Essoufflées, Chrysiridia et Amelia couraient sans s'arrêter. Bien tenue par les bras de sa mère, Jaya goûtait au froid de plus en plus vif du tunnel. Leur escapade lui paraissait interminable tant l'envie d'être au chaud lui talonnait l'esprit. La peur faisait haleter la petite fille, tout paraissait plus grand à cet âge, plus dangereux.
Un faible faisceau de lumière apparut au bout du chemin. La reine voyait enfin sa porte de sortie.
L'ombre disparaissait peu à peu et le sol, jusqu'à présent en pierres fines très serrées, se recouvrait de neige tombée par les trouées du plafond en terre compacte. Une porte de bois rudimentaire fermait le passage. Bloquée par le temps passé, la poudreuse et la végétation hivernale, les planches grossières ne s'ouvraient pas. Chrysiridia dut poser sa fille et user de sa force pour repousser les buis morts siégeant derrière.
Enfin, la porte s'ouvrit, exhibant un éclat blanc aveuglant se réverbérant dans la couche de neige infoulée. Leurs rétines, accoutumées à la noirceur, mirent plusieurs secondes à l'accepter. Le jour s'était levé, encore mauve et saoul de la nuit dernière.
Sans plus attendre, elles entamèrent une course rapide en dehors du château. Le passage secret menait à la lisière de l'océan de sapins situé à l'arrière du palais d'Alhora ; la Forêt des Murmures, une place redoutée par les habitants pour les sombres histoires dont elle faisait l'objet. Des créatures sanguinaires y logeraient, à l'écart des humains. Heureusement, celles-ci, craignant le feu, restaient éloignées de la ville en journée. La nuit, les alhoriens les écoutaient rôder dans la neige, de l'autre côté des barrières. Leurs cris inhumains à la lune brisaient le silence des soirs les plus calmes.
La Forêt des Murmures était surplombée par les Montagnes Boréales, des monts glacés victimes de ragots bien plus effroyables encore.
Chrysiridia apprit par Amelia qu'un abri souterrain avait été ouvert vers l'entrée sud de la ville, afin de protéger les plus faibles. Les deux enfants de la domestique s'y trouvaient déjà. Il ne leur restaient qu'à longer la lisière de la forêt pour y arriver. Y placer Jaya obsédait la noble épouse au point de lui tordre l'estomac.
Les sapins blancs et les habitations en ruines s'enchaînaient autour du trio. Épuisée de courir dans cette neige avalant ses jambes minuscules, Amelia chuta aux pieds de la reine. Celle-ci se retourna vivement. Sa peur grandit davantage lorsqu'une liane gigantesque constituée de glace s'éleva hors du sol, soulevant la poudreuse dans un nuage virevoltant.
Le ver de glace d'un bleu translucide s'abattit sur le corps de la servante qui hurlait à tout rompre. Jaya suivit ces élans de voix lorsqu'un crâne titanesque aux yeux creux émergea au-dessus des pointes du château. Instinctivement, Chrysiridia plaça son enfant derrière elle, formant une barrière protectrice à l'aide de son corps élancé.
Le Géant les avait trouvées.
— Aidez-moi, je vous en supplie ! À l'aide !
Les hurlements d'Amelia firent trembler les flocons alors que le colosse l'attrapait à l'aide du ver de glace sorti de sa main, la suspendant dans le vide par une jambe. Debout, il avoisinait les trente mètres de haut. Lentement, la créature regarda sa proie de ses yeux inexistants, ignorant les assauts des soldats venus en renfort. Son cœur bleu et lumineux entre ses côtes pointues palpita ; il avait trouvé de la nourriture.
Ouvrant ses puissantes mâchoires, le Géant éleva la domestique au-dessus de son gosier constitué d'un tuyau bleuâtre relié à son coeur, prêt à l'avaler tout rond. La femme se débattait, criant pour qu'on l'épargne. Face à ce spectacle funeste, Jaya pleurait, recroquevillée près d'un buisson proche de la scène. Elle refusait d'assister à cette mise à mort.
Chrysiridia aussi.
— Repose-la tout de suite !
Elle tira sa lame de son fourreau et forte d'un courage surprenant, l'abattit sur le tibia givré du Géant avec une telle puissance qu'elle le fissura. L'humanoïde rugit et relâcha Amelia. Déséquilibré, il ne faiblissait pas pour autant, tout comme la noble épouse, en position d'attaque.
Or, elle ne put l'intercepter, car les soldats de l'armée d'Alhora firent déferler sur la créature une pluie de flèches enflammés. Criant de rage, elle battit son bras immense et balaya les indésirables tout autour, Chrysiridia y compris. Elle décolla sur plusieurs mètres avant de heurter un tronc d'arbre. Une douleur indescriptible colonisa son dos. Ses longs cheveux bruns barrant son visage, du sang s'écoulait de son bras droit où sa cape était déchirée.
Le Géant avait été dérangé dans sa chasse. Encore au sol, Amelia, blessée par sa chute, mit plusieurs secondes à remettre ses idées en place. Sans qu'elle ne puisse rien faire pour se défendre, le mastodonte de glace la saisit à nouveau au creux de sa paume, la serrant au point de l'asphyxier.
Son coup à la tête lui fut heureusement bénéfique. Elle ne ressentit aucune douleur lorsque le Géant mordit à pleines dents dans son crâne. Chrysiridia et Jaya assistèrent à cette exécution sanguinaire avec horreur. Le monstre tira fort sur sa nourriture et déchira les chairs, la décapitant sans pitié. La neige, parsemée de sang, n'était plus la même. Le fluide chaud coulait le long des bras et du buste de cette créature insensible, alimentant son cœur qui passa du bleu transcendant à un rouge puissant. Cette vue infâme était de trop dans l'esprit fragile de la petite Jaya qui, dans un cri de désespoir, appela sa mère.
Sa voix fluette la pétrifia. Jaya... Elle était au centre du combat. Tel un fauve blessé, Chrysiridia se redressa courageusement malgré la douleur et reprit son épée. Haletante, fixant le Géant avec une insistance haineuse, elle ordonna à un soldat près d'elle :
— Vous ! Prenez Jaya et partez rejoindre l'abri !
Pétrifiée, la fillette refusait d'abandonner sa mère. Le jeune soldat aussi semblait désorienté par cette demande. Il ne pouvait laisser la reine combattre, c'était inconcevable. Or, celle-ci ne désirait pas être contredite et le clama haut et fort :
— Faites ce que je vous dis ! Obéissez ! Mettez-la à l'abri ! Jaya... Je te rejoins très bientôt ! Je t'aime, ma beauté...
L'insistance de Chrysiridia eut raison de la volonté du jeune homme encore traumatisé. Il ne pouvait désobéir à un ordre de la reine, même dans cette situation. À toutes jambes, il saisit la princesse et s'enfuit avec elle à travers les larges arbres bordant la ville. Jaya hurlait, se débattait, priant pour qu'on la laisse rejoindre sa mère. Le dernier regard sur elle lui parut insurmontable ; avec ses troupes armées, elle se dressait face au Géant ayant enfin relâché les restes sanguinolents de la pauvre Amelia. Il avait une autre proie dans sa ligne de mire, plus coriace. Chrysiridia bondit alors sur son ennemi, libérant une lumière lavande et aveuglante.
Jaya n'en vit pas plus, le soldat l'emporta contre son gré à travers le bois, loin de celle qui lui avait donné la vie. Cette femme qu'elle aimait plus que tout et qu'elle ne revit plus jamais.
❅
« Les pleurs et le désespoir ont transpercé ma ville. J'ai pu être sauvée, comme ma mère l'avait voulu. Seulement, je ne l'ai jamais revue vivante. J'étais consciente de sa mission, de son devoir d'épouse royale, mais aussi de mère. J'ai longtemps culpabilisé que ma vie ait été achetée au prix de la sienne. Je n'ai rien pu faire pour elle, j'étais trop faible. Encore aujourd'hui, je revois le cœur du Géant Gelé briller dans mes cauchemars.
L'armée de mon père a finalement réussi à le chasser, après plus de cinq heures de combat. Le monstre, ayant probablement assez absorbé de sang, est presque reparti de lui-même dans les Montagnes Boréales, de là où il était venu. S'y rendre est interdit. Personne ne l'a suivi pour l'achever. Il n'a laissé que la désolation et la mort dans son sillage. Des familles brisées, des enfants orphelins et d'innombrables dégâts matériels.
Le roi d'Alhora a pris la décision de construire un mur en demi-lune englobant la cité afin de prévenir le prochain assaut du Géant. Il refusait que ce massacre inhumain ne recommence et saccage sa si précieuse ville.
Quinze ans ont passé et il n'est jamais revenu.
Alhora a su reprendre vie au fil des années. Elle s'est reconstruite et a rapporté un souffle de renouveau dans le cœur des habitants. Mais cela va-t-il durer éternellement ? Plus que jamais, je sens une force sombre émaner des montagnes entourant ma ville natale. Chaque fois que je les regarde à travers ma fenêtre, cette sensation ne me quitte pas.
Le Géant est endormi... Mais est-ce la seule menace qui plane sur nous ? »
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