𝟎𝟓 ¦ 𝐖𝐑𝐈𝐓𝐓𝐄𝐍 𝐈𝐍 𝐓𝐇𝐄 𝐒𝐓𝐀𝐑𝐒
𝐉𝐎𝐔𝐑 𝟎𝟓 ━ 𝟒,𝟑𝐊 𝐦𝐨𝐭𝐬
prisonnier, prophète, kaléidoscope
Jean descendit agilement les escaliers et se fraya un chemin dans les couloirs lugubres, ses bottes martelant la pierre qui recouvrait aussi bien le sol que les murs. L'endroit n'avait rien d'accueillant, et pour cause : il abritait plusieurs cellules inconnues du grand public que les autorités utilisaient comme une petite prison officieuse. S'y trouvaient enfermés des conspirationnistes, des opposants trop farouches ou des hérétiques que le pouvoir royal tenait à contenir dans la plus grande discrétion. Les prisonniers étaient souvent torturés dans une pièce prévue à cet effet lorsqu'on voulait leur faire cracher de précieuses informations. Certains étaient transférés vers la capitale, mais la plupart ne ressortaient pas vivants de leur séjour. Jean ne se livrait pas aux atrocités dont ils pouvaient être victimes, mais en tant que membre du personnel militaire supervisant les lieux, il participait indéniablement à leur mauvaise fortune. Il longea un énième couloir, puis s'arrêta devant une unique geôle isolée où l'attendait Eren, l'un de ses collègues, visiblement ravi d'être enfin relevé. Avant de quitter son poste, le jeune soldat lui glissa quelques précisions sur la mission qui était la leur.
— On nous demande de porter une attention particulière à ce prisonnier fraîchement arrêté ce matin. Tu sais, c'est celui qu'on cherchait partout depuis l'arrivé de ce navire un peu louche.
Jean lui répondit par un grognement, manifestant ainsi son désintérêt évident pour les détails que son collègue pouvait lui donner. En cette époque marquée par le retour de la monarchie au pouvoir et, plus récemment, l'accès des ultra-royalistes au gouvernement, il y avait toujours quelqu'un à arrêter. Eren s'en alla et le jeune garde se positionna à côté de la cellule, dos contre le mur, résigné aux longues heures de surveillance qui l'attendaient. Jean en mourrait déjà d'ennui. Si ce boulot n'était pas aussi bien payé, nul doute qu'il aurait demandé sa mutation depuis belle lurette. Au lieu de quoi, il serra la mâchoire, songeant à la généreuse paye qu'il recevait tous les mois pour ses services et, surtout, son silence. Il passa ainsi quelques heures debout, presque immobile, avant de marcher un peu dans le couloir pour rester éveiller. Ensuite, il retourna s'appuyer contre un mur, cette fois-ci face à la cellule du prisonnier qui, contrairement à ce qu'il avait supposé, ne dormait pas. Au contraire, celui-ci, assis en tailleur sur la pierre froide, l'observait posément en retour ; un comportement plutôt rare qui ne manqua pas de surprendre Jean.
La plupart du temps, les malheureux qui terminaient dans ces geôles secrètes subissaient aussitôt un passage à tabac qui leur faisait passer toute envie de protester et les laissait dans un état assez lamentable. Pourtant, ce nouveau prisonnier n'avait pas encore l'air trop amoché, à l'exception de quelques blessures superficielles. Au lieu de se tordre de douleur comme les autres ou de plonger dans un sommeil à moitié comateux, il se contentait de rester sagement assis, au milieu de sa cellule, ses yeux chocolat grands ouverts. Jean ne parvenait pas bien à distinguer ses traits à travers la pénombre, mais il lui sembla que son prisonnier n'était pas beaucoup plus vieux que lui. Le jeune homme avait de courts cheveux bruns à peine emmêlés, des vêtements confectionnés dans un tissus épais ; il gardait le dos bien droit et le menton fièrement levé. En dépit de sa situation pour le moins compromise, il ne paraissait ni inquiet, ni terrifié ; c'était à peine s'il arborait un léger air ennuyé. Peu importait comment on le regardait, cet étrange prisonnier était en décalage avec la cellule qu'il occupait. Était-ce pour cela que Jean eut l'impression de ressentir à son égard une curieuse sympathie ?
Les minutes passèrent avec une lenteur horripilante, comme si les secondes s'étiraient dans le temps pour prolonger l'ennui. Aux alentours de vingt heures, un autre soldat passa en coup de vent pour délivrer à Jean un plateau sur lequel trônaient quelques victuailles sans prétention. Un estomac grogna, mais ce n'était pas le sien. Les prisonniers ne recevaient que très rarement de la nourriture, la priorité n'étant pas de les maintenir en vie, alors le jeune homme qui croupissait dans la cellule n'avait probablement rien avalé depuis son arrestation. Le soldat s'accroupit face aux barreaux qui les séparaient et posa son plateau à terre. À l'aide de ses doigts, il se débrouilla pour couper son pain et son fromage en deux parts égales et, vérifiant que plus personne ne se trouvait dans les parages, il tendit la moitié de sa collation au prisonnier qui regardait les aliments de ses grands yeux ronds. Ce dernier hésita, cherchant quelle pouvait bien être la ruse ou le piège qui se cachait derrière cet acte de bonté, mais il n'en trouva aucune trace dans le regard du soldat. Il s'approcha prudemment, leva le bras et attrapa les victuailles sans être victime d'une quelconque mauvaise surprise. Il remercia timidement son geôlier qui hocha les épaules avec nonchalance tout en mastiquant une bouchée de pain.
— Je n'aimerai pas être dans ta situation, expliqua-t-il simplement. On arrête n'importe qui, de nos jours.
— Je ne compte pas rester ici, rétorqua aussitôt le prisonnier avec une assurance déroutante. On viendra me sauver. Ou je parviendrais à m'échapper. Les astres ont toujours été en ma faveur, alors je ne suis pas inquiet.
Jean leva un sourcil étonné face à cet optimisme démesuré. Ils étaient nombreux à clamer leur innocence ou promettre qu'ils trouveraient un moyen de retourner à l'air libre, mais le triste sort qu'on leur réservait finissait toujours par les rattraper. Pourtant, le soldat n'eut aucune envie de rappeler cette terrible réalité à son prisonnier.
— Je l'espère pour toi, se contenta-t-il de répondre en toute sincérité.
Comme tous les jours, à l'heure de prendre son service, Jean se dirigeait tranquillement en direction du cachot où on l'avait assigné. Il y retrouva Eren qui commença à attirer ses membres atrophiés par sa longue surveillance en le voyant arriver. Le nouveau venu lança un regard à travers les barreaux de la cellule, mais le prisonnier lui tournait le dos, ce qui était plutôt inhabituel de sa part. Jean en profita pour échanger quelques mots avec son collègue.
— Ça fait déjà une semaine qu'il est là. Comment de temps comptent-ils le garder ?
— Plus très longtemps. Tu n'as pas entendu ? Un supérieur m'a dit que son exécution a été décidée, l'informa-t-il sans grand état d'âme. Elle se tiendra dans trois jours.
Jean ne parvint pas à dissimuler aussi bien qu'il l'aurait souhaité le choc que provoqua chez lui cette annonce.
— De quoi est-il accusé ? s'enquit-il.
— Ce serait un prétendu magicien. Les autorités veulent éradiquer l'hérésie.
Sitôt qu'Eren fut parti, le jeune soldat se tourna vers son prisonnier qui, assis au milieu de sa cellule, les genoux repliés contre son torse, se balançait nerveusement d'avant en arrière. Entre l'obscurité et cette position, Jean ne pouvait pas distinguer grand chose, mais il lui sembla que le jeune homme marmonnait d'étranges paroles qu'il répétait à la manière d'un mantra. Il paraissait soudain bien moins sûr de lui et bien plus terrifié en réalisant que la mort l'attendait probablement au tournant. Jean était habitué à un tel spectacle chez tous ceux qui se berçaient d'illusion sur leur captivité, mais c'était la première fois qu'il ressentait un véritable pincement au cœur à sa vue. Au cours de la semaine qui venait de s'écouler, il avait échangé quelques mots avec ce prisonnier atypique ; pas assez pour véritablement le connaître, mais il avait tout de même appris son prénom, Marco, et d'autres banalités. Jean savait pertinemment que c'était idiot de sa part et qu'il n'aurait pas dû s'attacher à un garçon déjà condamné. Maintenant, que pouvait-il bien faire pour espérer contrer la fatalité ?
Jean foulait le sol en pierre de ses lourdes bottes, s'efforçant d'adopter l'allure nonchalante qui le caractérisait habituellement. Sa décision était mûrie ; il avait réfléchi toute la nuit pour en peaufiner les moindres détails. Mais le plus dur restait encore à faire : préparer le terrain, mettre son plan à exécution et, surtout, ne pas se faire prendre. À dix-huit heures, il remplaça Eren devant la cellule de son prisonnier qui demeurait silencieux. À vingt heures, on vint lui apporter un plateau repas qu'il avait pris l'habitude de partager avec Marco. Morose, ce dernier n'eut d'abord aucune réaction face à la précieuse nourriture qu'on lui proposait, mais il finit néanmoins par s'approcher pour la saisir. Jean en profita pour attraper son poignet. Le prisonnier n'eut pas le temps de lui demander ce qui lui prenait que le soldat glissait déjà dans sa main un objet métallique et froid. Il s'agissait d'une clef plutôt banale qui devait pouvoir faire office de passe-partout dans cette prison officieuse. Marco releva des yeux surpris.
— Le garde dormira cette nuit, chuchota Jean. Remonte le couloir, tourne à droite, prends les escaliers et tourne encore à droite. Une porte sera ouverte.
Il adressa au jeune homme un regard appuyé et fut soulagé quand celui-ci hocha enfin la tête, lui signifiant qu'il avait compris. Suite à ce bref échange, Jean se redressa pour avaler le reste de son repas et poursuivit sa soi-disant surveillance, l'air de rien, comme s'il n'était pas en train de préparer une évasion.
Plusieurs heures plus tard, Jean, tapi dans la pénombre, priait silencieusement pour que son cœur cesse de battre autant contre sa cage thoracique. L'organe marquait si fort le tempo de ses peurs et de son angoisse qu'il craignait de subir un arrêt cardiaque imminent. Une vie pour une vie ; au fond, n'était-ce pas là ce qu'il méritait ? Jusqu'à présent, le soldat s'était toujours contenté de faire son travail sans rechigner, sans s'impliquer outre-mesure, sans émettre le moindre avis, quand bien même les scènes qu'il avait pu voir et celles qu'il pouvait imaginer lui donnait parfois la nausée. Pourtant, cette fois-ci, il n'avait pas réussi à détourner le regard de ce jeune homme vers qui, d'une façon ou d'une autre, il se sentait irréfragablement attiré. Quoi que fusse la raison de son insubordination, il était déjà trop tard pour faire marche arrière, alors Jean évitait d'y songer trop longtemps. Au lieu de cela, il resta sur ses gardes, même lorsqu'une silhouette se faufila discrètement par la porte qu'il avait spécifiquement laissé entrouverte. À peine eut-elle le temps de faire quelques pas hésitants dans l'obscurité que le jeune garde lui saisit le poignet avec autorité et, plaçant un doigt sur sa bouche, l'incita au silence. Il enroula Marco dans une longue cape dont il rabattit le capuchon sur sa tête pour préserver son anonymat.
— Accroche-toi à mon bras et garde la tête baissée, lui glissa-t-il à l'oreille.
Le jeune homme obtempéra sans discuter. Ils remontèrent ainsi les rues pavées d'un pas assuré, mais pas pressé afin de ne pas trop attirer l'attention. La cape recouvrait difficilement les pieds de Marco et Jean constata qu'il avait bien fait d'en découdre les coutures pour gagner quelques centimètres de plus. Son acolyte était légèrement plus grand que lui, mais affublé d'un tel accoutrement et s'il gardait la tête baissée, n'importe qui les croisant à cette heure penserait avoir affaire à un jeune couple au milieu d'une petite balade nocturne. En effet, à cette heure si tardive, ils ne rencontrèrent sur leur chemin que quelques ivrognes et autres couches tard qui ne leur prêtèrent pas grande attention. Ce fut avec un immense soulagement que Jean les fit pénétrer dans le petit trois pièces qu'il louait grâce à ses revenus. Ils n'étaient pour autant pas encore sortis d'affaire, ainsi le jeune soldat ne tourna pas autour du pot.
— On m'a dit que tu étais à bord d'un navire clandestin. Que viens-tu faire dans le coin ?
— J'ai une adresse, en ville, expliqua Marco. Je dois m'y rendre d'ici demain- non, ce soir, pour un genre de... rendez-vous.
— C'est trop dangereux. Tu ferais mieux de te planquer jusqu'au retour de ton bateau.
— Impossible, répliqua le jeune homme. C'était un aller unique. Il ne reviendra pas.
— Dans ce cas, il te faut quitter la ville au plus vite.
Marco secoua de nouveau la tête en signe de protestation.
— Je ne peux pas faire ça.
— Tu réalises que, d'ici quelques heures, tous les militaires du coin seront à tes trousses ?
— Peut-être, mais ce rendez-vous doit avoir lieu. C'est d'une urgence capitale.
— Plus capitale que ta propre vie ? s'étonna Jean.
— En effet. Des catastrophes se profilent.
Le jeune soldat fut sincèrement surprit par le ton sans appel qu'il avait employé. Au vue de sa perplexité, Marco comprit qu'il ferait mieux de lui fournir davantage de détails pour espérer lui faire entendre raison.
— Je suis un prophète, avoua-t-il.
Jean afficha un air encore plus dubitatif. Bien sûr, il se souvenait qu'Eren avait mentionné une forme d'hérésie en rapport avec la magie. Contrairement à certains, ce simple mot ne lui faisait pas se hérisser tous ses poils ou crier à l'apparition du diable ; il n'était simplement pas de ceux qui croyaient en ces choses-là. Marco devait être habitué à ce genre de réaction car il ne s'en formalisa pas et préféra appuyer ses paroles par une preuve que son hôte ne pourra pas contester. Il s'approcha du jeune soldat jusqu'à ce que leur visage ne soient plus séparés que de quelques centimètres et que leur regard s'ancrent l'un à l'autre. Jean ne put que se plonger dans les yeux de Marco qui semblaient attirer tout son être à eux. Il eut bientôt l'impression de plonger dans un gouffre aux parois colorées, composé de minuscules formes géométriques qui tournoyaient si fort qu'elles lui donnèrent mal à la tête. Jean se souvenait vaguement qu'un nouveau jouet, qui faisait récemment fureur dans les grandes villes, offrait une vision identique du monde lorsqu'on regardait à travers. Mais, à moins que Marco ne se soit greffé un kaléidoscope à l'intérieur de sa cavité oculaire, le jeune soldat ne pouvait pas rationnellement expliquer le drôle de voyage qu'il était en train d'expérimenter. Soudain, les formes et les couleurs s'assemblèrent pour créer des images, le plus souvent brèves et floues ; tout allait si vite qu'on ne devinait qu'à grand peine les scènes représentées. Jean crut apercevoir des flammes, de l'eau, du vent, des décombres et des morts, beaucoup de morts. Les images cessèrent, puis il eut l'impression d'être brutalement rejeté en arrière ; Marco l'empêcha de perdre l'équilibre.
— Qu'est-ce que c'était ?!
— Des brides de prophéties.
— Ces- Ces choses vont se produire ?
— Elles se produiront un jour, si on ne fait rien pour les empêcher, expliqua calmement Marco. C'est précisément le but de ce rendez-vous.
Jean prit le temps de la réflexion. Cela faisait beaucoup d'informations à encaisser d'un coup, d'autant que celles-ci bousculaient tout ce qu'il pensait savoir.
— Où dois-tu te rendre ? demanda-t-il enfin.
— Chez une certaine Marthe. On m'a dit qu'elle habitait derrière une église.
— Alors il est préférable de partir tout de suite. On ne remarquera ta disparition qu'au petit matin, à la relève de la garde. Ils risquent d'augmenter le nombre de patrouilles et les rues ne seront plus sûres pour toi.
Marco acquiesça, soulagé que son hôte ait cru à son histoire et qu'il soit toujours partant pour l'aider à se tirer du pétrin dans lequel il s'était fourré. Jean ouvrit à nouveau la porte et s'assura que la voie était libre avant d'inviter son acolyte à le suivre. Ils se retrouvèrent à nouveau dans les rues presque désertes de la ville portuaire, se dirigeant cette fois-ci vers l'église. À l'approche d'un carrefour, ils entendirent le bruit des bottes frappant contre les pavés. La mâchoire de Jean se crispa lorsqu'il aperçu, au loin, les silhouettes des deux gardes qui s'avançaient dans leur direction, et un juron lui échappa lorsqu'il les reconnu le premier.
— Quoi ? s'inquiéta Marco.
— On se connaît. Ils pourraient être embêtants...
Le jeune soldat réfléchit rapidement avant d'attirer son acolyte vers un coin plus sombre. Ses collègues avaient certainement déjà distingué leur présence, mais il n'était pas trop tard pour sauver les apparences. Il se rapprocha encore plus de Marco qui ne semblait pas très rassuré.
— Fais-moi confiance, lui glissa-t-il à l'oreille.
Qu'aurait-il pu faire d'autre ? Jean appuya le visage du brun contre son épaule, le cachant ainsi à la vue d'autrui, et plaça ses propres mains sur les hanches de son vis-à-vis. Marco comprit rapidement l'effet qu'il cherchait à donner. À quelques pas d'eux, les voix des deux gardes s'élevèrent.
— Puisque je te dis que j'ai cru voir Jean par ici !
— Eh bien moi, je ne vois personne.
Marco sentit son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine, mais il se contenta de serrer plus fort Jean contre lui, priant pour que les hommes tombent dans le panneau. Lorsque ces derniers jetèrent un œil dans la ruelle où ils se terraient, ils ne virent rien d'autre que ce qui se présentait à eux : un couple enlacé dans l'obscurité.
— Oups ! laissa échapper l'un d'eux. Pardon de vous avoir dérangé !
Ils s'éloignèrent tous deux en riant, au plus grand soulagement des deux jeunes clandestins qui s'empressent de poursuivre leur chemin, priant pour ne pas faire d'autres mauvaises rencontres. Ce ne fut heureusement pas le cas et ils parvinrent sans encombres, ou presque, aux abords de l'église. Marco prit le temps d'observer les habitations environnantes et désigna une petite bâtisse à colombages. Jean réalisa qu'il avait probablement déjà vu cette façade dans l'une de ses prophéties. Ils toquèrent à la porte et patientèrent une poignée de secondes, le temps qu'une vieille dame un peu rondouillette vienne leur ouvrir et les invite à entrer. Ils la suivirent jusque dans un petit salon faiblement éclairé à la lueur de quelques chandelles. On devinait les silhouettes de nombreux bibelots en tous genres qui meublaient la pièce.
— C'est vous, le prophète ? Mon garçon, on ne vous attendait plus. J'ai cru comprendre qu'ils vous avaient attrapé.
— C'était le cas, expliqua Marco. Mais maintenant, je suis là.
— Et vous m'en voyez fort heureuse. Cette ville aurait connu de nombreux morts, sinon. Je vais informer les autres que la réunion de ce soir est maintenue.
Elle s'intéressa ensuite à Jean qui, silencieux depuis leur arrivé, s'était contenté de l'observer en fronçant les sourcils.
— Votre ami me semble bien méfiant, s'amusa leur hôte.
— C'est-à-dire que je me suis donné beaucoup de mal pour le faire sortir du trou où l'on voulait l'enterrer, alors je n'ai pas vraiment envie qu'il tombe entre de mauvaises mains, rétorqua le jeune soldat.
La dénommée Marthe eut un petit rire face à son honnêteté avant de balayer ses inquiétudes d'un geste de la main.
— Vous n'avez pas à vous en faire. Si quelque chose était destiné à lui arriver, ce garçon aurait déjà tout vu.
— Je ne suis pas très familier avec son... don, hésita Jean, mais j'imagine qu'il ne peut pas prédire tout ce que nous réserve le futur.
— C'est vrai. Mais il en connaît certainement les moments les plus marquants. Je suis convaincue qu'il aurait été informé de sa propre mort.
Jean se tourna vers Marco qui confirma en un sourire qu'il pouvait avoir confiance en cette drôle de petite dame. Le jeune soldat sut qu'il était pour lui l'heure de partir, mais pour une raison ou une autre, il avait beaucoup de mal à s'y résigner.
— Revenez donc demain soir, lui proposa alors Marthe en riant. Je vous promets qu'il sera encore vivant d'ici là.
Ce fut finalement ce qu'il fit, bien qu'à contrecœur. C'était assez étrange d'abandonner ainsi son nouveau protégé chez une parfaite inconnue, même si, à bien y réfléchir, il ne connaissait Marco que depuis deux semaines. Jean secoua la tête pour en chasser les pensées contradictoires qui l'animaient. Pour le moment, il lui fallait rentrer chez lui indemne ; après, peut-être, pourrait-il réfléchir au trouble qui semblait l'agitait dès qu'il songeait à ce drôle de prophète.
Les cloches de la citadelle avaient sonné de bon matin, signe qu'on avait bien découvert l'évasion d'un prisonnier. Aux alentours de midi, Jean partit travailler, comme à son habitude. Il rejoignit l'un de ses collègues au coin de la rue, un certain Thomas avec qui il avait l'habitude de patrouiller en début d'après-midi. Aujourd'hui, le nombre de soldats dans les rues semblaient avoir doublé. Jean fit l'ignorant et demanda à son acolyte quelle pouvait être la raison d'une telle agitation.
— T'es pas au courant ? Le type que tu gardais s'est enfui cette nuit. Paraît que le gars qui était de service s'est endormi. Je préfère pas imaginer le savon qu'on lui réserve !
Jean s'efforça de prendre un air surpris et de compatir au sort de leur pauvre collègue qu'il avait pourtant lui-même mis dans l'embarras. Une fois leur patrouille terminé, il s'adressa à l'un de ses supérieurs afin de connaître la nature de son emploi du temps qui se voyait troublé par l'absence du prisonnier qu'il était censé gardé. Celui-ci l'informa justement qu'il était attendu dans le bureau du responsable de la prison, probablement pour cette même raison. Jean se présenta donc devant l'homme en question qui l'interrogea sur le comportement de son ancien prisonnier. Agissait-il de façon étrange ? Semblait-il en contact avec quelqu'un ? Le jeune soldat fit mine de réfléchir avant d'affirmer qu'il n'avait rien remarqué de particulier chez lui. Bien sûr, le jeune homme avait déjà mentionné une potentielle évasion ou même une libération, mais ce n'étaient rien d'autre que les propos désespérés d'un prisonnier qui se berçait d'illusion. Jean expliqua qu'il ne prêtait que peu d'attention à ces divagations sans fondement et son supérieur acquiesça mollement, sachant lui-même que la plupart des détenus racontaient tous la même chose. L'entretient se termina ainsi et Jean fut finalement assigné devant une autre geôle où il se tint droit durant plusieurs heures, son air nonchalant toujours collé au visage.
À peine eut-il été relevé que Jean se dépêcha de quitter les souterrains lugubres du pénitencier officieux pour ressortir à l'air libre. Dans l'obscurité de la nuit, il progressa rapidement dans les rues et se faufila discrètement jusqu'à la demeure de Marthe. Celle-ci vint lui ouvrit, toujours affublée de son sourire mystérieux. Jean profita de l'absence de Marco pour lui poser une question qui ne cessait de le démangeait depuis la veille.
— Pourquoi m'avoir proposé de revenir ? Je doute que ma seule inquiétude justifie cette petite visite. Je suis un soldat au service d'un gouvernement qui veut votre perte. Vous avez probablement autant de raisons de vous méfier de moi que j'en ai de me méfier de vous.
— Pourquoi ? À cause du garçon, bien sûr.
— Qu'est-ce que Marco vient faire dans cette histoire ?
— Il dit que vous êtes capable de déjouer ses prophéties comme personne d'autre.
Jean afficha un air perplexe.
— Je pense qu'il vous l'expliquera mieux que moi.
La veille dame le laissa seul dans le salon et le jeune soldat devina qu'elle partait avertir Marco de sa présence. Quelques instants plus tard, celui-ci pointa effectivement le bout de son nez, visiblement heureux de le revoir.
— C'est bien que tu sois là, lui dit-il. Il y a quelque chose dont j'aimerais te parler.
Le jeune prophète invita Jean à s'asseoir sur l'un des canapés du salon pour y poursuivre cette conversation.
— Je savais que je serais arrêté, lui avoua-t-il. Mais malgré cela, j'ai tenu à venir dans cette ville pour tenter de la sauver. Quand on m'a jeté dans ce cachot, je ne me sentais pas particulièrement inquiété car je n'avais vu aucune vision me destinant à une longue torture ou à une mort prochaine.
Marco eut un petit rire gêné.
— Il se trouve que j'en ai simplement été informé un peu trop tard. J'ai bel et bien vu ma propre exécution. Mes prophéties se sont toujours révélées correctes, alors j'étais persuadé que mon heure était venue.
— Pourtant... commença Jean.
— Pourtant, tu m'as fait évader, confirma son ami. Et j'ai eu beau retourner le problème dans ma tête, je ne parviens toujours pas à l'expliquer. J'ai déjà essayé de lire en toi à plusieurs reprises, mais on dirait que je ne peux pas du tout prédire ton avenir. C'est à la fois déroutant... et terriblement intriguant.
Marco observait Jean de ses grands yeux chocolats et le jeune soldat frissonna en se demandant s'il essayait encore d'apercevoir des brides de son futur. S'étaient-ils inconsciemment rapprochés ? Il ne se souvenait pas de s'être assis aussi près de lui.
— Je ne crois pas au hasard, poursuivit le prophète. Je pense que le destin nous a réuni pour une raison bien précise. Tu sembles être quelqu'un de bien, alors si l'envie t'en prend... j'en dis que tu pourrais aider notre cause comme tu m'as aidé, moi. Qu'en penses-tu ?
Jean contempla un instant la main qu'il lui tendit. La saisir, c'était envoyer valser les principes de son métier et le serment qu'il avait prêté : celui de toujours obéir aux ordres en dépit de ce que pouvaient lui commander sa conscience ou ses intérêts personnels. S'affilier avec des hérétiques revenait à risquer sa propre vie, car on ne faisait que peu de distinctions entre ceux qui mettaient en péril l'ordre établit et ceux qui cherchaient à leur faire éviter la potence. Aux yeux de sa hiérarchie, Jean serait déjà considéré comme un traître s'ils apprenaient qu'il était à l'origine de l'évasion du prisonnier dont il devait assurer la garde. Alors, à bien y réfléchir, le jeune soldat comprit qu'il avait déjà fait son choix. Marco s'entendait probablement à une poignée de main classique, mais les doigts de Jean vinrent d'eux-mêmes s'entremêler aux siens avant de les attirer contre sa poitrine, derrière laquelle on pouvait sentir son cœur battre. Marco lui sourit, les joues rougies, tout en se demandant combien de surprises de ce genre Jean pouvait encore lui réserver.
Nᴏᴛᴇ ᴅᴇ Lʏᴀ
Encore un récit que j'avais déjà bien en tête au moment de combiner les prompts ! On repart dans les temps modernes, une époque qui, vous le savez, me plaît bien ! Quelques précisions pour satisfaire votre culture générale :
Inventé en 1816, breveté en 1818, le kaléidoscope a bien connu un grand succès à Paris jusqu'en 1822. En France, suite à la défaite de Napoléon en 1814, la monarchie constitutionnelle revient durant la Restauration. Louis XVIII mène une politique plutôt libérale, mais il est vite rattrapé par la montée des ultra-royalistes qui aspirent au retour d'une monarchie absolue. Richelieu fait passer des lois d'exception facilitant les arrestations et limitant la presse pour entraver l'opposition. C'est avec le ministère Villèle qui débute en 1821 et l'arrivée sur le trône de Charles X en 1824 que l'ultracisme connaît son apogée.
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