
Alliance & Rencontre 3/4 ✔️
C'était bien lui, Jaya ne rêvait pas.
L'inconnu du bal... Son nom était donc Vadim Blanchecombe. Un fils Blanchecombe. Si elle avait su ça, ce soir-là... Si seulement elle avait su, elle ne lui aurait pas laissé l'honneur de l'approcher. Surtout en apprenant le coup bas qu'il lui avait fait par la suite.
Elle lui avait probablement tapé dans l'œil lors de ce maudit bal, puis, tirant avantage de l'alliance entre leurs deux royaumes, il en profitait pour lui ôter sa liberté. Cette idée faisait bouillonner son sang et rugir ses larmes. Non ! Elle refusait de laisser transparaître quoi que ce soit, sauf une froideur indescriptible envers cet homme masqué.
Pourquoi portait-il ce loup affreux, d'ailleurs ? Avait-il honte de l'affronter face à face ? Elle l'ignorait et n'avait même pas envie de le savoir.
La suite de la soirée se déroula dans la salle de repas, où un dîner des plus somptueux était servi, n'attendant que les invités pour être dégusté. Cependant, Jaya n'avait pas faim. Installés, le roi et les Blanchecombe se délectaient dans un braillement de conversations qui lui était insupportable. Ils ne parlaient quasiment que d'elle, de ce « mariage » et des bienfaits que cette union allait apporter à leurs deux villes respectives. La jeune femme les observait sans rien dire, triturant nerveusement un morceau de cerf dans son assiette. Se tenir assise droite avec son corset l'étouffait et l'empêchait presque de respirer. Ou alors, était-ce tous ces regards sur elle qui l'oppressaient et la faisaient se sentir comme un vulgaire prix à gagner.
Quel sentiment dégradant...
En face d'elle, Leftheris la regardait sans relâche et détournait presque timidement la tête lorsqu'elle le remarquait. Devait-elle comprendre quelque chose dans ce comportement ? Ou était-ce simplement une coutume très impolie de cette famille ? Vadim, quant à lui, avait été placé à côté d'elle.
Il était si grand... Même assis, la différence de hauteur de ses épaules comparée aux siennes l'avait piquée. C'était intimidant, à y réfléchir... tellement qu'elle n'avait pu poser sur lui qu'un œil furtif au début du repas.
Elle n'osait même pas tourner la tête de peur de croiser son regard.
Pourtant, elle sentait le sien glisser sur elle sans gêne. Il tentait vainement d'accrocher son regard, d'établir un contact, mais il devait se rendre à l'évidence... Elle le fuyait.
— Parlez-moi un peu de vous, Vadim. Vous n'êtes pas très loquace, visiblement. J'aimerais en savoir davantage sur celui qui va devenir le mari de ma précieuse fille.
Les mots du roi Frost ramena l'attention de tous sur sa personne.
— Veuillez m'excuser, mon roi. J'ai appris à être calme devant la grandiloquence dont mon père et mon frère font preuve.
Venait-il de les traiter de pipelettes de manière soutenue ? Une pointe de sévérité électrique à l'égard de Vadim scintilla dans l'œil de Leftheris. Jaya le comprenait. Quelle audace de proférer un tel discours avec un petit sourire en coin.
— Vadim a fait l'armée aux côtés de son frère, lança le père Blanchecombe, espérant calmer le jeu. Il était un très bon élément stratégique et est un excellent combattant de mêlée au corps à corps. Il manie très peu les armes, disons-le. Pour ça, personne ne surpassera Leftheris.
Le fils aîné ricana discrètement devant le roulement d'yeux de son cadet. Le père continua :
— Comme le rôle de général de l'armée reviendra à Leftheris, Vadim œuvre désormais dans l'école de combat formant les futurs soldats de notre armée.
— Ah, très bien, souffla le roi Frost, subitement intéressé. Quel genre de combat enseignez-vous dans cette école ?
— J'enseigne l'art de survivre, mon cher roi. Ce n'est parfois pas facile, beaucoup échouent, mais survivre grâce au questionnement et à l'élaboration d'un plan bien ficelé est, selon moi, plus efficace que de foncer bêtement dans la masse et finir sur un bain de sang.
Après cette déclaration, un calme pesant s'installa, interrompu seulement par l'accord du père Northwall. Les Blanchecombe, quant à eux, demeurèrent silencieux. Le regard de Leftheris se crispa davantage en direction de son cadet, qui lui rendit cette menace oculaire avec une intensité décuplée. Bien que muet, l'ainé ne partageait pas les idées farfelues de son frère, et le langage corporel était souvent plus expressif que les mots. Le frottement répété de son pouce contre son index laissait deviner un grand agacement brûlant au plus profond de lui.
