
Pour toi, Fruit des Neiges 6/7 ✔️
Totalement hors de son corps, Vadim sprintait sans ralentir, poussé par la force de la haine brûlant en lui. Faible de ses petites jambes, Jaya l'avait rapidement perdu de vue. Égarée dans les ruelles tentaculaires du village, elle savait néanmoins dans quelle direction il se dirigeait : le poste des esclaves, près du Temple Ymosien, là où les prisonniers se réunissaient après leur matinée de travail pour se sustenter. À cette heure-ci, ils étaient tous réunis là-bas.
La jeune femme n'avait pas attendu davantage pour y courir, espérant rattraper son mari et le faire changer d'avis.
Vadim, lui, n'avait qu'une idée en tête : tuer Zeph. Peu importait les circonstances ou les pertes collatérales, s'il devait anéantir la ville pour cela, il le ferait sans hésiter. Le marqué joua des coudes parmi les villageois, attisant les mauvais regards sur son passage. Il sauta agilement un nivelé pour atterrir devant un préau de bois situé entre deux tours résidentielles où des hommes menottés attendaient tour à tour de recevoir leur ration de soupe. La bête, pantelante, guettait de toutes parts à la recherche de l'être à abattre. Tantôt ses yeux croisèrent différentes mèches de cheveux, des yeux bruns ou bleus, tantôt des peaux brunies par la poussière.
Où était ce rat ?
Soudain, un visage caché parmi les autres se démarqua dans son champ de vision. Cette mâchoire aiguisée et ces prunelles vertes, presque turquoises...
Il était là... la cible était verrouillée.
Comme si la fureur débordante de Vadim le frappait à distance, Zeph leva les yeux vers le bout de la rue. Il oublia sa faim et sa fatigue lorsqu'il croisa un regard explosif qui lui était destiné. Son neveu était là... pour lui, il n'y avait plus aucun doute. Quant à la raison, Zeph s'en moquait éperdument, car il était conscient que s'il restait ici sans réagir, son destin serait scellé.
Foutu pour foutu, il préférait terminer en prison plutôt que mort sous la poigne de ce maudit balafré...
Ce pourquoi, Zeph abandonna sa place dans la file pour fuir à toutes jambes vers une ruelle. Les mains retenues par des chaînes, il n'avait que ses pieds pour l'emporter au plus loin du danger que transportait Vadim. Des soldats rugirent dans son dos et commencèrent à lui courir après, ne remarquant qu'au dernier moment le prince leur couper la route. Sur son passage désaxé, Vadim les balaya avec une force occulte et invisible qui les repoussa en arrière sur plusieurs mètres et souleva la poussière du chemin.
Voir ce misérable insecte s'enfuir lui donna des ailes. Littéralement.
Dans une montée de rage incommensurable, Vadim exhala un hurlement qui brisa ses barrières intérieures. Son Risen bouillait dans son être devant les flashs douloureux de Jaya aux mains de cet homme. L'union forcée de leurs corps, les pleurs de sa femme, cela apporta une certaine noirceur au bleu infini de sa magie. Une aura lumineuse l'enveloppa malgré lui et explosa de rage, soufflant tout sur son passage. Un Risen sombre volait autour de lui et fit pousser des ailes d'énergie dans son dos.
D'immenses ailes déployées comparables à celles d'un aigle, éclatantes et mouchetées d'orbes noirs.
Des hurlements s'élevèrent, terrifiés, au moment où Jaya arriva vers le poste des esclaves. Ses yeux se posèrent immédiatement sur son époux, rongé par le Risen. Elle s'arrêta nette, le souffle coupé. Il venait de libérer sa magie devant tout le monde ! Des soldats et des villageois le fixaient avec terreur, leurs cris d'horreur se mêlant au chaos sévissant dans la tête de la princesse.
Des ailes de Risen... d'un bleu majestueux, mais gorgé de colère.
C'était la vision d'Amaros... Il avait raison. Il avait vu ce moment et la suite n'en était que plus catastrophique. Elle devait l'arrêter avant qu'il ne détruise la ville !
Reprenant ses esprits, Jaya courut à perdre haleine dans sa direction. Elle seule pouvait le calmer. Elle l'appela à chaudes larmes, le supplia d'arrêter sans prendre garde à la chaleur incendiaire s'échappant de lui par vagues. À seulement quelques pas de lui, elle tendit la main, mais fut repoussée quand il partit à une vitesse hors du commun, volant presque au-dessus du sol.
Une...
Deux...
Trois...
Quatre enjambées et il laissa ses ailes le porter vers l'homme à abattre.
Courant pour sa vie, Zeph longeait les ruelles tentaculaires de Cassandore sans se retourner. Il savait que ce serait une perte de temps et qu'il perdrait ainsi en puissance. Seulement, le fracas des briques et des tuiles sur son chemin le poussa tout de même à jeter un œil dans son dos.
Il n'aurait jamais dû...
Derrière lui, un monstre volant illuminé d'un bleu étincelant le poursuivait. Ses ailes de flammes, d'un simple battement, ébranlaient les fondations et arrachaient les toitures. Des bâtiments entiers s'effondraient, fragilisés par cette magie exacerbée par la haine. Un vacarme de cris et de détresse émanant des citoyens ensevelis sous les décombres complétait cette scène terrifiante. Le cœur de Zeph s'arrêta presque par la peur démentielle qui lui nouait les entrailles. Trébuchant par moments en cherchant à accélérer, il s'évertuait à fuir le plus loin possible de cette créature démoniaque avant qu'elle ne le rattrape.
Mais il était bien faible face à l'animal.
Vadim fondit sur lui et l'agrippa, roulant sur le chemin de terre sur plusieurs mètres. Le démon bleu le surplombait, son regard enfiévré et phosphorescent. L'aura émanant de lui le brûlait jusqu'à l'os. Dans un cri d'outre-tombe, le prince lui hurla :
— Tu as tué mon fils ! Tu as violé ma femme ! Je vais te tuer comme j'aurais déjà dû le faire à Starania !
— Non ! Pitié !
Zeph plaqua ses mains entravées devant lui en signe de défense, mais cela s'avéra futile. Vadim enserra sa gorge de ses poings serrés. La force de l'étreinte étrangla Zeph, qui sentait cette magie interdite envahir son corps malgré lui. Elle l'incendiait de l'intérieur, l'étouffant, le torturant de douleur au point que chaque pore de sa peau se mit à saigner. Il voulait crier, mais aucun son ne parvenait à franchir ses lèvres. Son visage devint cramoisi sous la pression, du sang perlant de son nez, puis de ses yeux. La blancheur de la sclère avait disparu derrière le rouge. De véritables larmes qu'il ne pouvait contenir face au monstre qui le tuait lentement de la manière la plus cruelle.
Essoufflée, Jaya arriva au même moment derrière l'affrontement. Elle avait esquivé les chutes de pierres sans lâcher son époux des yeux. Il détruisait tout sans prendre compte aux villageois innocents. Elle avait vu des bras dépasser des amas de briques disloqués, comme si ces gens avaient tenté de fuir, en vain. Tout ceci devait s'arrêter !
Et lorsqu'elle le vit au-dessus de Zeph, consumé par le Risen sombre, elle hurla :
— Vadiiiiiim ! Arrête !
Un instant, ce cri ramena le prince à la raison. Il jeta un regard vers la source de cette voix implorante. Jaya... Son tendre morceau d'amour. Elle l'avait suivi jusqu'ici en dépit de ses recommandations. La jeune femme le fixait, baignée de larmes, sans doute horrifiée de le voir ainsi. Son être ne l'écoutait plus, il n'avait pas choisi, sa colère enfouie avait agi à sa place. Pour elle... Pour son honneur et celui de leur fils.
Zeph profita de ce relâchement de la part de son bourreau pour jouer le tout pour le tout. Repliant ses jambes, il plaqua un puissant coup de pied dans l'estomac de Vadim, le repoussant en arrière. La tête du prince heurta un bout de mur détruit, laissant le temps à sa victime de se relever et partir d'un pas claudiquant. Zeph sauta un muret pour atterrir au pied de la pente montant vers le temple.
Le Risen clignota un instant dans les yeux de Vadim, sonné par son coup à la tête, avant de redevenir lumineux. S'il pensait avoir une chance de fuir, il se trompait. À toute vitesse, il reprit ses esprits et se redressa.
— Vadim ! Non, je t'en prie ! Arrête !
