
La Cruauté Staranienne 10/10 ✔️
Danil Blanchecombe-Northwall, tel fut son baptême, avait été enterré dans le caveau royal de Cassandore, auprès de ses ancêtres. Les obsèques avaient été prononcés lorsque Jaya fut apte à sortir de son lit, encore profondément affaiblie. Vadim avait dû la tenir contre lui durant la messe délivrée par le père Thésélius, son corps tremblant menaçait de s'écrouler au moindre souffle de vent porté par la côte maritime. Le tout petit cercueil, pas plus grand qu'une bouteille de vin, rejoignit la terre sous les larmes de sa mère. Le père, les yeux rouges, gardait la force devant sa famille et celle de son épouse, serrant les dents pour ne pas flancher. Il l'avait promis...
Une vie si vite écourtée, n'ayant même pas eu l'occasion d'y goûter.
Parmi les premiers rangs de la foule assemblée, Leftheris ne pouvait détacher son regard de Jaya. Aux côtés de son père –dont le décès de cet enfant avait profondément attristé et déçu–, il lui était impossible de contempler cette boîte renfermant le corps de ce neveu qu'il n'avait jamais souhaité et envers qui il avait nourri tant de haine. Pourtant, la peine s'insinuait dans son cœur. Était-ce l'atmosphère ? La grisaille du jour sur la falaise ? Ou peut-être les larmes de sa belle-sœur ?
Elle était inconsolable et c'était compréhensible. La souffrance, la fatigue et la tristesse pesaient lourdement sur sa poitrine. Lorsqu'elle se pencha en avant pour embrasser une dernière fois le cercueil blanc avant qu'il ne rejoigne ses ancêtres, il réalisa à quel point l'amour d'une mère était immense, même face à la cruelle étreinte de la mort.
Il n'avait pas osé lui parler pour lui adresser ses condoléances. Autant par le manque de temps suite à la guerre, que par honte. Il craignait si fort qu'elle le repousse après toutes les histoires dont il avait été sujet, dernièrement. Pourtant, il allait devoir le faire, par respect et parce qu'il s'en aurait voulu de lui cacher à quel point il partageait son chagrin.
Mais pas devant tout le monde.
Dès la fin de la messe, Byron se consacra de nouveau à la gestion des esclaves staraniens qui continuaient d'affluer sur ses terres, à la suite du démantèlement de l'armée rivale. Des équipes cassandoriennes étaient restées là-bas pour superviser leur nouveau territoire et prévenir tout débordement de la population. Ce serait un parcours du combattant qui durerait encore de nombreux jours. Aucune victoire n'était une étape aisée pour un empire.
Encore faible, Jaya fut escortée en direction du Beffroi. Elle lança un dernier regard humide derrière elle avant de s'éloigner, Vadim demeurait debout devant le mausolée désormais scellé. Perché sur la falaise, face à la mer, ce lieu constituait le point de rencontre ultime de tous les Blanchecombe lors de leur dernier voyage. Le vent froid porté par la mer en contrebas soulevait sa chevelure au gré de ses caprices. Il ressentait encore le besoin de se recueillir, de rester un peu plus longtemps auprès de son petit garçon, et elle ne l'en empêcherait pas, même si son corps affaibli réclamait éperdument sa présence.
Elle savait qu'il avait aussi besoin d'être seul.
Or, une silhouette drapée d'une cape de fourrure noire, couleur du deuil, vint se mettre à côté de lui.
— Tout va bien, mon garçon ?
Sans même détourner son regard, Vadim savait qu'il s'agissait de Frost. Il était le seul à être venu le voir pour s'inquiéter de son état. Ni son père, obnubilé par sa guerre, ni son frère exécrable n'avaient manifesté de telles marques de bienveillance les uns envers les autres, et ce, depuis toujours. Il n'en était donc pas étonné et, de toute manière, il n'aurait pas voulu de leur sympathie.
Celle des gens importants pour lui passait avant tout.
— On fait aller, nous n'avons pas le choix, répondit-il après avoir prit une longue inspiration.
— Je le sais. La mort est une chose contre laquelle se battre est vain. Elle gagne et nous perdons, c'est ainsi. Elle ne pense pas aux familles détruites, après son passage.
Vadim garda le silence devant ces mots irréfutablement vrais.
