La Reception 4/8 ✔️
Les violons chantaient, de concert avec la mélodie langoureuse d'un piano.
Un somptueux décor de tapisseries s'insérant dans des marbreries d'ivoire, sous un plafond éclairé de quatre lustres monumentaux et douze bras de lumière, la salle de réception dévoilait sa beauté aux convives ravis. Pour fêter l'arrivée de l'été, des guirlandes de fleurs multicolores avaient été suspendues sur les murs rehaussés de dorures. Le triomphe de l'or et du soleil. Le sol miroitant reflétait la danse d'innombrables corps égaillés par l'orchestre royal jouant leurs accords d'une justesse ahurissante.
Les Blanchecombe ne demandaient que l'excellence, hors de question de les décevoir.
Dans cette masse étouffante, Jaya soupira. Qu'est-ce que ces réceptions pouvaient être ennuyeuses ! Elle lui rappelait sans conteste le bal de la floraison.
La belle brune avait consacré l'essentiel de la soirée à échanger des poignées de main avec des personnalités nobles et sans saveur, qui ne manquaient pas de s'émerveiller ou de s'offusquer face à sa tenue. Vadim avait fait fort pour choisir cette robe qui suscitait tant de débats... Elle, qui détestait être le centre d'attention, semblait vouée à l'inévitable. Par moments, certains rares invités lui demandaient ce que cela faisait d'être l'épouse du prince aîné. Jaya leur rétorquait aussitôt, tout en restant polie, qu'elle l'ignorait, vu qu'elle était mariée au cadet. Elle avait vu la gêne naître sur leur visage, tout autant que l'incompréhension, alors qu'ils se confondaient en excuses.
Qu'est-ce qui leur prenaient ? Elle espérait au moins que Leftheris soit épargné par ces questions gênantes. Elle serait elle-même gênée, dans le cas contraire, vis-à-vis de lui, mais aussi de Vadim.
Des regards envieux se posaient sur Jaya, principalement ceux d'hommes, qui observaient de loin cette délicate colombe, protégée par l'aura du Marqué, qui veillait constamment non loin d'elle.
Comment l'approcher avec cet énergumène dans les parages ? Il était impossible de lui adresser la parole, encore moins de l'inviter à danser. De toute façon, Vadim n'aurait jamais consenti à cela. D'ores et déjà, leurs œillades insistantes envers son épouse attisaient le feu de son tempérament. Il était conscient de ce qu'un homme, même s'il se prévalait de noblesse, pouvait penser face d'une femme aussi séduisante.
Les arrières-pensées, l'imagination, la vulgarité...
La perversité...
Cette maudite réception était un cauchemar pour lui rien que pour cela. S'il s'écoutait, il aurait tout balayé de sa rage jusqu'à en faire jaillir les boyaux de ces salopards éhontés. Son animal intérieur hurlait de bondir à leur gorge pour que plus jamais il n'ose porter un œil sur Jaya.
Il n'avait qu'un souhait secret : partir d'ici et emmener son épouse avec lui loin de ces rapaces avides de sa beauté.
Celle-ci avait d'ailleurs bien remarqué que la majorité des convives évitaient soigneusement de s'approcher d'elle lorsqu'il était présent. Ils se dérobaient timidement à sa vue, même lorsqu'il portait son loup, à l'inverse de Leftheris, qui captivait l'attention et les éloges de tous. Son rang de général constituait le thème central de la soirée au sein de la noblesse.
La main fièrement posée sur l'épaule de son fils, Byron ne se lassait pas de vanter ses prouesses, aussi bien auprès des invités qu'auprès du roi Frost.
— Leftheris possède un talent inégalé pour orchestrer et coordonner les garnisons sur le terrain. Un véritable décideur et meneur d'hommes. Il les dirige d'une main de maître et avec une vaste expérience acquise par les années. Son parcours militaire rigoureux, tant sur le plan physique que mental, lui a permis d'acquérir ces compétences ; un entraînement similaire à celui que j'ai moi-même suivi lorsque j'avais son âge, sous le règne de feu mon père.