— C'est remarquable. Je suis heureux de constater que ma fille pourra compter sur un homme fort et intelligent pour assurer sa suite et sa sécurité.
— Évidemment, je la protègerai au péril de ma vie. Soyez tranquille.
Jaya papillonna des yeux sans leur prêter plus attention. Elle était fatiguée. Tout cela devenait lourd et attisait son envie de partir. Dormir pendant des années et se réveiller pour constater que tout ceci n'était qu'un rêve. Qu'elle avait imaginé ce futur mariage et que Tiordan était encore là, près d'elle...
La tête baissée, elle mordit doucement sa lèvre inférieure pour contenir son chagrin à la limite de ses paupières. Ses deux mains, jointes sur ses cuisses, se crispèrent frénétiquement sur le tissu noble de sa robe qui se froissait sous la tension de son étreinte.
Soudain, des doigts inconnus glissèrent doucement sous la table et recouvrirent ceux de la jeune femme. Stupéfaite, le cœur battant la chamade, elle toisa Vadim à côté d'elle. Comment avait-il osé ? Son corps ne l'écoutait plus et sursauta contre son gré. Elle bondit si fort que la table massive trembla et offrit un mouvement de recul à son futur époux. Tous les yeux se greffèrent sur elle lorsqu'elle se leva.
Son esprit tourmenté ne pouvait plus endurer cette pression constante et la tristesse qui l'accablait de tout son poids. Sa fragile âme était au bord de la rupture.
— Voyons, Jaya... Qu'est-ce qui te prend, tout à coup ?
La voix inflexible du roi Frost la ferait presque frissonner, si elle ne tremblait pas déjà. Elle était honteuse de son comportement, mais la belle brune refusait catégoriquement de se soumettre à cette vie. Elle était prête à fuir le plus loin possible pour y échapper. Sans prononcer un mot, ni même répondre aux questions qui lui étaient lancées, Jaya quitta la salle en courant, sans se retourner malgré les appels derrière elle. Elle n'avait guère la force de le faire.
Elle dévala les grands escaliers à une vitesse effrénée, quatre marches à la fois. Les couloirs, pourtant si familiers, semblaient s'étirer à l'infini devant elle. Sa gorge brûlait de l'effort qu'elle faisait pour reprendre son souffle. Elle devait se cacher, mais où ? Elle ne le savait pas encore. Peut-être en dehors du château. Ses pas la conduisirent en trombe vers le hall principal, où, soudain, une voix retentit dans son dos tel un coup de tonnerre.
— Princesse ! Attendez !
S'arrêtant pour reprendre son souffle, Jaya fit volte-face vers son futur époux. Ce Vadim... Ce fils Blanchecombe de malheur ! Il l'avait poursuivie jusqu'ici avec la ferme intention de s'expliquer. Les mains agrippées aux longueurs de sa robe pour se déplacer plus aisément, la noble capricieuse lui appuya un œil mauvais.
— Attendez ! Je vous en prie. J'ai demandé à votre père de vous parler seul à seul, afin de vous calmer et repartir sur de bonnes bases. S'il vous plaît, écoutez-moi...
— Je n'ai pas à écouter un homme comme vous ! Vous aviez prévu votre coup depuis notre rencontre au bal, n'est-ce pas ? Vous saviez que vous alliez demander cette faveur à mon royaume. Vous saviez que mon père, le roi, ne pourrait refuser cette demande de mariage en vue de l'urgence dans laquelle se trouve notre peuple. Vous en avez profité et m'avez retiré ma liberté !
— Princesse, s'il vous plait, ne vous méprenez pas dans vos paroles...
— Ne tentez pas de jouer les hommes sages avec moi, ça ne passe pas ! Et votre petite attention sous la table était très mal placée.
— Si j'ai brusqué votre pudeur, veuillez m'excuser. J'ai simplement fais ça pour... vous rassurer.
— Me rassurer de quoi ? Me rassurer à l'idée que ma vie est foutue ? Que je suis contrainte d'épouser un homme que je ne connais pas et que je n'aime pas ? Rien ne pourra jamais me rassurer, surtout si ça vient des Blanchecombe. Je connais la réputation de votre famille et je sais ce qu'il se cache derrière votre masque de bienveillance.
Il émit un faible ricanement, comme un hoquet.
— Vous pensez réellement savoir ce qu'il y a sous mon masque ?
— Si vous parlez de celui immonde que vous portez, dans ce cas, non. Et en véritable homme et galant, vous devriez le retirer pour me parler ! De quoi vous cachez-vous ?
Cette fois-ci, Vadim ne prononça pas un seul mot, immobile et stoïque. Cependant, le changement d'expression dans ses yeux maussades ne dupait personne et encore moins Jaya. Elle l'avait atteint et en profita pour enchérir.
— Retirez ce masque... et faites-moi réellement face si vous vous pensez digne de moi.
Son regard était si intense qu'il aurait presque pu la déstabiliser si elle n'était pas déjà à bout. Elle avait été fort irrespectueuse envers lui, en y réfléchissant. Sa réputation de princesse bien élevée avait été ternie, mais cela lui importait peu. Tout ce qu'elle voulait, c'était voir au-delà de son masque. Qu'il lui montre la vérité de ses expressions. Elle voulait parler à un homme, non à un morceau de tissu sans émotions.
Et si c'était ce qu'elle désirait, Vadim céderait.
Sans un mot, après une longue hésitation, il porta sa main à son loup. Qu'importait sa beauté, pensa Jaya. Qu'il ressemble à son frère, son père ou à la duchesse d'à côté, elle n'aurait aucune pitié pour lui.
Seulement, lorsque le masque tomba, l'impulsive se décomposa.
Une sueur froide dégoulina le long de sa colonne vertébrale. Que lui était-il arrivé ? Son instinct de survie lui clamait de reculer d'un pas. Tristement, il leva les yeux vers elle. Son visage...
Il était lardé de cicatrices.
Partout. De son front jusqu'à son menton, de sa joue droite à la gauche, si bien qu'on ne pouvait presque plus discerner ses traits ciselés en dessous. Mais celle qui happa l'attention de Jaya et lui noua l'estomac fut celle sur son œil droit. Elle formait comme un crochet, une vague rosie qui tranchait sa paupière avant de s'enrouler sur sa pommette. C'était terrifiant à voir.
« Il » était terrifiant.
À tel point où son cœur apeuré accéléra et lui hurla de fuir.
— Princesse...
Il tenta une approche. Un demi-pas dans l'espoir de la rassurer et de s'expliquer sur ces impressionnantes cicatrices. Cruelle, elle n'en avait cure. Une seule idée jalonnait son esprit : partir et éviter ce mariage. Ses pieds ne l'écoutaient plus. Dissidents, ils reculaient toujours plus.
— S'il vous plaît, princesse...
— Ne m'approchez pas.
Sur ces mots sans équivoque, elle se retourna et quitta l'enceinte du château. Jaya courut le plus vite que son corps lui permettait, car Vadim la suivait. Ses pas crissaient derrière elle dans les résidus de neige de la grande cour. Cachée au niveau du carrosse des Blanchecombe, elle retira rapidement ses bottines à talons, trop handicapantes pour la course et termina en épais bas de laine. Elle aurait très froid, mais irait plus vite. Sa folie n'avait pas de nom, hormis celui de sa liberté. Les larmes coulaient sur ses joues, brouillant sa vue déjà appauvrie par la nuit.
La voix de Vadim porta dans son dos. Il se rapprochait.
Une fois sortie de la cour, Jaya longea les barrières de pierres, s'enfonçant dans les premières habitations d'Alhora jusqu'à atteindre les écuries royales. Où pouvait-elle aller ? Certainement pas chez Symphorore. La situation était trop critique, elle ne pouvait se permettre de mettre son amie en danger. C'est alors qu'elle heurta un mineur épuisé, qui revenait des exploitations de cristaux et se dirigeait vers son logis, près des écuries. Ses yeux se posèrent alors sur les Montagnes Boréales.
Par delà le mur... Non, c'était une mauvaise idée. Cet endroit était bien trop dangereux.
— C'est vous, princesse Jaya ?
Le mineur la reconnut immédiatement. Que faisait-elle ici, désemparée, les pieds nus, en dehors des murailles du château ? L'homme resta sans voix, figé par la surprise. Se pourrait-il que la jeune femme ait un problème ? Face à l'air confus du mineur, Jaya prit du recul. Elle savait pertinemment qu'il ne tarderait pas à alerter les gardes de sa fuite. Dans cette situation, elle n'avait plus le choix si elle voulait éviter une telle issue.
Elle se dégagea de sa prise et s'éloigna encore un peu plus, en se dirigeant vers l'entrée de la porte arrière du mur qui donnait directement sur la Forêt des Murmures : le pied maudit des Montagnes Boréales. C'était par ici que Tiordan avait pris la fuite. Peut-être pourrait-elle le retrouver et fuir avec lui loin d'Alhora. Ce fragile espoir lui donna le courage de continuer, malgré le froid hivernal qui la mordait. Ses pieds étaient en feu, engourdis par le froid, elle ne les sentait presque plus. Ses chaussettes trempées s'enfonçaient dans la boue gelée, s'alourdissant de seconde en seconde.
Aux abords des barrières en bois que Tiordan avait franchies, Jaya se lança à son tour. Mais, dépourvue de l'agilité de ce dernier, elle s'effondra dans la couche de neige de l'autre côté. Sa robe, trop lourde et encombrante, ne l'aidait pas. Les appels désespérés de Vadim au loin furent le moteur la poussant à se relever. Sans plus attendre, elle s'élança à vive allure vers la forêt.
À cette heure-ci, le monde entier semblait plongé dans l'obscurité. Le chemin devant elle n'était plus qu'un sentier trouble, plus indistinct au fur et à mesure qu'elle s'éloignait de la ville. Finalement, ses mains entrèrent en contact avec le mur. D'une hauteur impressionnante, il avait été érigé dans l'unique but de protéger Alhora d'une éventuelle récidive du Géant Gelé.
Et si elle le croisait, de l'autre côté ?
Était-ce vraiment une bonne idée ? Évidemment, la réponse était non, mais à ce moment précis, son esprit était tellement embrouillé qu'elle ne parvenait plus à raisonner correctement. Sa seule obsession était de retrouver Tiordan et de ne pas épouser cet homme défiguré.
Rapidement, après avoir cherché, elle vit qu'il manquait une large brique derrière un buisson écrasé. Comme si quelqu'un y était déjà venu. Tiordan ? Si c'était lui, alors elle était sur la bonne voie et n'attendit pas pour s'y faufiler.
À quatre pattes, elle rampa et accrocha un morceau de sa cape au buisson épineux qui en déchira un morceau.
Elle était de l'autre côté. Au cœur de la Forêt des Murmures.
Un silence oppressant régnait tout autour d'elle, inexplicablement. Les bruits de la ville, les cris dans son dos... Tout semblait aspiré et étouffé par le mur. Rien ne passait à travers, pas même un mince filet de lumière. Seul un petit vent glacial sifflait au ralenti. Tremblante et sanglotante, Jaya fit quelques pas dans cette forêt obscure. Son souffle devint de plus en plus laborieux au fil de son ascension perdue.
Pourquoi était-elle ici ?
Depuis son enfance, elle avait entendu les récits d'horreur sur cet endroit : les créatures sanguinaires qui y vivaient, les crevasses et précipices cachés qui menaient tout droit à la mort. Pourquoi avait-elle été si stupide ? Comment Tiordan aurait-il pu survivre ici, si toutes ces histoires disaient vraies ?
Il était peut-être mort. Mort de froid, mort de faim... Mort dévoré par une bête, ou bien tombé dans un ravin.
À force de tourner en rond et de ruminer, Jaya ignorait où elle se trouvait à présent. Tous ces arbres se ressemblaient, avec leurs murmures languides au gré du vent. Il faisait si froid, si noir... Elle était épuisée.
Un instant, la jeune brune s'adossa contre l'écorce d'un conifère. Ses sanglots l'accompagnaient dans sa triste cavalcade. Sa vie défilait sous ses yeux, se brisait en éclats. Tous ses rêves se ternissaient, se dissolvant dans la neige.
Quelle idiote... Malgré tous ses efforts, son impulsivité ne pouvait la sauver. Elle était condamnée à se marier. Sans mariage, il n'y aurait pas d'alliance. Ni de ressources pour le peuple mourant d'Alhora.
Jaya, accablée de remords, ne pouvait se résoudre à les laisser succomber à la famine avant l'avènement de la prochaine saison des récoltes. Elle se maudissait d'être une enfant si égoïste et d'être désormais perdue dans un lieu interdit. Livrée à elle-même, plus seule et désemparée que jamais.
Si seule...
Du moins aurait-elle souhaité prolonger cet instant de quiétude. Cependant, à proximité, les feuillages se mirent à craquer, tandis que la neige se broyait sous le poids d'une présence inconnue. Alertée comme une bête blessée, Jaya se redressa, son souffle se faisant plus lent, sa poitrine se serrant de peur. Des grognements sourds ne firent qu'ajouter à son inquiétude.
Quelque chose rôdait autour d'elle...
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