— Vous n'avez pas versé une seule larme.
— Je l'ai fais pour Jaya. Elle m'a demandé d'être fort pour elle et notre fils. En tant qu'époux et père, je... je me devais d'honorer ses paroles.
Ce garçon était d'un courage surprenant. Bien plus que la plupart des hommes de son âge, à ses yeux. Pour une rare fois de sa vie, Frost réalisa qu'il avait fait le bon choix en mariant sa fille à ce prince valeureux et respectable.
— Je voulais vous remercier, Vadim. Merci de prendre soin de ma fille...
— C'est mon devoir de mari, mon roi.
— Ce n'est pas que ça. Vous... vous l'aimez beaucoup, n'est-ce pas ?
Cette fois, Vadim s'arracha à la contemplation du grand caveau de pierres pour toiser son beau-père. Parler de sentiments devant un roi était un acte que la morale répudiait dans la royauté. Les sentiments étaient pour les faibles et romantiques notoires et les partager ainsi relevait de l'audace. C'était... si niais et ridicule ! Mais qu'importe...
En ce jour, Vadim n'avait plus rien à perdre. Son cœur était bien trop plein, il fallait qu'il explose tôt ou tard.
— Je suis follement épris de votre fille, mon roi. J'étais prêt à mourir sur les dalles de Starania pour la retrouver. Et je m'en veux tellement de ne pas avoir pu arriver plus tôt, car j'aurais peut-être pu sauver mon fils aussi. Si vous saviez... comme je peux l'aimer...
Il se pinça les lèvres pour réprimer un sanglot ridicule. Plus question de pleurer devant quiconque... Il paraissait déjà suffisamment vulnérable aux yeux de son peuple et de ses proches après ce qu'il s'était passé, alors verser des larmes devant son beau-père, non merci ! Frost ne le quittait pas des yeux, mesurant chaque mimique de son visage marqué par la pâleur du chagrin.
— Je le vois, vous savez. Jaya est parfois un peu dure, mais c'est un bonheur de l'aimer. Il n'y a pas de mal à parler de sa crainte ou ses sentiments, mon garçon. Nous avons tous aimé durant notre vie, moi-même j'aimais ma femme à un point que vous n'imaginez guère. L'amour fait du bien, elle rassure dans notre solitude. Dès lors, on se sent plus fort, entouré, et rien n'est plus beau que de se sentir exister pour quelqu'un. Jaya vous aime aussi énormément.
— Je le sais... Nous avons souffert durant notre mariage, ça n'a pas toujours été la joie, surtout dans les débuts, mais cet enfant... Nous l'attendions, nous le voulions tellement... Le perdre est la pire épreuve que nous avons à passer. Je n'imaginais pas éprouver à nouveau ce genre d'angoisse. Je pensais intimement avoir dompté tout ça avec les années et les différentes épreuves que j'ai eu à traverser, mais j'avais tort. Et Jaya en souffre encore plus que moi... et c'est normal. Je ne sais pas quoi faire pour la rassurer...
La main de Frost se posa délicatement sur sa large épaule.
— Soyez simplement là pour elle.
Être là pour les gens qu'on aimait était la chose la plus importante dans ce genre de drame. Un soutien pour subsister. Il serait là pour Jaya jusqu'à ce qu'il se soit écroulé, le visage et le corps en sang. Il se relèverait toujours pour ne plus jamais l'abandonner. Car c'était cela aimer... Aimer profondément sa femme.
Se tenir la main pour braver ensemble les tempêtes de la vie.
❅
Arrivé l'après-midi, Jaya quitta la salle des repas, la boule au ventre.
Elle n'avait pas mangé, simplement fait acte de présence avant de partir en plein milieu du déjeuner, prétextant une fatigue soudaine. Vadim et Frost, seuls présents avec elle durant cet instant, ne s'étaient guère opposés à son départ. Ils savaient qu'elle avait besoin de repos après ce qu'elle avait vécue, mais en réalité, Jaya voulait simplement être un peu seule.
Posée sur la passerelle du premier étage, elle ferma les yeux une seconde pour méditer. Le silence du Beffroi l'aidait à remettre ses idées en place. Mais à peine les rouvrait-elle qu'un ouragan de souvenirs la terrassait jusqu'à lui nouer la gorge.
Elle ne ressentait plus rien hormis la tristesse, désensibilisée par la perte aussi dure que le mordant de l'hiver. Telle une couverture, elle se dissimulait sous son propre poids, s'esquintait et disparaissait. Il était plus difficile de se revêtir d'une image brave que de se laisser sombrer. Elle savait qu'elle était entourée de son tendre Vadim, de son père adoré, mais plus que jamais Jaya se sentait seule, vide d'une part d'elle-même.
— Jaya ?
Déverrouillant ses paupières, l'appelée se tourna vers le sommet des escaliers, juste à quelques pas d'elle. S'il y avait bien une personne qu'elle ne s'attendait pas à voir ici, tout de suite, c'était bien Leftheris. Elle l'avait vu surgir sous ses yeux alors qu'un épais silence les enveloppait. Il était parti à peine la messe terminée, rejoindre son père sur son maudit terrain de jeu. Depuis son retour à Cassandore, depuis la fin de la bataille, depuis cette nuit de souffrance ultime où son cher petit Danil avait poussé son premier et dernier souffle, ils n'avaient pas échangé un seul mot.
Depuis qu'elle savait tout le concernant...
Son regard le criblait de reproches, son si beau regard encore rougi par les larmes. Aucun d'eux n'osait briser le silence instauré. Le général, rassemblant son courage, décida de faire le premier pas.
— Je... Je voulais vous présenter mes plus sincères condoléances.
— Merci...
Le trouble dans sa voix résonnait comme une cloche douloureuse dans son cœur.
— Je m'excuse de ne pas l'avoir fait avant, Jaya, mais... Je voulais vous parler seul à seul.
— À quel sujet ?
Sa question était sortie comme une évidence, même si le doute n'était pas permis dans ce genre de cas. Elle savait pertinemment de quoi il allait parler et préféra le devancer avant de perdre patience.
— La cape... N'est-ce pas ?
Décontenancé, Leftheris écarquilla les yeux, ne s'attendant point à ce qu'elle aborde ce sujet avec une telle violence. Il déglutit, sa salive se parant d'une amertume déplaisante. Il aspirait tant à s'expliquer en douceur, à lui faire comprendre sans la faire souffrir davantage, mais c'était peine perdue. La confrontation était inévitable. Lorsqu'elle se redressa, bien droite face à lui, il ne put que détourner le regard devant le jugement implacable de ce petit bout de femme haute comme trois pommes.
— J'ai tout entendu, vous savez... Je suis désormais informée de l'essentiel. Et certaines révélations à votre sujet m'ont profondément déplu. Des faits qui me déçoivent et me répugnent. Pourquoi avez-vous agi ainsi ? Quelle singulière obsession entretenez-vous à mon égard ?
Des marmonnements presque inaudibles se disputaient au bord de ses lèvres. Il n'arrivait tout simplement pas à lui expliquer, à lui faire saisir les raisons pour lesquelles son cœur lui avait dicté cette bien terrible fantaisie. Serait-elle en mesure de le comprendre, du moins ? Pourrait-elle lui accorder son pardon ?
— Ne cherchez pas d'excuses, je vous en prie.
— Non, je n'en cherche pas... Oui, c'est vrai, j'ai pris votre cape sans vous le dire et j'en suis désolé.
— Que cherchiez-vous donc à faire ? Il y a bien plus que cela et vous le savez ! J'ignore pourquoi vous avez eu l'idée de prendre cette cape, ou même de... de... m'espionner ! Peut-être désiriez-vous semer la zizanie entre Vadim et moi. Vous espériez peut-être briser notre mariage, par vengeance, à l'instar du votre. Je suis parfaitement au fait des machinations de votre père par rapport à cela...
Elle avait donc réellement tout entendu ? Elle connaissait donc leur histoire, celle qui aurait dû s'écrire dès l'aube de leur rencontre... Juste eux deux, devant Ymos. Elle savait aussi pour la serrure... et pour cela, il ne pouvait qu'avaler péniblement sa honte.
— Quelle image dégradante je porte, désormais ? Celle de la femme frivole qui abandonne ses linges dans la chambre d'autres hommes ?
— N-non... Je ne voulais pas porter atteinte à votre réputation...
— Alors pourquoi ? Pourquoi vous avez fait ça ?!
Parce qu'il brûlait d'amour pour elle... Qu'il crevait jour et nuit de la voir au bras de son frère alors qu'elle aurait dû être à lui ! À lui et à lui seul ! Lui dire cela la mettrait encore plus en colère. Comment lui expliquer les tremblements, la peur, les paroles qu'il s'empêchait de dire, la tentation de sa peau, les larmes qui coulaient sans connaître l'issue de leur chemin. Les pensées qui l'agressaient à trois heures du matin, seul dans son lit...
Impossible... Ce n'était pas le moment, pas le jour...
— Je... je voulais juste vous avoir un peu près de moi...
— Pourquoi ?!
Elle était erratique, brisée. Son seul désir était d'obtenir des réponses pour refermer ce chapitre maudit qui l'avait conduite à sa plus grande perte. Leftheris avait besoin d'elle, de la voir, de l'écouter, de lui parler, de la sentir, mais cela avait quelque chose de destructeur. La solitude était difficile et empoisonnante. Cependant, aimer les autres était tout aussi dur, et le piège y résidait. Le piège que le cœur épris s'érigeait, celui où il se retrouvait captif malgré lui, bien loin de la raison.
— J'attends de vous la vérité sur vos actes. Je veux l'entendre.
Lorsqu'on aimait quelqu'un, il fallait lui dire. Le déclarer, même en redoutant que cela puisse être inapproprié ou engendrer davantage de tourments qu'il n'y en existait déjà. Même en craignant que cela ne vienne chambouler l'entièreté de sa vie, tant pis, il fallait le proclamer avec force ! Son cœur meurtri n'aspirait qu'à cela...
Alors pourquoi gardait-il lâchement le silence ?
Yeux dans les yeux, Jaya décela quelque chose dans l'éclat soyeux de ses iris argentés. Un élément qu'elle ne souhaitait ni voir, ni accepter, craignant que l'image de celui qu'elle considérait autrefois comme son ami ne change à jamais. Pas avant qu'il ne lui ai dit ouvertement. Si ses craintes se révélaient exactes, elle voulait qu'il assume, qu'il se dresse comme un homme et lui avoue tout, afin qu'elle ne ressente plus jamais de pitié à son égard.
Cependant, son beau-frère ne lui apportait aucune réponse. Il baissa la tête, elle grimaça.
Cet affrontement ridicule ne mènerait à rien...
— Je vois... Dans ce cas, je vous demanderai de ne plus m'adresser la parole. J'espère avoir été claire.
Sans un mot de plus, Jaya tourna les talons et préféra s'en aller sous les yeux humides de culpabilité de Leftheris. La voir s'éloigner lui fendait l'âme. Non... elle ne devait pas partir !
— Jaya... Attendez, Jaya, je vous en prie... !
Elle interrompit son ascension à mi-chemin, puis posa un regard lourd sur lui. Il s'était précipité à sa suite avant de s'immobiliser sur la première marche. Agrippé à la rampe d'escalier, il aurait voulu lui hurler de rester, la prendre dans ses bras et la réconforter. Écrire une trace de son amour indécent en elle. Une trace comme elle avait laissé en lui sans vraiment le vouloir. Une trace belle et grande, douce et brûlante, incrustée de sentiments absurdes. Il avait envie de réparer cet irréparable, s'excuser pour ses chagrins à en perdre la voix et inventer ce qu'ils n'avaient pas eu la chance de connaître ensemble.
Mais ses yeux... Ils le poignardaient, le défendaient de dire un mot de plus.
Quand elle disparut à l'étage, Leftheris baissa la tête devant sa lâcheté aberrante. Sa peine l'aurait fait tomber à genoux, pleurer un seul et unique nom.
— Jaya... par pitié... ne partez pas...
Au pied des marches, une première larme glissa sur sa joue. Une larme de rage et de chagrin. Puis une autre, avant que le marbre sous ses pieds ne les intercepte. Sa silhouette tremblotante dans la terne luminosité du Beffroi ressemblait à un martyr que l'on venait de fouetter. La douleur, le cœur empoigné par des serres crochues, Leftheris déplora ce jour. Le pire de sa vie.
Elle était sa plus profonde blessure, celle qui survivait partout sous sa peau. Une cicatrice qui ne partirait jamais malgré son devoir et toute sa volonté.
Même s'il venait de la perdre pour de bon, à cet instant.
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