— Très impressionnant, s'étonna le roi Frost, rejoint par leurs accompagnants. Cela ne doit pas être facile à mener, sachant que vos troupes s'accordent la plupart du temps au combat de mêlée. Il faut savoir gérer les quantités pour éviter l'enchevêtrement.
— Il sait parfaitement gérer cela, je lui ai tout appris. Il sait prendre des risques autant pour protéger ses troupes que notre cité. Et je suis honoré de vous annoncer que j'ai pris une bien importante décision.
Leftheris projeta un œil curieux sur son père.
— D'ici un mois, au vu de l'évolution actuelle de la situation, je désignerai Leftheris comme le nouveau général de notre prestigieuse unité militaire cassandorienne. Il se verra confier la responsabilité totale de nos forces armées, et je suis convaincu qu'il saura mener nos troupes avec sagesse et courage.
Le blond prit une grande inspiration par la surprise, s'en brûlant les poumons. Avait-il donc choisi de mettre fin à cette attente interminable ? Il n'en revenait pas, son cœur s'emplissait de joie et d'honneur devant cette prééminence inattendue. Une envie irrésistible de laisser s'échapper un rire victorieux le saisit, surtout lorsque leurs hauts convives l'acclamèrent chaleureusement.
— Oh, félicitations, votre grâce, c'est un honneur.
— C'est fantastique !
— Vous ferez un excellent général.
— Je... Je vous remercie. C'est donc officiel, père...
Byron sourit en observant son garçon. Il discernait aisément l'éclat de bonheur dissimulé derrière sa prudente esquisse de sourire.
— En effet, et je suis ravi de te passer ces rênes, mon fils. Tu feras un grand général, comme ton grand-père avant toi.
— Et comme mon père, avant moi, aussi. Je ne vous décevrez pas, mon roi.
Oui, Byron savait qu'il pouvait accorder toute sa confiance à son fils aîné. En lui reposaient ses aspirations les plus élevées. Son fier et vaillant successeur attirant les sympathies et les regards admiratifs de tous, y compris ceux des jeunes demoiselles.
D'innombrables prétendantes observaient l'aîné des Blanchecombe à la dérobée, dont la fille Vecturio, chuchotant entre elles pour deviner qui aurait l'honneur de partager une valse avec lui. Elles attendaient ce moment avec une impatience fiévreuse, ayant revêtu leurs plus belles parures et décolletés pour l'occasion. C'était une véritable compétition chez ces honorables « filles de ».
Pour sa part, Ophénia Vecturio avait toujours un plan de secours pour attirer l'attention du prince.
Agitant son éventail, la gracieuse lady passa, d'un pas félin, sous les regards scrutateurs de Vadim et Jaya, postés à proximité de la scène animée par les musiciens. Sa démarche, bien trop guindée pour être naturelle, suscita un rictus chez le guerrier.
— La voilà qui recommence...
— Quoi donc ?
Son sourire moqueur s'élargit devant l'innocence de Jaya. S'approchant discrètement de son oreille, il y glissa un murmure :
— Regarde ça.
D'un coup de menton, il pointa la fille Vecturio. Une scène pour le moins cocasse se joua alors. Ophénia ralentit la cadence lorsqu'elle pénétra dans la sphère d'influence de Leftheris. Lorsqu'il se retourna pour la contempler, les chevilles de celle-ci flanchèrent. Son éventail tomba au sol, de concert avec sa propriétaire qui, le dos de sa main posé sur son front, feignit de tourner de l'œil. Témoin de cette chute impromptue, Leftheris se précipita et la rattrapa de justesse. Un petit attroupement soucieux se forma autour d'eux, préoccupé de voir la fille du duc perdre ainsi connaissance.
Vadim se riait, contrairement à Jaya qui, passé la surprise, rejoignit le souci général.
