Un Homme Marginal 3/4 ✔️
Le camp d'entraînement...
Vadim y dressait les futurs soldats de l'armée de son père. Jaya n'était pas certaine de vouloir le voir, mais une attraction irrésistible l'obligea à entrer. Une curiosité corrosive s'empara d'elle à l'idée de découvrir les coulisses cachées derrière les combattants de leurs royaumes. Ses pas effleurèrent les dalles polies d'un grand espace clos, ouvert sur le ciel, où des hommes s'adonnaient à diverses activités. Certains, épuisés, se reposaient en groupes, tandis que d'autres aiguisaient leurs phalanges sur des mannequins de bois calés sur des piquets. La sueur perlait sur leur front, brillant sous l'effort fourni lors de leur apprentissage. Au fond, un bâtiment au toit courbé surplombait fièrement l'ensemble.
La présence de Jaya attira instantanément l'attention des jeunes hommes qui se retournèrent sur son passage, des questions plein les yeux. Ils n'étaient pas habitués à voir des jeunes femmes dans ce camp transpirant la masculinité, encore moins de si jolies. L'intruse sursauta lorsque trois d'entre eux, fiers comme des paons, l'accostèrent.
— Vous êtes perdue, mademoiselle ?
Ils l'entourèrent, leurs muscles luisants mis en avant par leur haut sans manches. Ils ressemblaient à des vautours planant autour d'une jolie proie désirable et sans défense. Jaya se rétracta sur elle-même, comme prise au piège... Oui, cette vague impression d'impuissance la serra à la gorge. Or, il n'était pas question de paraître intimidée. Elle n'en avait aucune raison, de toute manière. Ces ostrogoths n'avaient qu'à bien se tenir.
Levant le menton de façon altière, elle leur répondit :
— Non, je suis venue constater de mes propres yeux l'environnement où œuvre mon époux.
Ses mots forcèrent un jeu de sourcils chez le trio.
— Votre époux ? Voyez-vous ça... Cette jolie demoiselle est donc une madame. C'est bien dommage. J'aurais pu largement vous épouser... et j'aurais été le plus heureux des hommes.
— Attendez, lança l'un d'entre eux, frappé par un éclair de lucidité. Vous êtes la princesse d'Alhora, n'est-ce pas ?
Elle était démasquée. Comment se faisait-il que ces hommes la connaissait ? Le soldat lui sourit de façon étrange, glissant ses yeux de haut en bas sur sa personne.
— Eh bien... Le Seigneur Vadim n'a pas menti. Vous avez une belle et forte personnalité... voire même deux belles et fortes personnalités.
Cette fois, Jaya vit nettement le regard lubrique du trentenaire s'arrêter sur sa poitrine mise en valeur par le décolleté en cœur de sa maudite robe. D'un coup de cape, elle la cacha sous les rires satisfaits des jeunes hommes. Quels rustres personnages !
— Arrête ça, Roban, tu vois bien que tu lui fais peur. Ne l'écoutez pas, très chère, il a perdu la boule à force de recevoir des coups à la tête.
Pour qui se prenaient-ils à lui parler ainsi, à elle, princesse d'une noble dynastie !? Jaya était outrée et le regard noir qu'elle leur lança n'était pas un avertissement, mais une condamnation. Elle s'apprêtait à leur rappeler son rang et à exiger le respect, lorsqu'une voix s'éleva dans leur direction.
— Ça suffit, messieurs. Restez concentrés.
Ces mots, froidement énoncés, crispèrent les jeunes malotrus d'une crainte hors norme. Ils se redressèrent immédiatement, au garde à vous, aussi livides que ridicules. Jaya aurait presque ri à leur nez si elle n'avait pas reconnu cette voix... Subitement, elle se raidit, elle aussi.
Du bâtiment de fond, avançant d'une démarche assurée, Vadim se dirigea vers eux. Il ne portait pas son masque, son visage à découvert pour instiller la peur et le respect chez ses apprentis. À peine leurs regards s'entrechoquèrent que celui de Jaya tomba, ricochant sur son torse.
Vadim ne portait qu'un gilet de cuir serré, sans manches, comme ceux des soldats. Ses bras et ses deltoïdes semblaient si forts et robustes qu'on aurait pu les croire capables de soulever des montagnes. Il revêtait encore un bandage sur sa blessure, vestige de leur soirée dans la Forêt des Murmures en compagnie des lycans. Ses avant-bras striés de belles veines bleues précédaient des pectoraux marqués et un abdomen quadrillé que Jaya pouvait deviner facilement sous cette fine couche de vêtements.
Sans son épaisse cape de fourrure dans laquelle elle l'avait quasiment toujours vu, Vadim n'avait pas la même silhouette. C'était beaucoup plus clair, désormais. Et ça lui faisait mal de penser qu'il était si bien constitué avec ce qu'il lui avait fait subir la veille au soir.
D'un air nonchalant, il s'arrêta enfin devant elle, croisant ses bras sur sa poitrine. Dans cette position, il était d'autant plus intimidant.
— Tiens, Madame Blanchecombe. Que faites vous ici, sans un seul garde pour vous protéger ?
Un millième de seconde, ses yeux s'accrochèrent à lui avant de se rétracter piteusement, s'épanchant sur un point invisible à sa droite. Elle ne pouvait décemment voir ses expressions ainsi et cela la frustrait au point de s'en mordre la langue.
— Je visitais les alentours.
Vadim émit un hoquet d'amusement. Son œil coulait sur elle et sur sa tenue la mettant fort en valeur. Il comprenait l'agitation de ses soldats en voyant débouler un tel morceau de royauté dans leurs marécages d'hormones et de sudation. Un bijou au milieu des graviers. Une biche au milieu de loups affamés.
À croire qu'elle ne le remarquait même pas.
— Vous avez raison, princesse. Vous familiariser avec Cassandore est la meilleure chose à faire, au vu du temps que vous allez y rester. Veillez simplement à sortir accompagnée, la prochaine fois. On ne sait jamais ce qui peut se passer. Un coup de poignard dans la monarchie... Ça peut aller très vite.
Il tourna finalement les talons, la laissant amère suite à cette réflection.
— Vous êtes venue voir votre époux détesté à l'action ?
D'un regard en biais, tel un défi, il la toisa. Oui, il la défiait de lui offrir une réponse à la hauteur de sa bravade. Mais qui était-il pour se permettre cela ? Jaya refusait de passer pour une princesse écervelée, sans répartie, devant tous ses apprentis. Elle ne pouvait pas tolérer le manque de respect de ces derniers à son égard. C'était inacceptable !
— Qui sait ? Je m'intéresse au sujet de l'armée et de l'apprentissage des soldats.
Cette fois, ce fut un sourire narquois qui apparut au coin de la bouche lacérée à la lèvre supérieure de Vadim.
— C'est drôle. Une princesse aussi prude et délicate que vous... Que connaissez-vous donc de l'armée ?
— Beaucoup de choses. N'oubliez pas que mon père, le roi, a dirigé la sienne durant des années et encore aujourd'hui. Nous pouvons nous enorgueillir d'avoir l'une des meilleures armées des trois royaumes de Glascalia. L'affrontement gagné contre les vallées enclavées de Branderow, la guerre des avalanches contre Thorimay, l'attaque du Géant Gelé... Peu d'armées ont la chance de pouvoir se vanter d'avoir repoussé une créature aussi brutale et gigantesque que ce géant.
Le sourire du précepteur se fana durant un instant devant son panel de succès signé de sa terre natale. Elle l'avait bouche bée. Du moins, c'était ce qu'elle pensait jusqu'à ce que la moue condescendante et insupportable de Vadim ne revienne au centuple.
— Il est certain qu'Alhora possède des forces armées considérables, c'est bien pour cela que mon père a souhaité une alliance avec vos terres. Mais sachez que contrairement à vous, aucune cité glascale n'a eu la malchance de croiser un Géant Gelé. Vous êtes les seuls guignards, car ce colosse vit apparement chez vous, dans vos montagnes maudites coincées dans le permafrost. Personne n'en a jamais vu. J'ignore donc si c'est un fait adéquat pour s'enorgueillir, très chère.
Jaya resta bouche bée, voire vexée. Comment osait-il remettre en question les batailles historiques qu'ils avaient menées ? Comme si cet épisode alhorien sanglant et traumatisant, où elle avait perdu sa mère, n'était que de la fumée. Quel toupet culotté ! Quel effronté ! La jeune femme fulmina davantage lorsqu'il partit sans même présenter ses excuses.
— Très bien, soldats, repos terminé, nous reprenons ! Tous à votre place, bougez-vous !
Tels des automates, les recrues se mirent en rang devant Vadim. Il avait une certaine autorité dont il n'était pas peu fier. Ces hommes le redoutaient réellement, faibles face aux histoires se racontant à son sujet. On ignorait comment cet animal pourrait réagir. Sa colère faisait parfois très peur.
Alors qu'elle observait leur mise en place, Jaya fut frappée par un détail. L'un des derniers apprentis à arriver était frêle, plus petit que les autres, avec des cheveux châtains ondulés qui descendaient jusqu'au bas de ses omoplates. Son regard s'attarda sur lui lorsqu'il se retourna...
« Lorsqu'elle » se retourna.
Une femme dans les futurs soldats ? Jaya n'avait jamais vu ça auparavant. Dans leurs mœurs habituelles, les femmes étaient vouées à rester au foyer ou à travailler dans les récoltes. Que faisait cette fille ici, alors ? Cassandore ne possédait visiblement pas les mêmes coutumes que les alhoriens.
Cette femme la toisa avec dédain. Ses prunelles ambrées écrasèrent Jaya sous une sévérité qui la déstabilisa.
— Reprenons où nous en étions, j'ai nommé la Défense. Lorsque vous serez sur le champ de bataille, face à vos ennemis, vous serez amené à être désarmé. Ce sont des choses qui arrivent. C'est pourquoi la maîtrise des techniques de combat et d'esquive est primordiale afin de parer les coups et les munitions que l'on reçoit. La guerre ne fait pas de cadeau, vous serez réellement confrontés à la mort. Foncer bêtement dans le tas en espérant abattre le plus d'ennemis possible ne fera que raccourcir votre espérance de vie. Et moi, je suis là pour vous aider à vivre jusqu'à demain.
Bien campé sur ses longues jambes, Vadim happa l'attention de toute son auditoire de sa voix puissante.
— Pour les petits nouveaux encore novices dans la matière, la défense personnelle est avant tout la gestion de la peur, bien souvent présente chez de jeunes recrues comme vous. Sachez que la peur n'est rien d'autre qu'une illusion. Montrer à son ennemi que vous ne le craignez pas et cette illusion se répercutera sur lui. L'enseignement de la défense personnelle est basé sur nos arts martiaux ancestraux, le Vhaïka, avec toutefois une différence : le Vhaïka original porte une attention particulière au respect de l'adversaire ; dans le Vhaïka guerrier, où la défense personnelle est plus importante, le but est de détourner ou faire cesser l'attaque avant d'être maîtrisé, blessé ou même tué. Ceci est issu d'une longue expérience qui a maintes fois prouvé son efficacité. Place à la pratique !
Suivant les directives de leur instructeur, les soldats se firent face par groupe de deux, afin de simuler une attaque à esquiver. L'un serait l'attaquant, l'autre le défenseur. S'accoudant contre un pilier de roches, Jaya écouta et assista avec attention à ce cours hors du commun.
— Les pratiques combattives peuvent sembler plus efficaces à la guerre que la défense, mais bien plus difficile à apprendre en raison de la douleur, du sentiment d'échec et de l'effort physique réclamé. Un soldat pratiquant le Vhaïka original sera moins préparé à la violence d'une attaque réelle qu'un autre pratiquant de l'art « guerrier ». Lors d'une mêlée en terrain ennemi, il gérera mieux les distances, tombera sans se faire mal, évitant d'ajouter la blessure de la chute à celles des coups et des armes blanches. Par ailleurs, les mouvements traditionnels du Vhaïka ont souvent été soigneusement étudiés au fil des années pour être modifiés. Même s'ils semblent mener vers une plus grande efficacité, ils peuvent au contraire mettre le pratiquant en danger lors d'une application réelle. C'est là que la défense et l'esquive interviennent.
Vadim tendit un bras vers son auditoire médusé par son immense savoir.
— Qui a le courage de venir interpréter l'attaquant en face de moi, pour une démonstration ?
Un silence pesant s'abattit sur le camp. Les jeunes hommes se regardaient, leurs visages crispés reflétant leur hésitation respective. Vadim ne pouvait pas être sérieux, n'est-ce pas ? Et pourtant, une main se leva, aimantant l'œil de Jaya sur le corps attaché à ce bras.
— Très bien, Aube, approche.
La jeune femme soldat. Elle avait été la seule à oser faire face à Vadim. Les sourcils de Jaya se froncèrent devant cette scène improbable. La dénommée Aube sortit du rang et monta les deux marches la séparant de son époux, sur son piédestal. Ils échangèrent un long regard au moment où des rires émergèrent. Ils la lapidaient sous un humour mouillé d'acide. Comment une femme pouvait avoir une chance dans l'armée ? Les apprentis mâles ne la prenaient pas du tout au sérieux, noircissant de haine l'or dans ses yeux.
— Gardez vos moqueries, messieurs. Réalisez que vous êtes en train de rire de la seule personne qui a osé me rejoindre ici. C'est désolant.
Cette remise en place s'avéra efficace, car les murmures et les moqueries cessèrent instantanément. L'autorité de Vadim était impressionnante, il avait le pouvoir de commander d'un simple élan de voix. Jaya, qui n'avait jamais assisté aux entraînements des soldats de son père, était étonnée de constater à quel point les supérieurs hiérarchiques pouvaient avoir de l'ascendance sur la crainte imposée aux soldats.
Aube afficha une moue satisfaite, reconnaissante d'avoir été soutenue par leur instructeur. Elle lui lança un regard intense et un sourire en coin pour le remercier. Cependant, Vadim demeura imperturbable.
— Lorsqu'un adversaire vous attaque, vous allez devoir étudier le moindre de ses mouvements. Apprendre à déchiffrer sa gestuelle pour mieux l'anticiper. Aube va m'attaquer et je vous montrerai comment rapidement intercepter les coups.
Écartant les bras face à la jeune femme, Vadim continua :
— À toi l'honneur.
Étirant un sourire bien plus expansif, elle ne se fit pas prier pour se mettre en position, une détermination brûlante dans son regard. Son pied glissa légèrement en arrière, tel la danse gracieuse d'un oiseau, ajoutant de la tension à son face-à-face avec le prince. Vadim ne bougeait pas, impassible, attendant patiemment qu'elle fonce vers lui.
Aube s'élança finalement avec rapidité, bondissant dans les airs pour atteindre son adversaire. Cependant, son poing en avant fut arrêté net par la main puissante de Vadim, qui l'écrasa entre ses doigts. Elle enchaîna avec souplesse une contorsion qui la libéra et poursuivit avec plusieurs assauts. Sa façon de se mouvoir se rapprochait de celle d'un félin, surtout lorsqu'elle se retrouvait très proche de Vadim. Ses mains pressèrent ses pectoraux et glissèrent sur ses bras, alors qu'elle jouait au jeu de l'esquive, avant de finir sur un coup de pied lancé vers son flanc.
Malgré sa chorégraphie inhabituelle, Jaya devait avouer qu'elle était très forte. Elle n'avait jamais cru qu'une femme puisse se battre avec autant de talent. Cependant, son mari était encore plus vif et saisit rapidement la cheville de la combattante, la serrant dans ses deux paumes. La jambe levée, elle était immobilisée. Il en profita pour la soulever d'un coup sec, emportant son corps frêle tout en muscles dans une roulade arrière qui la fit lourdement embrasser le sol.
Allongée sur le dos, Aube se tordait de douleur tout en émettant des gémissements plaintifs. Les étoiles dansaient devant ses yeux tandis que ses longues ondulations s'étalaient sur les dalles, encadrant son visage crispé et violacé de colère.
— La pression supérieure de la jetée. Voici ce qui peut vous permettre d'éviter un coup de pied vous étant destiné. À vous, maintenant.
Jaya était impressionnée par ce qu'elle venait de voir. Cela n'avait pas duré longtemps, mais suffisamment pour qu'elle réalise à quel point les entraînements des soldats étaient physiques. Mais surtout, à quel point Vadim s'y connaissait dans la matière. Elle comprenait pourquoi le Seigneur Byron l'avait nommé enseignant dans ce camp...
Il était très doué.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro