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𝟎𝟐 ¦ 𝐋𝐄 𝐌𝐎𝐍𝐃𝐄 𝐀̀ 𝐋'𝐄𝐍𝐕𝐄𝐑𝐒

𝐉𝐎𝐔𝐑 𝟎𝟐 ━ 𝟗,𝟓𝐊 𝐦𝐨𝐭𝐬
hibou, costume, portail

     Assis sur le siège passager, Jean regardait d'un œil ennuyé la route qui défilait derrière le pare-brise. Depuis que la voiture avait quitté la voie rapide, une bonne heure plus tôt, le paysage extérieur se résumait à des arbres qui semblaient s'étirer jusqu'aux nuages. On voyait régulièrement des oiseaux filer entre leurs branches, mais force était de constater que les humains se faisaient rare dans le département. L'Ardèche était décidément un territoire bien étrange pour des citadin‧ne‧s qui, comme Jean, avaient grandi dans les villes minières du nord.

     L'adolescent ne nourrissait aucune hostilité particulière à l'égard des espaces verts ; au contraire. Il aimait bien s'y promener, de temps à autre, et leur était fort reconnaissant de pratiquer la photosynthèse à longueur de journée. Seulement, à la vue de toute cette nature sauvage, Jean ne pouvait s'empêcher de songer à la raison qui les conduisait dans ce coin perdu, ce qui le mettait d'une humeur plutôt renfrognée.

     — Je crois que nous sommes bientôt arrivés, lui dit Marie.

     L'adolescent jeta un regard étonné au système de positionnement par satellite qui s'affichait sur le petit écran du véhicule. Celui-ci ne semblait pas faire état de la moindre trace de civilisation dans les environs. Pourtant, trois cent mètres plus loin, la conductrice s'engagea sur un petit chemin de terre battue qui était à peine indiqué. Caché derrière quelques branches, il y avait bien un panneau tout sale sur lequel on pouvait difficilement déchiffrer l'inscription Manoir Tybur.

     La voiture avança prudemment, car la route se trouvait elle aussi dans un état plutôt déplorable. Les arbres qui s'élevaient de tous les côtés bloquaient les rayons du soleil, si bien qu'il y faisait affreusement sombre. Pris d'un frisson, Jean s'enfonça dans son siège. Il avait l'impression déroutante que la forêt voulait les engloutir... Heureusement, ce tunnel de verdure ne s'éternisa pas. Le chemin déboucha bientôt sur une petite clairière, au milieu de laquelle se dressait une immense demeure. Les Kirschtein étaient enfin arrivés à destination.

     Une fois stationnée devant la bâtisse, Marie coupa le moteur de son véhicule. Tout devint soudainement silencieux. La quadragénaire se tourna vers son fils, qui observait le manoir à travers la vitre. Jean n'avait pas l'air pressé de sortir. En fait, il n'avait, plus largement, pas l'air enchanté de se trouver ici. Marie connaissait ses réserves sur le sujet, car iels les avaient évoquées ensemble, avant de parvenir à un compromis.

     — On est simplement venu jeter un œil, d'accord ? lui promit-elle de nouveau. On visite un peu la propriété. On regarde les papiers. On écoute les explications du notaire. Si on le sent bien, on prend un hôtel pour rester quelques jours dans le coin. Sinon, on s'en va et on passe nos vacances ailleurs.

     Même s'il n'était pas beaucoup plus convaincu, Jean acquiesça aux paroles de sa mère. Alors quand cette dernière quitta le véhicule, l'adolescent ne put que l'imiter. Devant les quelques marches qui conduisaient à la porte d'entrée du manoir, un homme en costume les attendait. Lorsqu'il les vit s'approcher, son visage barbu se fendit d'un sourire poli. Marie serra la main qu'il lui tendit dans la sienne.

     — Je suis Maître Zeke Jaeger, se présenta le notaire. C'est avec moi que vous avez échangé au téléphone. J'espère que vous avez fait bon voyage. La route n'était pas trop longue ?

     — Si, avoua la quadragénaire. Mais, comme je vous l'ai dit lors de nos précédents entretiens, je tenais à me déplacer.

     — Je comprend tout à fait. Il faut dire que la situation est assez particulière. Ce n'est pas tous les jours qu'on apprend avoir été désignée comme légataire d'une parfaite inconnue !

     Marie laissa échapper un petit rire nerveux.

     — Alors, que pouvez-vous nous dire sur ce manoir ?

     Maître Jaeger repositionna ses lunettes sur son nez.

     — Cette demeure date du quinzième siècle ; la partie centrale, du moins. Tout ce qui se trouve sur votre gauche est le résultat d'un agrandissement au dix-huitième siècle. Les pierres utilisées lors de la construction proviennent des carrières environnantes. Comme vous pouvez le voir, la façade et la toiture ont été régulièrement entretenues. Il en va de même pour l'intérieur, qui ne compte pas moins de trois cent mètres carrés. Au rez-de-chaussée, nous avons une cuisine, un cellier, une salle à manger, un salon, un bureau et une bibliothèque. L'étage compte cinq chambres et trois salles de bain.

     Tout en écoutant ses explications, Marie prit quelques notes dans un carnet qu'elle avait apporté à cet effet. Puis, sans plus perdre de temps, le notaire les invita à entrer dans le manoir. Jean fut le dernier à pénétrer dans le hall de la résidence. S'en suivit alors une visite des pièces situées au rez-de-chaussée. La cuisine était un peu rudimentaire, mais elle restait fonctionnelle. Les autres salles étaient toutes très spacieuses. Il restait un peu de poussière sur le mobilier en bois et sur les divers bibelots qui s'y trouvaient posés, mais on devinait que les lieux faisaient l'objet d'un entretien soigné. Les visiteur‧se‧s montèrent ensuite à l'étage pour voir les chambres. La décoration y était un peu passée de mode, mais il y avait encore un matelas correct sur chaque lit. Le notaire leur indiqua également la présence d'un grenier et d'une cave, qui méritaient un coup d'œil au vu de leur taille conséquente.

     La visite du manoir s'acheva après une petite heure. Jean avait l'esprit embrumé de tous les chiffres et autres informations transmises par Maître Jaeger. Marie remarqua rapidement que son fils commençait à en avoir ras les pieds. Elle proposa donc de faire une petite pause dans le salon, avant de partir visiter le domaine qui entourait le manoir. De plus, ce fut l'occasion parfaite pour elle de se renseigner sur un autre sujet qui l'intriguait tout particulièrement...

     — Maître, que savez-vous de la famille Tybur ?

     — Pas grand-chose, je le crains, regretta le notaire. Il s'agit d'une ancienne famille issue de la noblesse d'autrefois. Ce manoir aurait été construit par l'un de leurs ancêtres. Sa propriété s'est ensuite transmise de génération en génération. Il est pourtant assez rare qu'une demeure de ce genre reste dans la même famille pendant une aussi longue période.

     Zeke Jaeger présenta quelques papiers à Marie.

     — Les documents liés à la famille Tybur sont peu nombreux. Elle devait faire partie de la petite noblesse, ce qui ne lui conférait pas un rôle très important au sein de la communauté. Leur particule s'est finalement perdue avec le temps. Lara Tybur en était la dernière représentante...

     — Et, pour une raison que j'ignore, cette femme a décidé de me léguer son manoir de famille, termina Marie en soupirant.

     Le notaire acquiesça, avant de s'éclaircir la gorge.

     — Madame Kirschtein, il y a autre chose dont j'espérais pouvoir vous parler aujourd'hui. Il s'agit des... des rumeurs locales qui entourent ce manoir depuis plusieurs années.

     — Des rumeurs ? s'étonna Marie. De quel genre ?