— Oh, j'ai eu un blanc... marmonna Vadim, mimant une voix théâtralement aiguë.
Plus loin, Leftheris semblait déconcerté lorsqu'il agitait l'éventail de la nauséeuse sur son visage fardé afin de lui faire de l'air. Il s'enquit :
— Tout va bien, Miss Vecturio ?
— Oh, je suis navrée, je... mon prince, veuillez me pardonner. Ça doit être mon corset, il est trop serré, j'ai... j'ai eu un blanc...
Vadim émit un claquement de langue satisfait.
— Qu'est-ce que je disais...
— La pauvre, elle a dut se faire mal, tout de même.
— Non, n'aie crainte, ricana-t-il. Ce que tu viens de voir n'était rien de plus qu'une ignoble comédie. Ophénia a toujours eu cette manie de tomber dans les pommes au moment où mon frère passe près d'elle. Et à chaque fois, cet idiot tombe dans le panneau. Pour ma part, je lui ai trouvé un petit surnom, à cette bonne dame : la reine de l'évanouissement.
Une comédie ? Certes, elle semblait quelque peu exagérée, mais n'en demeurait pas moins divertissante à voir. La reine de l'évanouissement aurait pu briller en tant qu'actrice dramatique. Tandis que Leftheris, le teint empourpré de confusion, aidait la lady à se relever, Jaya laissa échapper un rire enjoué et cristallin qu'elle dissimula aussitôt derrière sa main. Vadim la rejoignit avec joie.
— Tout va bien, la réception peut reprendre, dit le futur général, étirant un sourire embarrassé aux convives autour de lui et Ophénia.
❅
— C'est donc vous, la fameuse princesse Jaya ? Je suis ravie de vous rencontrer, votre altesse.
Ophénia Vecturio, enveloppée dans un amas grotesque de tissus et de dentelles, gloussa sous le nez de la concernée ; un son aigu qui fit presque saigner ses tympans. Jaya la détailla longuement. L'ossature douce de son visage accentuait la finesse de ses traits où se mêlait une pointe subtile de prétention. De tendres boucles auburns coulaient élégamment de son chignon pour tomber dans sa nuque dégagée. Un grain de beauté surplombait ses lèvres fines et ses yeux, d'une couleur vert sapin, portaient la vivacité d'une jeune vierge ayant récemment connue les joies d'un homme.
Visiblement, elle était parfaitement remise de son « évanouissement ». Jaya s'obligea quelques efforts faciaux pour paraître plaisante devant cette charmante lady et ses deux amies.
— Nous avons appris pour votre mariage, vous devez être tellement triste.
La brune releva l'arc parfait de son sourcil.
— Pourquoi le serais-je ?
— Oh, eh bien... Vous êtes au courant de la réputation de votre époux à Cassandore ?
Cette mijaurée avait murmuré ceci derrière le mur de sa main, comme un tabou ou un secret honteux. Une colère sourde commençait à chatouiller frénétiquement la poitrine de Jaya.
— Oui, je suis au courant et ça n'en fait pas moins un bon époux. Il ne faut pas toujours prêter l'oreille aux racontars de passage, très chère.
— Peut-être oui, mais tout de même... À votre place, excusez-moi, mais j'aurais été déçue, voire terrifiée. Surtout sachant que beaucoup pensait que vous alliez épouser le prince Leftheris.
Encore cette fausse croyance... Jaya commençait à en avoir sérieusement marre et son exclamation le faisait nettement entrevoir.
— Pourquoi pensaient-ils cela ?
— Personne ne le sait vraiment, mais c'était on ne peut plus logique. Leftheris est l'ainé de la famille, le futur roi, un homme valeureux qui honore son peuple avec dignité...
— Vous insinuez que Vadim n'est pas digne de son peuple ?
