
𝐄 𝐏 𝐈 𝐒 𝐎 𝐃 𝐄 - 14 : La Sélection des Soldats 1/7 ✔️
Au lever du soleil, Aube était déjà réveillée depuis longtemps. C'était un rituel pour elle, ouvrir les yeux avant même l'arrivée du jour. Elle faisait cela depuis toute petite et ce fut la raison pour laquelle ses parents avaient choisi de lui donner ce prénom si évocateur. Ainsi, Aube était comme une enfant chérie des lumières matinales, accueillie à bras ouverts par leurs délicates teintes rosées dans lesquelles elle avait vu le jour.
Ses boucles anarchiques ondulaient sur ses épaules et rebondissaient à chaque mouvement lorsqu'elle se leva de son lit de fortune, installé sur le sol. Elle affronta le reflet incertain que lui renvoyait son vieux miroir trouble, suspendu au-dessus de sa commode. Sa tête dépitée trahissait son désir nul de rejoindre le camp d'entraînement...
Revoir Vadim et son regard dénué de pitié après leur versus de la veille lui compressait le cœur.
L'horloge coucou, accrochée à l'un des murs du minuscule appartement, cliquetait, engendrant une cacophonie discordante qui tourmentait l'esprit embrumé de la combattante. Elle était saisie d'une irrépressible envie de l'arracher et de la fracasser au sol. Toutefois, elle savait qu'elle ne pourrait se permettre d'en acquérir une nouvelle et que sa propriétaire serait fort contrariée d'apprendre la destruction de cet objet plus enquiquinant que décoratif.
Aube n'entendait aucun bruit. À cette heure, le Logis des Renardes était d'un calme irréel. Un vrai délice pour les oreilles. Les murs du placard à balais qu'elle occupait depuis des années n'étant pas très épais, elle écoutait les moindres faits et gestes des gens s'ébrouant à côté d'elle ; de leurs rires gras, jusqu'à leurs ébats qui s'étendaient parfois au cœur de la nuit.
Logique pour un lupanar...
Aube vivait dans cet endroit malfamé depuis presque dix ans. La matrone, Madame Andermar, une grande femme rousse aux seins généreux, l'avait prise en amitié après l'avoir recueillie lors d'une nuit neigeuse d'hiver. Elle était devenue un petit peu comme l'une de ses filles, le travail en moins.
Perdu dans les ruelles surplombant les niveaux inférieurs de la cité-état, dit le Quartier des Charmes, la maison close attiraient tous les pêcheurs et infidèles lorsque le soleil plongeait sous l'horizon. Une population d'ivrognes en tout genre se bousculaient dans ces veines tentaculaires, à l'entrée des bars et aux talons des belles de nuit, si aguicheuses sous la lune. La majorité des « habitués » n'étaient que des soldats voulant prendre du bon temps lors de leurs pauses ou des hommes en pleine fleur de l'âge dont la petite pousse picotait de manière peu orthodoxe.
Une terre à part où Ymos et ses vœux n'étaient pas les bienvenus.
Aube s'était familiarisée avec cette ambiance malsaine. Elle l'avait apprivoisée et toujours connue depuis la mort de ses parents, à ses quatorze ans.
Elle était habituée à ce couloir de bois étriqué menant à l'escalier descendant vers le bar. De bon matin, les relents doucereux de la veille vinrent piquer les narines de l'apprentie et lui donnait la nausée. C'était comme si elle revoyait les filles de joie attirant encore le chaland vers les chambres de l'étage. Leurs corps se heurtaient sous ses yeux, se frôlaient dans le corridor dans une touffeur véhiculée par les bas instincts.
— Déjà prête, fillette ?
Madame Andermar était toujours à l'heure. Sa voix chaude roulant gracieusement les « R » résonnait comme des grelots. Aube s'était toujours demandé d'où elle tenait cet accent chantant. Derrière le long comptoir boisé et tordu par les années de malfaçon, la femme d'âge mûr lustrait ses précieuses chopines avec un souci incroyable du détail.
— Le devoir d'un futur soldat n'attend pas.
— Tu es courageuse, quand même. Ce n'est pas rien de rejoindre les soldats de Cassandore, le Vhaïka est si compliqué à assimiler. Tu sais que j'ai toujours une place pour toi au Logis si tu en as envie.
Aube ricana.
— Non. Je ne supporte pas assez les hommes pour devoir m'en taper un nouveau chaque soir.
— Un nouveau chaque soir ? Tu es gentille. Une fois, Mariza a eu près de dix clients en une soirée. Le dernier ne compte qu'à moitié car il s'est déclenché un lombago en essayant de la porter sur le lit.
En s'asseyant au comptoir vide, Aube émit un rire amusé. Quelle image risible...
— Tu penses encore au prince masqué, c'est ça ?
Le sourire de la combattante mourut aussitôt. Sans prendre cas à son changement de comportement, Madame Andermar continua en lavant ses grands verres à bière.
— Ça fait un bon moment qu'on ne l'a pas revu ici.
— Depuis qu'il est marié...
Elle avait craché ce dernier mot avec tant de dégoût qu'elle pensait que sa langue en avait fondu sous le venin.
— Ah oui, certes... J'avais oublié ce détail. Tu sais, les hommes ne se contentent pas toujours d'une seule femme. Et entre nous, comme je le voyais, le prince Vadim n'avait pas l'air de vouloir s'arrêter à une seule.
— C'est un prédateur. Les prédateurs ne s'arrêtent pas à une seule proie. Cette fille n'est qu'un amuse-bouche pour lui.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Parce que je le sais ! Je le connais ! Sûrement mieux qu'elle...
La voilà qui recommençait à monter dans les hauteurs... Parler de Vadim était un sujet très sensible pour Aube et la matrone le savait. Elle n'était pas d'humeur ce matin à l'entendre geindre, la pauvre quarantenaire n'avait pas assez de sommeil au compteur pour cela.
— Tiens, bois ça, ça va te calmer.
Elle fit glisser sous ses narines un petit verre empli d'un liquide rosé. Il s'agissait d'une liqueur d'Yrtan, un fruit charnu qui poussait en été dans les champs de Cassandore, et dont on tirait cet alcool puissant et aromatisé. Aube le considéra avec un soupir résigné. De l'alcool de grand matin ? Pour certains, une telle idée aurait été répugnante, mais elle... ça ne l'effrayait pas.
D'un trait, Aube l'avala, grimaçant légèrement sous la sévérité du goût. Le godet claqua sur le comptoir, produisant un écho sur les bouteilles parfaitement alignées derrière la tenancière. Cela donnait un coup de fouet dans ses idées noires.
Elle en avait déjà bu des litres avec Vadim... Tellement jusqu'à en être ivres et égarés dans la chaleur de leurs corps respectifs. Ces souvenirs la terrassaient...
— Je dois y aller, les entraînements commencent bientôt.
— Passe le bonjour à Vadim de ma part.
S'il lui permettait de l'approcher, déjà... Ce serait pas mal.
— À ce soir, vieille chouette.
— À ce soir, fillette. N'oublie pas de ramener des fruits pour mes préparations si tu ne veux pas que je te botte le cul jusqu'à t'en rompre le coccyx.
— Je n'ai pas oublié, merci... Garde tes savates pointues sous ta jupe.
Sa voix était si lasse et indolente que Madame Andermar ne put retenir un sourire tendre.
❅
— Quelle ville magnifique, il y fait si doux. J'en aurais presque chaud sous ma cape.
Jaya laissa échapper un rire charmant. Escortée par des gardes royaux alhoriens venus accompagner le roi, elle faisait visiter à son père les petits recoins du village. Flâner dans les quartiers huppés s'avérait bien moins intéressant que d'admirer les beaux étalages des marchands dans les ruelles commerçantes. Frost, quant à lui, n'avait émis aucune objection et s'était laissé docilement guider par sa fille ; elle semblait connaître cet endroit comme sa poche, ce qui le surprenait davantage que l'exubérance colorée et l'animation caractérisant cette partie de Cassandore.
L'été avait ramené la beauté des lieux, dissipant en partie l'ombre de la guerre qui se profilait depuis des semaines, mais qui demeurait néanmoins ancrée dans les esprits des plus sagaces.
— Je vous avais dit de ne pas mettre de cape, père.
— L'habitude, ma très chère fille. Ce climat ne me réussit pas, décidément.
— C'est un coup à prendre. On s'y fait vite.
Frost posa un regard tendre sur Jaya. Son humeur radieuse en cette journée ravivait l'émoi dans son cœur de roi vieillissant. Était-ce l'effet de sa boîte à musique ? Il n'en avait pas la certitude et se contentait de savourer cette agréable promenade sous les rayons chaleureux du soleil.
À l'orée du marché, des enfants jouaient et riaient aux éclats en tapant la balle, soulevant la poussière dorée du chemin dans leurs jeux de jambes. Apercevant la princesse, l'un d'entre eux se détacha de la joyeuse troupe pour cueillir quelques brins de fleurs dans la jardinière de sa mère, située non loin de là. Celle-ci ronchonna, mais le jeune garçon, imperturbable, l'ignora et s'élança en direction de l'assemblée royale.
— Princesse ! Attendez !
Face à ce gamin trop pressé et bruyant, les gardes formèrent instinctivement une barrière devant les sommités.
— Doucement, gamin, on garde ses distances.
— Ne vous inquiétez pas, tout va bien.
La voix fine de Jaya incita ses hommes à s'écarter pour lui céder le passage. Face à la beauté envoûtante de la princesse, le jeune garçon baissa les yeux, lissant nerveusement ses mèches d'un brun vif. En retrait, Frost contemplait la scène, quelque peu déconcerté.
— Excusez-moi, votre... sérénissime altesse... Mon grand-père est Monsieur Jackar, le marchand de coquillages... Je voulais vous donner ça pour vous remercier de l'avoir protégé, la dernière fois. Et vous souhaiter un bon été.
Il brandit timidement un bouquet grossier et rassemblé à la hâte. Quelques tiges se révélaient plus longues que d'autres, certaines arborant même de la terre. Bien que modeste, ce présent signifiait énormément pour Jaya. C'était souvent lorsqu'on ne possédait rien que l'on offrait le plus. Acceptant l'offrande du jeune garçon, qui ne devait guère avoir plus de huit ou neuf ans, Jaya en huma profondément les effluves, s'imprégnant de ces subtiles fragrances.
— Je te remercie, c'est un très beau cadeau. Moi aussi j'en ai un pour toi.
Légèrement désarçonné par ces mots, le garçon fronça les sourcils avec prudence. Jaya donna le bouquet à l'un de ses gardes pour déloger quelque chose de sa poche qu'elle cacha avec espièglerie dans l'une de ses paumes. Elle les tendit ensuite vers l'enfant.
— Quelle main ?
Il hésita un bref instant, incertain quant à savoir s'il s'agissait vraiment d'un jeu ou d'une feinte. Non, cela ne pouvait être une ruse... La princesse était si bonne, jamais elle ne lui jouerait de mauvais tours comme le faisaient parfois les soldats de l'armée cassandorienne. Il désigna la main gauche qu'elle dévoila devant lui.
— Bonne pioche, tu es chanceux.
Sous son sourire radieux, une grosse pièce de monnaie dorée se dévoila. Le garçon hoqueta de surprise :
— Oh, un gallon d'or !
— Il est pour toi.
Il portait une telle émotion dans ses yeux qu'il en était à la limite de l'idiotie.
— Pour... pour moi ? Non, je... Je ne peux pas accepter...
— Prend-le, ça aidera ta famille. Tu sais que refuser un présent est impoli ?
Sa fausse sévérité donna un sourire au petit garçon qui prit enfin la pièce entre ses doigts. Jamais il n'en avait vu une semblable dans sa vie. Elle étincelait d'un éclat extraordinaire. Respectueusement, il s'inclina légèrement.
— M-merci, princesse... Merci, merci beaucoup ! Vous êtes si gentille.
Jaya sourit. Elle était transportée de voir cet enfant courir vers sa maison pour exhiber son cadeau. Elle pouvait aisément imaginer l'exclamation de surprise de sa mère lorsqu'elle le verrait revenir avec ça entre les mains. Reprenant son petit bouquet, Jaya adressa à son père un si beau regard, gorgé de joie et d'innocence.
À cet instant, il crut avoir Chrysiridia en face de lui.
Une femme dont la bouche souriait au pauvre, dont la main distribuait sans hauteur l'aumône et pansait attentivement les blessures, rayonnait d'une sublime beauté. Celle d'une reine.
Lui offrant son bras qu'elle accepta, Frost la félicita d'être si généreuse et douce. Il espérait qu'elle ne perde jamais ces admirables qualités.
— Ça vous dit d'aller sur le camp d'entraînement, père ? À cette heure-ci, Vadim doit être en train entraîner les recrues.
— Très bonne idée, je n'ai encore jamais eu l'occasion de le voir à l'œuvre.
Ensemble, les Northwall traversèrent les ruelles animées pour rejoindre le camp d'entraînement. La séance de l'après-midi battait déjà son plein depuis un certain temps, faisant suer les apprentis. Sous l'égide avisée du prince, ils s'initiaient à l'art subtil de la mêlée. La leçon de la veille était gravée dans leurs mémoires : pas d'attaque dans le dos. Le jeune imprudent qui avait osé s'y risquer conservait encore le souvenir cuisant de sa brutale confrontation avec son instructeur.
Au centre de l'arène, Vadim n'avait pas encore remarqué leur présence. Sa concentration obstruait les côtés de sa vue, mais l'aiguisait à la fois. Le battement de cœur à gauche, le souffle fébrile sur la droite, un tremblement devant... Ses élèves étaient bien trop incertains, bien trop effrayés. À leur démarrage, il n'eut aucun problème à user de ses capacités pour tous les remettre au sol dans la douleur et les râles de colère.
Près des colonnes d'entrée, Jaya et son père admirait le spectacle de loin. Frost était impressionné par la force et la maîtrise de ce garçon.
— Sa façon de se battre est remarquable.
— Oui... le Vhaïka est un art qu'il maîtrise à merveille. Il est... très fort dans le domaine.
Frost acquiesça. Il comprenait pourquoi Byron l'avait nommé instructeur de combat. Avec un tel maître, les soldats cassandoriens n'en seraient que plus surpuissants, portant haut et fier l'étendard de l'armée des Blanchecombe. Sa réputation de guerrier émérite était donc véridique, tout comme l'était sa rigueur légendaire.
— Vous le faites exprès, bande de tire-au-flanc ? Vous êtes bien trop directs, trop déchaînés. Vous ne prenez aucun temps pour élaborer une stratégie d'approche. La sélection est pour la semaine prochaine, vous ne serez jamais prêts d'ici là. Vous empestez la défaite ! Autant abandonner ici pour éviter de vous ridiculiser davantage, c'est un conseil que je vous donne.
Il était si dur avec ses hommes... Vadim devrait prendre en considération que ces derniers n'étaient que des jeunes à peine adultes, des blancs-becs qu'il terrifiait par son comportement et les rumeurs courant sur lui. S'il voulait que son peuple l'accepte un peu plus, il devait cesser d'être aussi exigeant.
Une main posée sur la colonne de pierre, Jaya ne le lâchait pas des yeux. Ce mage fascinant... Il absorbait tout autour au point où elle ne voyait plus que lui ; son visage, son torse nu. Un corps qu'elle regardait avec envie. Son entraînement le faisait transpirer, reluire au soleil comme de l'or. Elle se mordit les doigts pour ne pas montrer ses émotions, réprimer la remontée incendiaire de ses souvenirs de la nuit dernière.
C'était comme si elle sentait encore ses étincelles de Risen pénétrer son corps...
Jaya exultait en l'admirant mettre ses muscles à rude épreuve. Inconsciemment, ses doigts glissèrent sur la roche, un rebond dans la poitrine. Elle caressait cet animal sauvage dans ses songes secrets.
Il la remarqua enfin. Elle rougit ; il lui sourit et son coeur chancella.
Frost remarqua que plus tard le comportement de sa fille et l'intensité de leur échange de regard. Il n'aurait jamais cru qu'elle puisse être à ce point charmée par cet homme, cela surpassait de loin ses attentes, l'inquiétait autant qu'elle l'attendrissait. Quelle étonnante alchimie ! S'il avait osé tendre l'oreille, il aurait probablement entendu les palpitations frénétiques de son cœur, dévoré par l'amour.
Sa chère petite fille était donc amoureuse... Oui, cela ne faisait aucun doute.
Encore étalée au sol, courbaturée et à bout de souffle, Aube suivit l'œil de Vadim, bien trop intriguée par son détachement soudain du combat.
Elle...
Qu'est-ce que cette mijaurée venait faire ici ? Était-elle juste venue pour éblouir Vadim de sa beauté insupportable et de son bustier exagérément provocant ? Au plus profond de son être, Aube en était convaincue, et cela ne faisait qu'exacerber sa rancœur, la poussant à serrer fébrilement sa main sur le sol. Ses ongles courts crissèrent sur le dallage, s'effritant jusqu'à en saigner.
Il la regardait avec tant d'affection, une douceur qu'elle n'avait jamais eu...
C'en était assez !
Se redressant avec vivacité, Aube se précipita vers Vadim, le poing tendu en avant. Si frapper était le seul moyen de capter son attention, elle le ferait de toutes ses forces. Il lui suffit d'un instant pour la repérer et anticiper son geste. D'un coup de paume, il la repoussa. Aube ne fléchit pas. Aiguisée par la rage, elle enchaîna avec un coup de pied aérien qu'elle asséna puissamment sur le bras de l'instructeur, qui se contracta pour amortir l'impact.
C'était encore elle... Aube... Jaya reconnut sa longue chevelure bouclée tourbillonnant autour de ses épaules lors de son demi-tour d'attaque. Ses sourcils se froncèrent involontairement ; elle n'appréciait guère de la voir si proche de son mari, sachant pertinemment ce qu'elle avait osé faire dans l'entrepôt.
Vadim bouillait de l'intérieur lorsqu'il acheva sa grotesque tentative en la projetant d'une cheville en arrière. La combattante s'écrasa dos contre le sol en criant, tordue de douleur et plus vexée que jamais.
Il l'avait terrassée devant elle... Sans pitié... Elle en avait du mal à respirer tant le sentiment hargneux d'impuissance et de déception comprimait sa poitrine. Vadim la surplombait, l'œil féroce.
— On attaque pas... dans le dos...
Vivement la sélection... que cette femme trop bornée puisse quitter le camp et lui lâcher la grappe.
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