi, je me préoccuperais plus de paraître sympathique devant les invités, plutôt que de me rendre malade à l'idée de savoir avec qui ma femme discute. Beaucoup vont venir à sa main, ce soir. Elle est la reine de la soirée. Je te souhaite donc bon courage pour ne pas ruiner tous les efforts que notre père et nos servants ont déployés à sa conception.
Il était amusant, songea Vadim. L'espace entre eux se rétrécit d'un doigt. Le plus jeune lui souffla, à l'abri des oreilles indiscrètes.
— Fait l'innocent tant que tu le peux encore, mon frère... mais sache que je ne suis pas dupe. Comme tu le dis si bien, cette soirée est pour Jaya, mais aussi pour moi. Alors fais-toi petit... Très petit et garde tes mains, mais aussi tes jolis petits yeux de velours, dans tes poches si tu veux pas finir ta soirée aveugle et manchot. Si tu veux bien m'excuser...
Leftheris avait eu de la chance que Frost éloigne Jaya de ses sales pattes, car Vadim n'aurait pas hésité à le remettre plus fermement à sa place. Les deux hommes s'intimidèrent une dernière fois du regard avant que le plus jeune, sans peur, s'en aille rejoindre son épouse.
De sa place, Varvara avait tout vu. Absolument tout.
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