Les trois jeunes femmes se regardèrent devant la mine irritée de la princesse. Malgré sa façade aussi impénétrable qu'une forteresse, son regard haineux glaça Ophénia qui avait eu l'audace de prononcer ces mots irrespectueux.
— Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, votre altesse...
— Il suffit, je vous prie. Je ne désire pas développer sur mon époux avec des personnes qui jugent sans connaître. Si tenir compte des ragots insensés vous tient tant à cœur, grand bien vous fasse, mesdames. Vadim ne deviendra peut-être pas roi de Cassandore, mais sera celui d'Alhora, mes terres, et mon peuple saura le reconnaître à sa juste valeur, car nous ne sommes pas aveuglés par de stupides croyances qui condamnent les innocents. Il est un guerrier remarquable, un battant, un survivant. Comment mesurez-vous la valeur d'un homme ? Par ce qu'il a vécu ? Ses exploits ? Son histoire ? Non... vous, c'est par la bouche des autres. Un homme qui vit une épreuve si horrible et en ressort vivant, marqué et plus courageux devrait obtenir plus de respect. Si vous voulez bien m'excuser.
Vexée, Jaya s'en alla, ravalant son irritabilité pour ne pas les envoyer valser. Elle s'en fichait royalement que ce trio de dindes se moquent d'elle ou la prenne pour une détraquée au mauvais caractère. Il était question de Vadim et pour cela, elle serait intransigeante avec ces idiots de superstitieux.
Au même moment commença le tant attendu quart d'heure de valse. Quel terrible hasard... Avec ce qu'elle avait entendu et combattu, l'héritière n'avait plus envie de rien, juste fuir cette réception absurde qui exacerbait son besoin d'isolement et de sérénité.
Elle devait se calmer d'urgence avant de dépasser les bornes. Elle ne voulait pas faire honte à son père, présent dans la salle, ni à Vadim.
Seule dans un coin, la musique enchanteresse nimbant son cœur enflé, Jaya captiva les regards demandeurs sur son chemin. Les jeunes hommes se jaugeaient des yeux, se mettant au défi de l'aborder, voire de l'inviter à danser. Le courage retombait bien vite lorsqu'ils pensaient à son intimidant mari. Cela frôlait la folie !
Bien qu'il ne fût pas présent – occupé à narrer aux souverains sa méthode d'enseignement de l'art du combat aux soldats –, ces « fils de » tout juste en âge d'épousailles n'étaient pas à l'abri de se faire surprendre par ce maudit balafré. Il serait capable de leur jeter un mauvais sort pour les punir d'avoir touché à sa femme. Autant maintenir une distance de sécurité pour mieux se rincer l'œil sur cette délicieuse beauté nordique.
Un seul brava l'hésitation générale.
— M'accorderez-vous cette danse, chère belle-sœur ?
Jaya leva des yeux ébahis et rencontra Leftheris. Sa présence réconfortante et familière dissipa une part de sa fureur passagère. Elle devait admettre qu'il était tout particulièrement séduisant, ce soir. Son pourpoint princier en brocard crème, cintré, ainsi que sa belle cape lui allaient à merveille. Pourquoi venait-il perdre son temps avec elle alors que de nombreuses filles célibataires mourraient à l'idée de danser avec lui ? Peut-être avait-il pris pitié d'elle en la voyant isolée, sans son mari pour l'inviter à danser.
Elle ne s'en plaignait pas.
— Je n'apprécie pas trop la danse dans les réceptions.
Leftheris parut surpris, avant de rire nerveusement. Les filles aimaient pourtant toutes danser...
— Quand est-ce que vous l'appréciez, alors ?
— Quand il y a moins de monde...
Le vice-général lui sourit. Elle se détachait tant des standards habituels des nobles dames... Une rose qui se rougissait davantage dans un bouquet trop terne.
— Dans ce cas, vous n'aurez qu'à me regarder, comme ça, vous ne verrez plus les autres autour. Je vous en prie...
Était-ce l'ambiance ou bien le sourire charmant de l'ainé, mais Jaya fut inspirée par ces mots. Elle lui renvoyait sa moue, un soleil dans la nuit, rougi de vie comme ses joues. Elle n'y voyait aucun mal ; ce n'était que son beau-frère, après tout, un ami. Sa fine main se glissa dans la sienne, douce, elle sembla le caresser. Leftheris baissa un œil captivé sur elle, puis déglutit.
Elle était si proche de lui...
Bien davantage lorsqu'il l'emmena au milieu de la foule dansante. Son cœur vibra plus fort quand il passa ses mains sur sa taille, sentant sous ses doigts la volupté de ce corps de femme à travers la soie. Une éblouissante sensation qui atteignit son paroxysme quand Jaya se déposa sur ses épaules.
Leftheris virevolta lentement, emmenant sa si belle partenaire dans sa ronde. Des yeux se soulevèrent sur eux, principalement ceux du sexe opposé. Toute l'attention du prince était dédiée à Jaya, mais elle, percevait distinctement le dédain des prétendantes à son encontre. Surtout la reine de l'évanouissement qui lui jetait un regard acéré, empreint de rancœur.
— Ne faites pas attention à ces demoiselles, princesse. Elles ne pensent qu'à attirer les bonnes grâces d'un membre de la famille Blanchecombe.
— Vous en l'occurrence.
Il expira un rire sans desserrer les lèvres.
— Étant le seul célibataire, effectivement. Parfois, je me dis que je serais mieux marié, comme Vadim. Ça m'éviterait pas mal de désagréments.
— Pour cela, il faut vous trouver une femme.
Le regard d'acier ricocha sur la douce créature valsant avec lui. Son cœur accéléra, il le sentait cogner contre ses os pour déchirer les chairs et s'enfuir.
— Ce n'est pas toujours facile.
— Pourtant, vous avez l'embarras du choix.
— Le choix est restreint lorsqu'on y trouve pas celle que l'on veut.
Pensait-il à Varvara ? Lorsqu'il planta ses yeux dans les siens, Jaya y perçut comme une pointe mièvre de tristesse, l'écho d'une douleur viscérale. Elle en était persuadée. Qui d'autre l'aimait pour lui ? Qui rougissait à sa simple mention ? Qui perdait ses moyens au moindre effleurement ?
Varvara...
Leur romance était si jolie à ses yeux, cachée et souffrante. Un peu comme celle qu'elle avait eu avec Tiordan...
Si seulement la royauté n'était pas si à cheval sur les rangs sociaux, son amie pourrait vivre son amour au grand jour et Leftheris aussi.
Lorsqu'il la serra plus près de lui, Jaya put sentir le torse ferme de son beau-frère à travers sa veste. Il était si proche que leurs fronts se touchaient presque. Le parfum rosé de la jeune femme flotta jusqu'à lui et fit frémir son échine.
Une délicieuse odeur de calvaire.
Depuis sa place, aux côtés de son père et du roi Frost, Vadim extériorisa un soupir d'ennui. Voilà une heure qu'il s'efforçait de répéter ses enseignements à de vieux ducs à moitié sourds. Il avait horreur de jouer les perroquets et l'ambiance générale l'irritait au point de le faire taper du pied. Les figures royales conversaient de sujets forts militaires qui ne suscitaient guère son intérêt.
Il avait hâte que cette mascarade prenne fin...
Tournant la tête, les joues bouffies d'un air courbatu, il chercha Jaya du regard. Elle siégeait près de la scène où se produisaient les musiciens depuis un certain temps. Elle lui avait paru aussi ennuyée que lui par cette soirée et il avait brûlé d'envie d'aller la rejoindre pour lui tenir compagnie. Hélas, les princes se devaient d'assister leur père, afin de briller devant la noblesse insupportable de Cassandore.
Il ne la trouva pas. Jaya n'était plus vers la scène.
Où était-elle ?
