Se Défendre Seule 2/4 ✔️
Le lendemain matin, malgré les bleus recouvrant son corps, Jaya était bien décidée à faire valoir ses idées à tout le monde. Peut-être récolterait-elle du respect et de l'égard, ainsi. Si elle ne pouvait les battre par la force, elle le ferait par le fer. Le combat avec Aube avait finalement été une bonne chose, de même pour les paroles de Vadim. Cela lui avait fait prendre conscience que si elle ne se bougeait pas pour réclamer cette considération de la part du peuple cassandorien, jamais elle ne s'en sortirait.
Au vent les conventions et les rôles dévolus de jeunes femmes dévouées ! Ce n'était pas elle. Jaya était libre comme l'air, seule maîtresse de ses frontières... Et ce n'était pas ce mariage qui l'empêcherait de réclamer ce qu'elle désirait.
L'héritière était partie très tôt du Beffroi sans avertir la garde, le jour n'était presque pas visible dans le ciel mauve. Elle avait pris son arbalète, enfilé une tenue plus chaude et confortable qu'une robe et s'était dirigée vers les hauteurs de la ville, tout proche des champs agricoles et de la base militaire. Les rayons diurnes s'échappaient d'entre les nuages tels des doigts écartant lentement les rideaux. Buste gonflé sur la falaise, ils nappèrent son visage fixé sur ce spectacle.
Depuis la colline encore givrée, le soleil était jeté comme un coup de projecteur sur Cassandore. D'ici, le Beffroi paraissait si éloigné, ressemblant à une gigantesque flèche tirée de la terre pour percer les nébuleuses. La mer azurée s'étendait derrière, à perte de vue. Les perles de rosée suspendues aux arbres étaient gelées, mais finiraient par fondre avec une si douce chaleur.
Jaya arpentait un sentier de terre claire, bordé d'une fine couche de neige, en passant à proximité des tentes dressées sur la base de l'armée. Cet endroit était le lieu où les soldats se préparaient et élaboraient leurs stratégies avant de partir au combat. Pour l'instant, il était désert. Toutefois, la jeune femme ne pouvait s'empêcher de penser à Leftheris, parti depuis près d'une semaine au front. Elle espérait sincèrement que tout se passait bien et que les tensions avec Starania se dissiperaient rapidement.
Profitant du calme de l'endroit, elle s'octroya une visite du campement. Des toiles brunes étaient nettement apposées les unes bien serrées aux autres, formant un mur rectangulaire autour du secteur. Des restes de munitions, probablement oubliées lors du départ, subsistaient au sol avec des gibernes métalliques. Une profonde ambiance de tristesse émanait de cette base. Si seule, frappée par le vent, Jaya s'y accrochait sans le vouloir.
Cette scène évoquait en elle le souvenir du château d'Alhora, suite à la disparition tragique de sa mère. Tout y était si morne, un silence pesant à supporter. Cloîtrée entre quatre briques, elle n'avait pour seule compagnie que ses larmes, mêlées à celles de son père résonnant dans la nuit.
« Soit forte, soit digne, pour la mémoire de ta mère... »
Les mots de son père renaissaient et faisaient échos dans son cœur. Elle n'était qu'une enfant traumatisée, mise à l'écart, presque en quarantaine dans cette grande chambre pour sa sécurité. Comment en vouloir au roi de l'avoir protégée ? Même si cela avait gâché son enfance. Être fort et digne, qu'est-ce que cela signifiait au fond si notre cœur était démoli ?
En chassant ces souvenirs d'antan, Jaya trouva une cible mise à disposition dans une tente à l'entrée du campement, puis la traîna à l'extérieur. Ici, elle serait tranquille pour s'entraîner. Se défouler, aussi. En visant le cercle de bois, elle glissa son doigt sur la détente avec une aisance qui témoignait de son expérience.
« Un œil ouvert et un fermé » ; les conseils de Tiordan pour toujours avoir une vision nette sur le point de mire. « Ne jamais desserrer ta poigne de la crosse lors du tir, car tu risques de partir en arrière à cause du contrecoup et ainsi, manquer ta cible. ». Comme s'il était là à lui souffler ses directives, la respiration de Jaya se bloqua tandis que ses sens jouaient sur le fil sensible de son arbalète.
« Ne lâche jamais ta proie des yeux. »
Plus vite que le vent, la flèche partit et fendit l'air dans un sifflement. Elle se logea dans le corps de bois qui trembla et vacilla. La pointe mortelle avait eu raison d'elle.
En plein dans le mille.
— Un bien beau tir...
La jeune femme tressaillit d'effroi quand ces mots retentirent subitement derrière elle. Quelqu'un était là ! Elle se retourna et braqua son arbalète en direction de l'intrus qui avait eu l'audace de s'aventurer en douce dans son périmètre sacré.
— Pourquoi vous voulez toujours m'abattre lorsque je vous aborde ?
Vadim ? Qu'était-il venu faire ici ? Elle ne l'avait pas entendu approcher. Était-il présent depuis le début ? Un épi de blé coincé entre les dents, des fragments de feuilles et de branches étaient enchevêtrés dans sa cape de fourrure. Elle abaissa son arme, laissant échapper un soupir de contrariété.
— Par Ymos, mais qu'est-ce que vous faites ici ? Vous avez failli me faire exploser le cœur !
— Je vous retourne la question, Madame Blanchecombe.
— Jaya !
Il émit un gloussement qu'elle balaya d'un roulement d'yeux.
— Je m'entraîne, ça ne se voit pas.
— Ah, vous vous entraînez... C'est une bonne initiative, princesse. Même si le faire seule peut se montrer compliqué, voire dangereux. À croire que vous êtes allergique à notre garde royale.