Jaya le coursa avec ferveur, mais il lui glissa de nouveau entre les doigts lorsqu'il s'envola sous ses yeux larmoyants et ceux des villageois qui fuyaient la dévastation, au point de se marcher dessus. La garde avait été alertée de l'incident et le général Leftheris avait été diligenté sur les lieux. Il ne pouvait concevoir que son frère soit à l'origine de telles allégations. Toutefois, lorsqu'il aperçut un objet volant bleuté au-dessus des toitures, il s'arrêta net avec ses troupes en plein cœur de l'avenue plongée dans le chaos.
Il identifiait avec certitude ce corps, ces cheveux, ces vêtements... C'était indéniablement Vadim. Et il employait l'art interdit ! Cela constituait un problème colossal qui lui nouait la gorge. Son frère avait cédé à la folie. Pourquoi ? Pourquoi une telle haine au point de laisser émerger cette facette sombre de lui qu'il n'avait vue qu'une seule fois de sa vie ? Ce fameux soir, au sein du temple, quatorze ans auparavant...
Tout ceci était si soudain, inattendu, mais en tant que dirigeant de l'armée, Leftheris se devait de l'empêcher de commettre davantage de dégâts et de pertes humaines.
— Il se dirige vers le Temple Ymosien, prenons le en chasse, messieurs !
Les soldats obéirent sans même envisager de contester. Sans perdre une précieuse seconde, l'aîné se dirigea vers les hauteurs de la cité, main posée sur son fourreau. Face à de telles situations pernicieuses, mieux valait disposer d'arguments incisifs en réserve.
❅
Suite à sa fuite du Beffroi, après l'altercation avec sa mère, Varvara avait cherché refuge dans le village pour lui échapper. La jeune femme, les larmes aux yeux, se trouvait désemparée face aux événements. Les premières résonances du cataclysme atteignirent ses oreilles. Alors qu'elle croyait d'abord à une nouvelle attaque ennemie, la terreur s'empara d'elle en voyant cette sphère azurée sillonnant les cieux de Cassandore. Sans chercher à élucider davantage, elle prit ses jambes à son cou, espérant ainsi préserver sa vie.
La servante fut secouée par la confusion ambiante et se retrouva étendue sur le sol, après avoir été heurtée par des villageois en déroute. Ses plaintes se mêlèrent aux sanglots et à la terreur. Les ondes de Risen, venant du ciel, frappaient les habitations qui tremblaient et se disloquaient. Elle ne pouvait demeurer ici. Faisant preuve de courage, Varvara se redressa et esquiva de justesse des tuiles dégringolant pour se briser à ses pieds.
— Varvara !
Une voix s'éleva au loin par-dessus le tumulte. Omaima avait délaissé ses obligations au Beffroi pour se lancer à la poursuite de sa fille. Elle aussi avait été prise de court par le chambardement et souhaitait ardemment retrouver Varvara pour la mettre à l'abri. La femme ignorait ce qu'il se passait, mais cette peur sourde la poussait à hâter le pas et jouer des coudes afin de se frayer un passage dans le branle-bas.
Ce fut à cet instant qu'elle vit sa fille au loin. Un regard échangé dans la panique et Varvara plaça sa rancoeur envers sa mère aux oubliettes.
— Maman...
La voir la rassura presque, et quand elle se retrouva dans ses bras, la petite fille en elle s'y accrocha comme à une liane de sûreté. Omaima souffla dans sa chevelure, le cœur soulagé.
— Ça va aller, on va se mettre à l'abri. Suis-moi !
Main dans la main, mère et fille s'élancèrent à contre-courant pour rejoindre le Beffroi. Là-bas, elles seraient à l'abri de l'assaut. Sauver Varvara demeurait l'obsession d'Omaima. Son cœur maternel n'aurait pu tolérer de la perdre ou de la voir blessée. Serpentant dans des ruelles étroites, loin de l'agitation et des clameurs des soldats, elles apercevaient presque le mur d'entrée de la tour. Un dernier effort et elles y parviendraient !
Or, une nouvelle onde magique frappa la ville. Le sol frémit et brimbala les corps faibles. L'aura bleutée cogna un immeuble qui vacilla. Les pierres empilées se décrochèrent une à une avant d'être fondre de concert au beau milieu de l'allée.
Omaima l'avait vu, juste au-dessus d'elle.
Dans un geste machinal, elle pila et rejeta Varvara en arrière d'un coup de paume en pleine poitrine. La jeune femme perdit l'équilibre et tomba sur le dos en poussant un cri. Les roches touchèrent le sol et firent lever une épaisse poussière sur le chemin. La métisse se recroquevilla sur elle-même par instinct et ferma les yeux jusqu'à ce que l'effondrement se termine.
Un vent de désolation gravitait autour d'elle quand elle retrouva la vue. Dans une quinte de toux, Varvara se redressa avec empressement. Elle ne porta que peu d'attention aux douleurs pulsant dans son dos recouvert de bleus et de coupures. À quatre pattes, elle tenta de chasser le nuage beige autour d'elle d'un cri désespéré.
— Maman !
Varvara se rua sur le tas de pierres bouchant désormais le passage et commença à en écarter le plus possible sans prendre cas à ses ongles qui se brisaient et au sang sur ses mains. Les larmes aux yeux, elle espérait dormir et être en plein cauchemar. Elle allait bien finir par se réveiller et constater que tout ceci n'était que le fruit de son imagination torturée. Ça ne pouvait pas être vrai...
Malheureusement, elle retira une dernière pierre et trouva le visage de sa mère écrasé en dessous.
— Ma... Maman ! Maman, non !
Omaima était bien là, un trou dans le front déversant le sang de sa bravoure. Ses yeux ternes ouverts sur le vide, elle s'en était allée. Varvara pleurait à chaudes larmes, tentait de tirer les dernières fondations écrasant le corps de sa chère mère, en vain. Elle l'aimait tant, elle ne pouvait pas la perdre comme ça. Pas aujourd'hui ! Ni jamais ! Elle était tout ce qu'il lui restait au monde.
— Je vais te sortir de là, maman. T'inquiète pas, ça va aller, je te le promets !
Mais il était trop tard...
En prenant conscience de la sombre fatalité, Varvara poussa un long hurlement de souffrance. La détresse de la métisse atteignait son apogée. Ce qu'elle éprouvait en cet instant, cette douleur qui la rongeait de l'intérieur, surpassait les pires sensations qu'elle avait connues. Le rejet de Leftheris et la révélation de leur possible lien de parenté pâlissaient en comparaison. La jeune femme en perdait la raison et ses supplications éperdues se dissipèrent dans le chaos.
En une fraction de seconde, sa vie s'était brisée.
— Maman... Je suis désolée...
Elle n'avait pu s'excuser auprès d'elle avant qu'elle ne parte. Elle l'avait tant déçue et n'avait pu se racheter. Pour ça, Varvara s'en voudrait toute sa vie. Elle l'avait élevée à la dure, l'avait de nombreuses fois frappée, mais la jeune femme réalisa que c'était avant tout pour son bien et qu'elle n'en avait fait qu'à sa tête.
Elle n'en avait toujours fait qu'à sa stupide tête...
Soudain, un soldat échevelé arriva derrière Varvara. Voyant la jeune fille en larmes, il alla s'enquérir de son état. Peut-être pouvait-elle être sauvée...
— Mademoiselle ! Ne restez pas là, c'est dangereux !
— Ma mère est en dessous !
Voyant lui aussi le visage d'Omaima à travers les pierres, il réalisa qu'il n'y avait plus rien à faire pour cette pauvre femme. Or, il n'était pas encore trop tard pour la fille. Alors, saisi par l'urgence, l'homme attrapa la main de Varvara et la tira vers lui.
— C'est trop tard, nous devons nous mettre à l'abri ! Venez ! Levez-vous !
Encore en larmes, Varvara s'insurgea :
— Non, je ne laisse pas ma mère, ici !
— Nous n'avons pas le choix ! Le temps presse !
La métisse résistait, elle s'accrochait aux roches comme une damnée. Mais à force d'effort, l'homme réussit à la remettre debout et la porter contre son gré. Elle s'égosilla aussitôt :
— Reposez-moi ! Non, je ne peux pas l'abandonner ! Maman !
Serrée dans ses bras, Varvara s'agita et tendit une main vers la dépouille de sa mère. Plus elle tentait de la rattraper, plus elle fuyait vers la poussière.
Jusqu'à disparaître au loin.
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