Sa tête dépassant la majorité de celles présentes, il n'avait qu'à tendre le cou pour balayer la totalité de la salle. Où était passée cette robe bleue ? Serait-ce possible qu'un homme soit venue l'importuner pendant qu'il avait le dos tourné ? Il n'espérait pas, car il n'avait pas envie de saccager la réception après avoir redéfini la face d'un invité du plus dur de ses phalanges.
Soudain, son œil heurta une chose qui ne lui plut guère.
La soie bleue se montra, valsant dans les bras d'une élégante veste crème. Sous son loup, le regard de Vadim se durcit, se plissa de rage.
Leftheris... Comment avait-il osé ?
Son cœur hurla, tambourinant de colère. Il ne prêtait même plus l'oreille aux conversations. Son être tout entier était absorbé par cette scène qui lui broyait l'estomac. Par cette main badine que son frère glissait sur la hanche de sa femme...
Au vent les exigences, c'en était trop !
Délaissant les rois qui, surpris de son départ abrupt, échangèrent un regard perplexe, Vadim se fraya un chemin à travers la foule, n'hésitant pas à jouer des coudes pour progresser plus rapidement vers son perfide aîné. Le poing serré et tremblant, il se trouvait à quelques mètres seulement quand Jaya l'aperçut du coin de l'œil.
Il était visiblement hors de lui. Elle le remarquait rien qu'à sa démarche légèrement voûtée.
Lâchant Leftheris qui la regarda, confus, la jeune femme voyait venir l'affrontement. Pas ici, pas maintenant. Pas au milieu de tout ce monde. La main brusque de Vadim s'abattit sur l'épaule du vice-général, qui le toisa avec mépris.
— Tu as un problème, petit frère ?
— J'en ai un, oui... Je trouve ta proximité avec ma femme totalement inappropriée, si tu veux mon avis. Qu'est-ce que tu cherches ? Tu n'as pas assez de donzelles affamées de ton manche autour de toi pour jeter ton dévolu sur la seule qui t'est interdite ?
Jaya eut l'impression que son âme quittait son corps pour partir en fumée face à cette vulgarité inopinée. Le rouge envahit instantanément l'ensemble de son visage. Leftheris, quant à lui, laissa échapper un ricanement hautain qui fit dresser les poils sur la nuque du marqué.
— Quelle risible jalousie ! Tu es absolument grotesque... Quel manque trivial de respect devant la princesse, ces mots ne devraient pas être présents dans la bouche d'un prince émérite et distingué. Jaya est bien assez grande pour danser avec qui elle veut sans arrières-pensées. C'est une réception. Si tu ne peux comprendre cela, c'est que ton cerveau ne fonctionne plus très bien à force que je te le cogne. Elle était seule dans un coin, abandonnée. Tu n'as donc pas à monter sur tes grands chevaux de la sorte.
— Tu insinues peut-être que je délaisse ma femme ? Rien n'est plus infernal que cette foutue réception pour moi ! Alors ne me cherche pas, Leftheris, je n'aurais aucun scrupule à t'abattre ici devant tout le monde.
— C'est une menace ?
La tension était palpable et commençait à attirer l'attention des plus curieux. Jaya ne pouvait rester ainsi sans bouger, elle refusait qu'ils se battent ici pour une ridicule histoire de danse. Vivement, elle s'interposa entre eux et appuya ses mains sur le torse de son mari. Une légère pression et elle le fit reculer d'un pas. Elle sentait son cœur battre de rage dans sa poitrine.
— Vadim... S'il te plaît...
Elle accrocha son regard noir, le calma d'une caresse. Il soupira...
C'était vulgaire de se donner ainsi en spectacle.
Gardant une contenance digne et un sourire enjôleur face aux invités, Leftheris préféra s'éclipser avant que sa patience ne s'effrite. Jaya ne lui offrit qu'un regard furtif, gorgé de pardon. Ce qui l'attristait le plus, c'était de voir cette si belle et respectable femme contrainte de subir les caprices de cet animal, dont les crises surgissaient trop abruptement pour être réfléchies.
Quel péché, quelle erreur...
Enfin seuls, bien qu'entourés, Jaya enlaçait étroitement Vadim, cherchant à apaiser la frénésie de son rythme cardiaque. Sa haine se dissipait progressivement à mesure qu'elle déployait sur lui cette envoûtante magie. Celle de son corps, de sa douceur, de son affection. La voir ainsi avec Leftheris lui avait fait perdre les pédales. À bien y réfléchir, il avait sans doute agi de manière trop impulsive. Trop volcanique devant le peuple... Si cela n'avait concerné que sa propre réputation, il n'en aurait eu strictement rien à faire, celle-ci était déjà bien assez entachée. Mais en l'occurrence, il s'agissait également de celle de Jaya.
Ils étaient au milieu de la piste de danse. Autant en profiter pour faire passer la pilule et tasser les choses, même à contrecœur.
Empoignant sa taille pour la ramener au plus proche de lui, Vadim la surplombait de son regard portant encore des mouchetures courroucées.
— Vadim... Qu'est-ce qui t'a pris de cracher des choses pareilles ?
— Je n'ai qu'une chose à dire : ne t'approches plus aussi près de lui, Jaya.
— Pourquoi ? Je n'ai rien fait de mal...
— Toi non...
Mais lui, oui ? Était-ce ce qu'il tentait de lui faire comprendre ? Il détacha ses yeux d'elle pour se pincer les lèvres.
— Tu ne comprendrais pas.
— Je veux comprendre... Ce n'est pas que de la jalousie, Vadim.
Il ricana.
— N'y pense même pas. C'est un conseil que je te donne. Ne cherche pas à savoir.
Elle le jaugea avec étonnement. Bien qu'arborant un maigre sourire, une indéniable autorité émanait de ses paroles. Pourquoi entretenir tant de mystère autour de ces étranges comportements ? Son regard, tel un miroir lui renvoyant son propre reflet, demeurait imperméable.
Lentement, le blond commença à la faire valser.
— Tu te rappelles notre première danse, à Alhora ? Tu étais si gênée, si lointaine quand je te tenais près de moi. Tu étais si belle, comme je n'en avais jamais vue, et maintenant bien davantage.
Il se rapprocha d'elle et cala sa tempe sur la sienne, lui partageant son enivrant parfum marin. C'était comme s'il reprenait une goulée d'air après avoir été immergé sous l'eau. Il avait besoin d'elle pour respirer dans ce maudit bal. Profitant de ce contact qu'elle aimait plus que de raison, Jaya ferma les yeux et se laissa aller à ses souvenirs, glissant sa main sur toute la longueur de l'épaule de son sulfureux mari. Ses murmures ressemblaient au roulis des vagues à son oreille.
Plus rien ne vivait autour d'eux, ils étaient isolés du monde dans leur bulle.
— Si innocente, tellement scintillante... Je n'ai vu que toi au milieu de la foule, tu rayonnait et effaçait tout le monde autour de toi. Tu étais seule dans ton coin, attendant qu'une main vienne te cueillir. À la première seconde où je t'ai vue, j'ai su que c'était toi... je l'ai su tout de suite... que je voulais t'épouser. Que tu serais à moi. Je n'ai jamais rien eu d'aussi beau que toi dans ma vie, d'aussi rare. Je t'aime follement, Jaya, je ferais tout pour toi... Je serais capable de tout...
Sa main cajoleuse coula sur ses hanches, posant une douce pression sur ses reins. Jaya pouvait le sentir se coller à elle, souffrant face à son corps frêle. Vadim... Ses mots la bercèrent au point où son âme embrassa la sienne, les bras autour de son cou. Briser les codes en ignorant les regards sur leurs travers, un sourire ému aux lèvres, quelle était plus belle déclaration d'amour ?
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