— Je sais très bien ce que je fais, merci. Je n'ai pas besoin d'être maternée. Eh puis, qui pourrait reconnaître la princesse vêtue de telles guenilles ?
Elle marquait un point. Habillée de cette vieille cape brune, d'un gilet croisé, d'un pantalon de cuir souple et de bottes, on pourrait facilement la méprendre avec une chasseuse.
— Et vous, que faites vous ici de si bonne heure ?
Vadim fit claquer sa langue avant de répondre, hésitant à lui confier la véritable raison de sa présence ici.
— J'étais en forêt... J'aime m'y balader quelques fois. Le matin, plus particulièrement. Le calme y est sans pareil. Je ne supporte pas de rester enfermé au Beffroi.
Sous le silence méfiant de l'héritière, il jeta son épi de blé et s'approcha. Son corps fluet se crispa instinctivement lorsqu'il lui ôta lentement son arbalète des mains. Reculant d'un pas, elle lui offrit sa place pour la visée. Vadim ajusta l'arme et tira. Malheureusement, la flèche se perdit grassement à côté de la cible.
— Raté...
— Vous l'avez fait exprès ? marmonna Jaya, ne croyant pas ce qu'elle venait de voir.
Le rire du prince emplissait la colline.
— Non, malheureusement. Et c'est bien pour cela que j'aimerais que vous m'appreniez à tirer.
Se retournant dans sa direction, Vadim planta son regard dans celui de sa femme. Les bras dans le dos, celle-ci tourna l'œil sur la cible, le fuyant comme à son habitude. Elle ignorait si elle serait capable de lui enseigner quoique ce soit. Leurs querelles refaisaient surface dans sa mémoire. En y réfléchissant avec du recul, elle avait peut-être été trop immature sur certains points.
Elle devait se faire une raison, sa vie rêvée d'autrefois ne se concrétiserait plus jamais. Elle s'accrochait sans relâche à l'image de Tiordan, mais l'héritière ignorait même s'il était encore en vie. Dans un monde aussi dangereux que le leur, au-delà des villes sécurisées, elle redoutait le pire. Elle ne pouvait aller à l'encontre de ce mariage malgré toute sa réticence. Pour l'amour de son père et de son peuple... Jaya était vouée à rester auprès de Vadim.
Même s'il n'était pas très agréable depuis leur arrivée à Cassandore, il s'était montré poli et respectueux dans les débuts, contrairement à elle qui l'avait violemment repoussé. Un caractère d'animal envers un animal, cela ne pouvait faire bon ménage. Mais, la courtoisie et l'acceptation n'étaient-elle pas le meilleur moyen d'apprivoiser ce genre de créature ?
— Je vous en prie, princesse. Je sais que notre entente n'est pas au beau fixe, mais nous pourrions tenter de nous supporter sans forcément nous ruiner la vie. Je ne vous demande pas de m'aimer, je sais que vous en serez incapable, juste d'arrêter de me fuir. Nous ne sommes plus des enfants, nous connaissons tous deux les responsabilités qui nous incombent suite à notre union. Si vous voulez que les gens d'ici vous considèrent comme l'une des leurs, il faut leur montrer que vous en valez la peine. Cassandore est combattive, non protégée par un mur immense de trente mètres. Nous n'avons pas les mêmes mentalités, ni les mêmes traditions. Sans efforts et savoir, vous n'aurez aucune chance hors du Beffroi. Et je sais que ce n'est pas ce que vous voulez.... Vous détestez paraître faible.
Il avait raison et cela lui faisait mal. La salive qu'elle avala avec difficulté était acide, exacerbée par ces paroles qu'elle ne pouvait réfuter. Si chacun faisait des efforts, peut-être que son existence ici serait moins pénible. Jaya ne pouvait plus continuer comme elle l'avait fait ces derniers jours, au risque de se laisser dépérir. Être forte, digne et oublier l'amour qu'elle éprouvait pour Tiordan, car l'espoir ne ferait que la détruire à petit feu sachant qu'elle ne le reverrait jamais. Elle n'était pas obligée de s'offrir à Vadim, ni même de l'aimer, juste... de l'accepter.
Si elle voulait mieux vivre et survivre, elle allait devoir faire des concessions et des sacrifices. Éteindre cette flamme de jeunesse dans les jupons d'adulte de ce mariage.
— Bon, d'accord... Je vous apprends à tirer et vous m'apprenez à me battre.
Il la gratifia d'un sourire en coin, satisfait de sa réponse.
— Ça marche...
— Mais, j'ai une condition !
Vadim fit une moue devant son doigt tendu. Malheureusement pour lui, elle n'en avait pas fini.
— Je ne veux pas être rabaissée, ni traitée comme une princesse demeurée. Je veux être égale à vous, non un objet, et avoir un tant soit peu de respect de votre part.
— Ça fait deux conditions...
— Eh bien, ça sera deux ! Pas de discussion !
Cette fois, l'élan de voix de la noble épouse offrit un rire guttural à Vadim qui résonna dans la nature. Il devait avouer qu'elle était plutôt amusante, cette petite chose criarde.
— Ah... Moi qui pensais que les alhoriens n'étaient pas difficiles en termes de négociation.
— Vous avez fait erreur, mon cher.
— Ça me va. J'ai déjà vu plus coriace que vous chez les animaux sauvages.
Sur ces mots, le Marqué lui tendit la main en signe de paix. Avait-elle le choix ? Résignée, Jaya glissa ses doigts dans les siens, lui accordant un traité de paix temporaire. Elle n'oubliait pas ce qu'il avait fait, mais comme beaucoup disait : Glascalia ne s'était pas bâtie en un jour... Il fallait du temps pour que la confiance règne.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro