Se Défendre Seule 3/4 ✔️
Une nouvelle flèche s'écrasa au sol. Un soupir de lassitude fit gonfler la poitrine de Jaya. Vadim était véritablement mauvais, il n'y avait pas à en discuter. Ils étaient ici depuis des heures, mais aucune de ses flèches n'avait atteint la cible, à peine l'avait-elle effleurée. Le soleil était maintenant haut dans le ciel, juste au-dessus des arbres qui les entouraient près de la base militaire. La forêt scintillait sous les gouttes de neige fondue qui perlaient des feuilles.
Or, Jaya ne pouvait apprécier cette beauté, car Vadim venait de rater une nouvelle fois. Un râle de mécontentement secoua la jeune princesse.
— Roh, je vous en prie ! Écoutez un peu ce que je vous dit. Il faut tendre le bras au maximum pour un tir plus puissant. Si vous n'appliquez pas ces conseils, jamais vous n'y arriverez.
Vadim ricana, très amusé par ce cours particulier. À vrai dire, cela faisait longtemps qu'il n'avait pas autant ri, contrairement à Jaya qui commençait à perdre patience. D'un pas irascible, elle se rendit à sa hauteur et l'aida à positionner correctement son arbalète dans ses poignes rigides.
— Je n'arrive pas à croire que vous soyez si mauvais dans ce domaine, vous qui enseignez aux futurs soldats, ça dépasse l'entendement.
— Nous avons chacun nos forces et nos faiblesses, princesse. J'ai toujours été meilleur au corps à corps qu'avec les armes.
— Un combattant émérite, oui... Votre réputation vous précède.
— J'en suis flatté.
Il lui jeta un regard éloquent par dessus l'arbalète. Ses yeux étaient presque translucides frappés ainsi par le soleil. Ses cicatrices ramenèrent Jaya à la réalité. Elle baissa les paupières, focalisant son attention sur sa tache.
— Concentrez-vous sur ce que je vous dit, s'il vous plaît, pas sur moi. Un grand combattant doit savoir tenir une arbalète. Imaginez comme vos soldats se riraient de vous en vous voyant ainsi. Votre amie, Aube, ne serait pas en reste vu comme elle apprécie rabaisser les gens.
À cette remarque se voulant humoristique, Vadim rit jaune.
— Aube n'est pas mon amie. Je n'en ai pas, l'amitié est bien trop futile.
Sa voix avait changé, elle s'était affermie. Jaya insista :
— Elle a pourtant l'air d'être très proche de vous...
— Nous l'étions, fut un temps, commença-t-il, en pointant la cible. Si vous voulez tout savoir, elle était ma maîtresse.
— Oh, quelle étonnante révélation... J'ignorais que vous n'étiez plus vierge, mon prince.
Il émit un rire un peu mesquin. Elle avait de l'humour lorsqu'elle cherchait à blesser.
— Ce n'est une surprise pour personne. Les hommes ont toujours eu plus de liberté dans notre société.
— Malheureusement, je me posais juste la question de savoir pourquoi votre amie ne l'était plus, elle aussi. C'est vrai, elle a l'air si douce et innocente.
— Ne soyez pas sarcastique, s'il vous plaît... Elle n'a pas eu une vie facile. On va dire que je suis à peu près tout ce qui lui reste. Elle a perdu ses parents très jeune et est devenue une vagabonde à la merci du froid. Elle devait voler dans les champs agricoles pour survivre. Sauf qu'un jour, elle a été attrapée et violemment frappée. Je l'ai sauvée des griffes de ses agresseurs avant qu'elle ne tourne de l'œil. Je ne la connaissais pas, je ne l'ai pas jugée sur son apparence, elle non plus... et ça nous a rapprochés. Depuis, elle a développé une attirance pour moi jusqu'à s'enrôler dans l'armée pour être à mes côtés. Mais, je n'ai plus autant de temps à lui consacrer, désormais. À vrai dire, je n'ai jamais ressenti la même attirance qu'elle et ça, elle peine à le comprendre. Malgré tout, ce n'est pas une mauvaise fille. Elle est dure, forgée dans le granite, mais si elle agit ainsi, c'est un peu par envie.
Entendre cette histoire laissa Jaya pantoise, si bien qu'elle saisit davantage la raison pour laquelle Aube l'avait agressée la veille. Il semblait que cette dernière ne pouvait pas supporter l'idée qu'une autre femme partage la vie de Vadim. Peut-être que cette fille n'était pas foncièrement malveillante, après tout. Aimer n'était pas un crime, même si parfois, les émotions pouvaient submerger les individus et les pousser à réagir de manière cruelle et excessive.
Jaya ne le savait que trop bien... Seulement, elle n'arrivait pas à ressentir de la pitié pour Aube. L'humiliation qu'elle lui avait fait subir était encore coincée dans sa gorge.
Continuant, elle récupéra l'arbalète des mains de Vadim.
— Vous voulez dire qu'elle m'envie ?
— Vous êtes naïve, Jaya. Vous êtes la noble épouse qui arrive de nulle part et tente d'assoir son autorité. Évidemment qu'elle vous envie, voire vous déteste. Pour la seconde, il n'y a point à en douter.
— Hmpf... Je n'ai rien à prouver à cette fille. Qu'elle reste simplement à sa place, je ne lui demande rien de plus.
Elle leva son bras et tira d'une justesse reflétant son agacement. La pointe se figea dans le mille, comme s'il s'agissait du front de cette satanée Aube...
— Le secret pour tirer droit est de bien suivre la courbe du vent. Toujours décaler de quelques centimètres pour que celui-ci emporte la flèche là où vous voulez qu'elle tape.
À sa gauche, Vadim l'observait, un sourire lointain aux lèvres. Pourquoi la guettait-il de la sorte ? Se moquait-il d'elle ? Elle n'en était jamais sûre avec lui. Or, c'était tout le contraire. Elle l'épatait toujours plus de seconde en seconde. Elle avait une vraie foi de prouver sa valeur et ses connaissances. Pour une fille si jeune, une princesse de surcroît, c'était admirable.
— Je commence à vous cerner, Jaya. Vous êtes un peu comme un cheval sauvage ; difficile à dompter, mais si fascinante par l'aura de feu et de liberté qui s'écoule de vous. Assez ironique pour une fille des glaces.
— Je ne suis pas aussi sage que je le laisse croire...
— Ça, je m'en étais douté. Moi qui ai toujours pensé que l'arme la plus redoutable qu'une femme pouvait avoir était sa beauté...
— Les arbalètes, c'est bien aussi.
— Vous êtes choyée, car vous avez les deux.
Elle ne rétorqua pas, insensible à ses compliments. Ne réalisait-elle pas à quel point elle était magnifique sous cet angle ? Si concentrée et passionnée. Ou alors, elle n'en avait cure.
— Où est-ce que vous avez appris tout ça, Jaya ? Vu comme il vous surprotège, je ne pense pas que votre père vous aurait laissée assimiler un tel art de guerre.
L'héritière lui jeta un œil anguleux. Elle ignorait si c'était l'atmosphère calme faisant retomber son anxiété, mais son regard se perdit dans l'horizon, repassant le patchwork de ses souvenirs auprès de Tiordan et Symphorore... Leurs parties de chasse interminables, leurs jeux stupides qu'ils inventaient et qui ne faisaient rire qu'eux, leurs sourires imparfaits. Madame Naezia et son amour des jeunes hommes...
Tous ces fragments d'antan la consumaient comme une braise presque morte...
— J'ai appris cela auprès de mes amis ; un frère et une sœur vivant sur ma terre natale. De simples villageois, mais avec qui j'ai grandi et vécu tant de moments incroyables. Contrairement à ce que tout le monde pense de moi, je n'ai rien de la princesse douce et parfaite que je laisse entrevoir. J'aime la chasse, les longues balades en forêt, mais aussi bâtir et créer toutes sortes de choses de mes mains. Je ne suis pas du genre à rester cloîtrée dans ma chambre à coudre de belles dentelles. Souvent, sans que mon père ne le sache, je... je désertais le château pour me rendre dans les bois alentours. J'y tuais des wolpertingers que je donnais aux villageois affamés...
Ses dents se refermèrent sur sa lèvre inférieure. Pourquoi raconter tout cela ? À croire qu'elle cherchait à ce que Vadim la ramène à Alhora par le col pour balancer tout au roi concernant ses agissements éhontés. Elle ne voulait pas aller au couvent du Haut Conseil...
Or, les mots de Vadim la heurtèrent, claquant dans son esprit comme la collision d'une roche dans la rivière.
— C'est une belle chose, je trouve. Cela prouve comme vous êtes sincère et bonne avec votre peuple. La désobéissance n'est pas toujours quelque chose de mal. Vous savez, je ne suis pas non plus un mauvais bougre malgré tout ce que vous pensez ou ce que vous avez pu entendre sur moi. Nous avons tous nos souffrances cachées, vous n'êtes pas seule à vous servir d'une image hypocrite pour briller aux yeux de votre famille.
La jeune femme focalisa son attention sur le profil du prince, plongé dans la lumière crue du jour. La ligne de sa mâchoire se crispa, démontrant sa vulnérabilité face à ses souvenirs. Se pouvait-il que ses cicatrices fassent partie de ces souffrances ? Cela expliquerait pourquoi il était si sélectif à l'idée de les montrer.
Peu à peu, elle prit conscience de la vérité. Vadim n'était peut-être pas aussi horrible qu'elle l'imaginait. Il était simplement affligé par la charge de vivre dans l'ombre d'un frère au-dessus de lui, éclatant de talent et aimé de son peuple, et sous la tutelle d'un père trop rigoureux dont il cherchait constamment l'attention.
Chacun possédaient ses propres cicatrices.
Lentement, Vadim enchaîna deux pas vers Jaya et récupéra l'arbalète. Il se mit en place, anormalement bien, puis tira. La flèche s'élança et trancha l'air à vive allure avant d'embrasser le centre de la cible, faisant exploser celle de sa jeune épouse pour prendre sa place.
Celle-ci en resta coite, les yeux ronds comme des balles. Ce tir était absolument parfait.
— Comment... ? Comment avez-vous pu... ?
Son ricanement, tel le pépiement d'un oiseau, obligea la brune à le toiser de côté.
— Eh bien, tout simplement parce que je sais tirer.
Cette fois, ce fut un œil outré qui incendia le prince.
— J'avoue que j'ai menti... Un petit peu.
— Est-ce une vile plaisanterie ? Depuis le début, vous savez tirer ? J'ai passé toute la matinée à tenter de vous apprendre une chose que vous connaissiez déjà ! Pourquoi m'avoir fait perdre mon temps ?
— Peut-être parce que je voulais en passer avec vous.
Le silence. Bouleversée par cette franchise, mais en même temps exaspérée, Jaya le fixa sans relâche, cherchant une réponse en lui sans voir ses cicatrices. Il n'avait pas une miette d'hésitation dans le regard, que de la sincérité.
— Apprendre à vous connaître sans animosité, comprendre votre mode de fonctionnement si complexe. Je n'ai trouvé que ce moyen sans que vous me fuyiez et... Je dois avouer que vous n'êtes pas aussi dénuée de cœur que vous aimez le proclamer.
Un rire nerveux la fit tressaillir. Ce maudit marqué l'avait bien roulée, elle n'y avait vu que du feu.
— Je n'en reviens pas... J'aurais dû me méfier davantage.
— Vous l'avez dit vous même : avec des bras musclés comme les miens, on doit savoir manier les armes... et c'est le cas.
Il lui rendit l'arbalète qu'elle manqua de faire tomber par le choc la secouant de l'intérieur. Un sourire fébrile naquit sur ses lèvres rougies par la fraîcheur du vent.
— Vous ne baissez plus les yeux ?
Elle n'avait même pas réalisé qu'elle le fixait encore. Idiote ! Il était vrai que Jaya avait toujours esquivé son regard perforant. Elle ne pouvait juste pas poser la délicatesse de sa rétine sur ces cicatrices infâmes.
Peut-être... qu'il ne lui faisait plus aussi peur, désormais...
Finalement, son sourire tomba en même temps que ses cils. Elle ne pouvait aller contre cette habitude acquise au fil des jours. Cela n'était pas prêt de changer.
— Non, ne les baissez pas, s'il vous plaît. Regardez-moi...
Avec lenteur, Vadim leva délicatement le menton de Jaya du bout de son index, désireux de contempler ses magnifiques yeux azur. Les savourer, comme il cherchait à le faire chaque fois qu'il était près d'elle. Jaya se figea, confrontée à un choix crucial. Elle aurait pu le repousser, esquiver son regard et se rabattre comme une huître. Cette technique, elle la connaissait par cœur pour l'avoir maintes fois utilisée. Cependant... sa conscience stupide lui hurlait le contraire.
Elle devait le confronter, le heurter comme deux navires battus par la tempête, et lire ses expressions si elle souhaitait être forte face à lui. Plus question de paraître faible et apeurée.
Elle planta ses yeux dans les siens qui la pénétrèrent, profonds et mystérieux comme les abysses, mais si lumineux telle l'eau de roche coulant des montagnes millénaires. Un doux clair-obscur qui la renversa.
Les lèvres de Vadim s'étirèrent en son honneur. Elle n'avait jamais remarqué qu'il avait une fossette au coin de la joue...
— Vous faites pas mal de progrès, Princesse.
Le prince la libéra en tapotant son petit nez d'un doigt avant de s'en aller, la laissant seule sur la colline, plus troublée que jamais. Sa haute silhouette s'obscurcissait progressivement sous les rayons du soleil. Jaya ne le retint pas, elle n'en avait pas la force. À peine s'était-il retourné, dévoilant son profil marqué qui l'avait tant effrayée.
— La prochaine fois, c'est moi qui serai votre instructeur. Je vous dois bien ça pour me faire pardonner d'avoir menti.
Elle le laissa partir, disparaître en contrebas vers le chemin de la ville. Le vent la cogna comme un souffle de vérité, emportant sa chevelure dans son tourbillon. Vadim... Quels secrets dissimulait-il derrière tous ces aspects alambiqués de sa personne ? Cet homme fort et révérencieux, celui fou de jalousie ayant des excès de violence, celui blessé qui ricanait au nez du monde qui le maltraitait, ou celui fantasque que beaucoup craignaient et évitaient comme une maladie.
Jaya l'avait réalisé sous ce sublime soleil.
Malgré sa méfiance encore tonique à son égard, Vadim Blanchecombe était réellement un être fascinant. Il lui restait encore tant de brume à dissiper si elle voulait le percer à jour.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro