
𝐄 𝐏 𝐈 𝐒 𝐎 𝐃 𝐄 - 15 : Garder le Secret 1/7 ✔️
Trente-six hommes se réunissaient à l'entrée de Cassandore sous les yeux froncés de Leftheris. Trente-six chevaux et des armes attachés à leurs ceintures. Il avait pris le temps de les compter sans un omettre un seul.
Lorsqu'il se figea enfin au bord du mur, manifestant sa présence aux étrangers, il surprit l'un des soldats posté aux guérites s'écrier à leur intention :
— Vous ne pouvez pas entrer à Cassandore sans que nous contrôlions vos identités !
Un quinquagénaire aux cheveux grisonnants, en première ligne, leva fièrement la tête vers le sommet du mur. Ses yeux d'un vert pâle rutilaient sous la lueur pourpre de la fin de journée, oscillant par moments vers des nuances ambrées.
— Je suis Zeph Vangellart, porte-parole du roi Kyos et général de son armée. Nous venons en paix. C'est votre devoir d'accueillir les invités avec respect.
Quand le dénommé Zeph vit Leftheris et Jaya, il étira un grand sourire satisfait.
— Ah, cher neveu... Ça faisait longtemps.
— Zeph Vangellart... Qu'est-ce que vous faites ici ? siffla l'aîné des Blanchecombe.
Leftheris fronça intensément les sourcils. Voilà des années que cet impertinent félon n'avait pas foulé leurs terres. Pourquoi ramenait-il son sale rictus hautain ici, aujourd'hui ?
— Je suis venu en paix pour discuter avec votre père, concernant les accusations qui planent sur nous concernant une certaine... embuscade.
Le souffle de Jaya se rompit. C'était bien ce qu'elle croyait... Ils étaient là pour se défendre et probablement feinter l'innocence. Elle ne pourrait accepter un mensonge, car elle avait tout vu !
— Ah, enfin... Vous avez mis tout votre temps à répondre à nos accusations. Nous étions sur le point de vous croire coupables avec ce silence.
— Loin de nous cette idée. Nous étions simplement trop occupés avec la formation de nos soldats... un peu comme vous, je crois. Mais sachez que nous sommes ici pour vous confirmer notre innocence concernant cette affaire. Nous ne sommes aucunement responsables de l'attaque qu'à subi Cassandore.
— Mensonge !
Un cri perçant déchira l'atmosphère, greffant l'attention de tous sur un corps svelte plaqué contre les balustrades protectrices entourant le mur. Le cheval de Zeph se cabra, troublé par la puissance de cette voix aussi fine que le cristal. Il fut contraint de tirer doucement sur les rênes pour l'apaiser, ses prunelles glaciales rivées sur cette bien bruyante demoiselle aux cheveux d'ébène.
Jaya n'avait pu se retenir, contenir ce magma en fusion devant un tel monceau de faussetés. Ils osaient mentir impunément devant elle ? Devant le prince ? Son tempérament de feu ne le supportait pas !
— Je sais que c'est vous qui nous avez attaqués. J'étais là ! « Pour Starania »... L'un de vos hommes a prononcé ces mots lorsqu'il a tenté de me tuer !
Quelle petite péronnelle culottée ! Qui se croyait-elle pour s'adresser de la sorte à lui, un honorable et estimé général ? À ses côtés, Leftheris l'examina avec étonnement. Ses yeux se rétrécirent face à la fureur visible sur la douce figure de sa belle-sœur, complètement hors d'elle. Quel caractère... Un caractère qu'elle aurait été bien avisée de refréner dans cette situation.
Agacé, Zeph soupira à l'égard de son neveu :
— Dites à votre épouse de la fermer, Leftheris.
Le susnommé se pétrifia à ces mots, blêmit légèrement, contrairement à Jaya qui prenait bien davantage de teintes écarlates tellement sa haine montait en ébullition devant tant d'irrespect.
— Ce... ce n'est pas mon épouse, mais celle de Vadim. Vous vous adressez à une princesse, alors veuillez vous vêtir de respect à son égard si vous ne désirez aucun problème. Gare à vos manières, mon oncle.
Soudain, un éclat malsain s'aviva dans l'œil de Zeph, frappé par l'évidence.
— Oh, la princesse du royaume d'Alhora... La fameuse beauté des glaces dont tout le monde parle. En voilà une surprise. Vous devriez retourner à vos tasses de thé, madame, ce genre de discussions ne vous regarde pas.
— Ça me regarde entièrement, car j'y étais ! clama-t-elle, agacée par son ton condescendant. Vous n'avez aucun droit de vous adresser à moi ainsi...
— Jaya... On se calme. Laissez-moi régler cela, s'il vous plaît.
Au croisement de leurs regards, Jaya s'apaisa en une fraction de seconde. Elle avait peut-être été trop loin... Leftheris la couvrait d'une tendresse évidente, par dessus son autorité. Il n'avait pas élevé la voix, juste murmuré. Elle se trouvait sotte d'avoir perdu pied si rapidement, tandis que lui demeurait imperturbable en toutes circonstances.
Mais cet homme, Zeph... Elle n'acceptait pas son petit air mystifiant.
Le dos bien droit, Leftheris porta un œil sévère sur la troupe étrangère.
— Je suis au regret de vous informer, mon oncle, que la porte de Cassandore est fermée à toute visite pour l'instant. Vous ne pourrez donc entrer.
— Nous avons traversé les vallées à cheval durant deux longs jours pour venir jusqu'ici et vous voulez que l'on fasse demi-tour sans nous reposer ? J'exige de voir Byron ! Immédiatement ! cria-t-il, perdant patience.
— Voir mon père ne changera rien, il sera peut-être plus intransigeant que moi. Notre terre est fermée pour l'instant. Je suis vice-général de Cassandore, mon autorité n'est pas discutable, même pour vous, mon oncle. Vous appartenez à l'état ennemi.
— Je reviendrais avec des centaines de soldats si vous me refusez l'entrée, notre roi n'oubliera pas cette insulte à son nom !
Étaient-ce des menaces ? Qu'il prenne garde à ne pas s'aventurer sur ce terrain glissant, car l'aîné pourrait rapidement sombrer dans une spirale de violence similaire. Et cela ne présageait rien de bon pour eux.
— Cessez d'être déraisonnable. Vous pensez réellement que je vais laisser entrer une trentaine d'hommes armés sur notre territoire ? Vous avez déjà eu du culot de vous pointer à nos portes. Estimez-vous heureux que l'on ne vous chasse pas à coups de flèches comme vous avez osé le faire avec nous, à vos portes !
Du sol, Zeph ricana. Ses lèvres fines disparaissaient presque dans sa barbe nettement taillée tout autour de son menton volontaire.
— Votre ville est si faible qu'elle ne peut laisser entrer trente hommes en son sein ? Je suppose à votre attitude que Cassandore, malgré sa réputation à travers l'île et celle de ses dirigeants, n'est ni plus, ni moins qu'un repaire de lâches.
Un vent de provocation et d'indignation balaya les guérites et heurta Leftheris de plein fouet. Pour qui se prenait-il ? Quel était son but ? Le pousser à bout pour qu'il attaque le premier ? Non... le futur général ne se laisserait pas entraîner dans ces jeux de tromperies qui ne servaient qu'à exacerber pour mieux frapper. Il avait appris à se contrôler devant ce genre d'énergumènes fallacieux.
Or, il n'en était guère de même pour les soldats autour de lui.
— Comment osez-vous manquer de respect à notre prince ? À notre cité ?
— Nous ne sommes pas des lâches !
— Permettez-moi d'ouvrir les portes, mon général, que je lui tranche la gorge ! Il va regretter ses propos !
Jaya se sentit envahie par la panique face à un tel emportement. Les hommes s'exaspéraient, aboyaient et montraient les crocs. Si cela continuait, l'affrontement deviendrait inéluctable. Les mots du général staranien constituèrent la main glacée qui se saisit de sa gorge, coupant son souffle de manière irréversible :
— J'aimerais bien vous voir essayer... La seule chose que vous allez regretter pour votre part, c'est de ne pas nous avoir laissé entrer.
D'un geste de la main, un homme aux côtés de Zeph lança un objet qui tournoya puissamment dans les airs. Jaya ne le quittait pas des yeux, comme aspirée par son tourbillon infernal. C'était...
Une grenade ! Elle fonçait tout droit vers eux !
— Attention !
Le cri de la jeune femme alerta Leftheris qui, malheureusement, ne la remarqua qu'au moment de l'impact. La sphère percuta le vaste mur blindé et explosa dans un souffle orageux. Des hurlements s'élevèrent, s'évanouissant vers le ciel tandis que les flammes rougeoyantes dévoraient les bois des fondations. Le sol trembla sous leurs pieds, l'onde ardente repoussant la princesse qui vacilla, mais fut rapidement rattrapée et soutenue par les bras de son beau-frère. Telle une condamnée, elle se cramponna à cette protection et ferma les yeux, son cœur battant à un rythme effréné.
Les mauvais souvenirs de l'embuscade éclataient sous ses paupières.
Un dense panache de fumée noire monta en direction des tours, des fragments de roche se détachant suite à l'explosion. Une nauséabonde odeur de soufre et de poudre leur titilla les narines. Le mur avait résisté, mais portait des stigmates. L'ennemi passait donc véritablement à l'offensive. Il était impératif d'agir !
Mais... Jaya...
Leftheris la sentait trembler contre lui, lui transmettant sa terreur. Il ne pouvait la laisser au milieu du champ de bataille. Si jamais elle venait à être blessée, il ne se le pardonnerait jamais. Il jura entre ses dents :
— Bon sang ! Jaya, partez vous abriter !
Se détachant d'elle pour la saisir par les épaules, il planta son regard dans le sien. Il y lisait tant d'horreurs. Elle peinait à respirer par l'angoisse et la fumée.
— Leftheris... et vous ?
— Dès que ma lame sera érodée, j'irais à l'abri. Malheureusement, elle est encore bien tranchante.
Il la relâcha pour porter la main à sa noble épée dans son fourreau, au moment où les premières flèches ennemies furent tirées en direction des guérites. Il ne disposait pas du temps nécessaire pour conduire Jaya au village, en lieu sûr, les Staraniens ayant déjà lancé l'assaut. Leftheris la dirigea alors vers une cavité de pierres utilisée pour entreposer les tonneaux remplis de munitions.
— Restez ici ! N'en sortez sous aucun prétexte !
À genoux sur le sol, Jaya n'eut à peine le temps de hocher la tête qu'il était déjà reparti, la laissant suffoquer dans sa détresse. En hyper-ventilation, les affres de la mort se collaient à sa peau. Recroquevillée, les mains plaquées sur les tempes, elle ferma les yeux et, malgré son esprit hérétique, accorda une seconde de prière à Ymos. Elle implorait que cette bataille prenne fin. Peut-être que, pour une fois dans sa vie, il prêterait attention à ses suppliques...
Mais le combat ne faisait que commencer et Ymos restait sourd aux chants de guerre.
— Aux armes ! À vos postes ! hurla Leftheris à ses soldats. Vous ! Prévenez le prince Vadim et les troupes en ville, tout de suite ! Tous à vos arbalètes !
Les Cassandoriens, sous l'impulsion de leur supérieur, levèrent leurs armes et décochèrent une pluie de flèches en réponse aux Staraniens. Les chevaux, effrayés par le tumulte de l'affrontement, hennissaient avec ferveur. Quelques-uns furent transpercés par les pointes acérées, provoquant leur chute et celle de leur cavalier sur l'esplanade embrasée. Un premier garde cassandorien, frappé à l'épaule par un tir ennemi, s'effondra au sol, contraint de battre en retraite.
D'autres le rejoignirent, tout comme les ennemis terrassés par l'habileté du prince et de ses fidèles sujets. Cependant, les adversaires détenaient une arme que les Cassandoriens n'avaient pas. Dans le chahut, une nouvelle grenade fut projetée. L'explosion retentit avec une intensité décuplée aux oreilles de Leftheris qui, tenant fermement son arbalète, faillit perdre l'équilibre. Il se baissa rapidement, expirant un souffle puissant pour évacuer la tension qui l'envahissait.
À cette allure, le mur ne tiendrait plus longtemps.
Son œil inquiet se tourna vers une flèche qui traversa le brouillard de suie. La suivant de près, il vit qu'elle fonçait tout droit vers Jaya qui avait osé faire dépasser sa tête de sa cachette de fortune.
Non...
Au vent ses responsabilités ! Leftheris se jeta à corps perdu entre elle et la munition mortelle qui se planta violemment à l'arrière de son épaule. La jeune femme sursauta par le choc que cette scène lui apporta. Son beau-frère tomba à genoux, étouffant un râle de douleur entre ses dents serrées. Aussitôt, elle dérogea à l'ordre qu'il lui avait donné pour ramper à son chevet, le corps frémissant et glacé d'effroi.
Il s'était interposé pour la protéger...
— Leftheris... Tout va bien ? Vous avez été touché !
Il posa sur la jeune brune des yeux noyés d'inquiétude. Son esprit, galvanisé par l'adrénaline, tournait à plein régime. Jaya se trouvait désormais beaucoup plus vulnérable. Enroulant sa main fébrile autour de la flèche, le jeune homme l'arracha d'un geste vif et la lança au loin. Plus le mouvement était rapide, moins la douleur se faisait ressentir. Cependant, au vu du cri étouffé et de la grimace de douleur sur son visage, Jaya avait l'impression qu'il endurait un supplice insoutenable. Le sang imbibait ses doigts et le tissu beige de sa redingote. La vue écarlate arracha un hoquet à la princesse.
— Retournez vous cacher ! Je ne plaisante pas... Ça va aller, Jaya.
Il la repoussa en arrière, l'obligeant à se tapir dans l'abri des pierres. Cette fois-ci, il en avait assez de rire avec ces hommes. Lorsqu'il dégaina son épée hors de son fourreau, révélant sa précieuse lame d'acier au pommeau d'or, Jaya ne perçut que de la haine dans son regard. Une haine abyssale qui lui rappelait celle scintillant sans cesse dans les yeux de Vadim.
Oui... Ils avaient les mêmes yeux.
D'ailleurs, Vadim émergeait à peine du Colosseum après avoir terminé de remettre de l'ordre dans l'arène. Une journée éprouvante touchait à sa fin et une seule personne hantait ses pensées : son épouse bien-aimée. Il nourrissait l'espoir que, ce soir, elle lui accorderait une chance : celle de parler et de s'expliquer. Il ne pouvait faire mieux pour lui prouver qu'il avait pris ses paroles à cœur et qu'elle était tout sauf insignifiante à ses yeux. Bien au contraire...
Il ne supporterait pas une nouvelle nuit seul dans la suite des invités.
Toutefois, un bruit lointain capta son attention en direction des ruelles basses de la cité. Un son troublant, étouffé, mais ô combien distinctif.
L'explosion d'une bombe.
Un nuage de fumée lécha le ciel orangé, s'étirant depuis l'entrée principale de Cassandore. Des cris s'élevèrent en une cacophonie alarmante. Son sang ne fit qu'un tour. Une unique pensée germa dans sa cervelle tourmentée et déposa une sombre certitude au plus profond de son cœur.
Ils étaient attaqués.
Sans plus attendre, Vadim se lança dans une course effrénée. Que se passait-il ? S'ils étaient véritablement assiégés, un seul ennemi pourrait en être à l'origine : Starania. Il espérait ardemment se tromper, bien que son espoir fût mince. Ses intuitions avaient la fâcheuse tendance de se révéler presque toujours exactes...
Un pouvoir qu'il détestait plus que tout.
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