     — Ce domaine est une propriété privée. Mais il existe de nombreux sentiers de randonnée aux alentours. Il n'est ainsi pas rare que des promeneur‧se‧s dévient de leur chemin pour s'égarer par ici. Du temps de son vivant, Lara Tybur ne s'en souciait que peu. Lorsqu'elle apercevait des inconnu‧e‧s sur le domaine, elle leur indiquait simplement la sortie d'un geste de la main. Elle ne prononçait jamais le moindre mot, ce qui était assez étrange. Les gens du coin s'accordent tou‧te‧s pour dire qu'elle était cordiale. Elle restait très froide, mais polie.

     Marie ne comprenait pas trop où le notaire voulait en venir.

     — Ces informations sont assez intrigantes, je le conçois bien. Mais en quoi concernent-elle exactement notre affaire ?

     — J'y viens, la rassura Maître Jaeger. Car figurez-vous que le comportement de Lara Tybur a suscité beaucoup d'interrogations, suite à un certain incident... Je suppose que vous n'avez rien entendu sur la disparition d'un petit garçon ?

     Marie et Jean secouèrent tou‧te‧s deux la tête. C'était bien la première fois qu'on mentionnait une telle chose devant elleux. Le notaire jugea donc utile de poursuivre ses explications.

     — Cela s'est passé il y a près de dix ans. Un couple se promenait dans les environs avec leur fils de cinq ans. À vrai dire, les circonstances de sa disparition sont presque cocasses. Le petit garçon étant pudique, il s'est caché derrière un arbre pour soulager sa vessie à l'abri du regard de ses parents. Ne le voyant pas revenir, iels ont fini par jeter un œil derrière le tronc... pour découvrir que leur fils n'y était plus.

     — Voilà qui est très étrange ! Il se serait perdu ?

     — C'est évidement la piste qui fut retenue par les enquêteur‧ice‧s de l'époque. Mais cela ne colle pas vraiment à la version des parents, leur raconta le notaire, qui affirment que l'arbre en question n'était qu'à un ou deux mètres d'elleux. Iels se trouvaient juste de l'autre côté du tronc, lequel n'était pas particulièrement grand. En toute logique, si le petit garçon s'était éloigné, ses parents auraient donc du l'entendre et même le voir, ce qui n'a pourtant pas été le cas. C'est comme si leur fils s'était tout bonnement volatilisé. Inutile de vous préciser qu'il n'y a toujours, à ce jour, aucune trace de ce garçon.

     Cette étonnante histoire avait jeté un froid sur le petit groupe. Jean glissa un regard à sa mère, qui semblait songeuse.

     — Vous parliez de la réaction de Lara Tybur...

     — En effet, reprit Maître Jaeger. Le garçon ayant disparu sur sa propriété, les enquêteur‧ice‧s l'ont évidement interrogée. Cependant, elle ne semblait pas disposée à les aider.

     — Elle n'a pas prononcé le moindre mot ?

     — Pas un seul, lui confirma le notaire. Pire encore : lorsque les enquêteur‧ice‧s se sont présenté‧e‧s à sa porte, elle a simplement haussé les épaules avant de rentrer dans son manoir. Ce comportement fut considéré très suspect, naturellement, mais l'enquête n'a jamais permis de déterminer si elle avait été véritablement impliquée dans cette affaire.

     Marie se montra très intriquée par ces nouvelles révélations. De son côté, Jean était surtout très inquiet. Tout ceci ne lui disait décidément rien de bon. Depuis que sa mère avait reçu un appel de Maître Jaeger lui apprenant l'ouverture de la succession d'une certaine Lara Tybur, dont elle était l'unique légataire universelle désignée, Jean pressentait que quelque chose ne tournait pas rond. Sa mère n'avait jamais entendu parler de cette vieille dame qui venait de décéder, lui léguant ainsi tout son domaine familial situé à l'autre bout du pays. Et maintenant, cette histoire de disparition non-élucidée...

     Maître Jaeger se redressa alors et leur proposa de poursuivre la visite. En toute honnêteté, Jean n'avait plus vraiment envie de découvrir la partie extérieure du domaine. Savoir qu'un garçon avait disparu sur ces mêmes terres lui donnait franchement la chair de poule. L'adolescent se fit néanmoins violence et suivit sa mère, laquelle emboîtait déjà le pas au notaire. Ce dernier leur montra le cadastre du terrain afin de leur expliquer la délimitation des différentes parcelles.

     — Le domaine se compose principalement de trois sortes d'espaces, expliqua-t-il. Il y a tout une partie pelouse autour du manoir, qui peut facilement faire office de grand jardin. À l'extrémité nord, vous trouverez également un petit lac. Mais l'immense majorité de la propriété est recouverte d'arbres.

     Sur les six hectares du domaine, quatre étaient en effet recouverts par la forêt. Maître Jaeger se contenta donc d'en longer la lisère, tout en indiquant plus précisément à Marie l'étendue de la propriété sur les plans satellites. Leur petit tour terminé, le notaire les invita à rentrer à l'intérieur du manoir pour examiner quelques documents supplémentaires ; notamment ceux liés aux droits de succession, qui s'avéraient atrocement élevés en cas de legs à une personne non-parente.

     Seulement, Jean se trouvait un petit peu embêté. Il avait drôlement envie d'aller aux toilettes, sauf que l'arrivée d'eau avait été coupée au moment du décès pour éviter les factures inutiles. Il ne lui restait donc plus qu'à se soulager dehors... Une perspective qui ne l'enchantait pas beaucoup après avoir eu vent de la disparition de ce petit garçon, survenue dans des circonstances forts similaires. En voyant son fils se trémousser sur place, mal à l'aise, Marie eut un petit rire.

     — Veux-tu que je t'accompagne ? plaisanta-t-elle.

     — Je devrais m'en sortir, finit par marmonner Jean.

     L'adolescent regarda sa mère qui s'éloignait en direction de la demeure avec le notaire. Il s'assura que les deux silhouettes étaient suffisamment loin, puis il se retourna, cherchant un endroit pour faire sa petite affaire. Jean se trouvait face au lac. En d'autres circonstances, il se serait probablement approché d'un arbre pour soulager sa vessie contre son tronc. Mais aujourd'hui, il chassa immédiatement cette idée de son esprit. Le choix de l'adolescent se porta finalement sur l'un des buissons qui entouraient le bord du lac. Sans plus perdre de temps, Jean baissa sa braguette, fit son affaire, et se rhabilla aussi sec. Il s'apprêtait à se retourner, bien décidé à ne pas passer une seconde de plus que nécessaire dans cet endroit.

     Mais du coin de l'œil, l'adolescent crut distinguer quelque chose qui attira son attention. Les sourcils froncés, il scruta le fond du lac. Jean avait l'étrange impression qu'une forme un peu bizarre bougeait sous la surface. Il se pencha légèrement, tout en gardant ses distances. Par prudence, il veilla à garder ses pieds fermement encrés dans le sol, près à décamper à la première occasion... Jusqu'à ce que la parcelle de terre sur laquelle il prenait appui ne se mette soudainement à trembler.

     Jean perdit aussitôt l'équilibre. Tout se passa alors très vite. Il se sentit comme poussé par une force mystérieuse qui l'attirait tout droit vers le lac. Comprenant qu'il n'arriverait pas à se rattraper à temps, l'adolescent ferma les yeux. Son corps heurta de plein fouet la surface de l'eau froide qui s'infiltra à travers ses vêtements, le faisant frissonner de la tête aux pieds. Jean réalisa tout de suite quelque chose de très étonnant : il était entièrement immergé. Lorsqu'il y avait jeté un œil, plus tôt, il lui avait pourtant semblé que le lac n'était pas si profond. Reprenant progressivement ses esprits, l'adolescent agita ses jambes et ses bras, cherchant une surface solide à laquelle se raccrocher. Mais là encore, il eut la surprise de rencontrer du vide. Après une vingtaine de secondes, qui lui semblèrent bien longues, ses pieds butèrent enfin contre la terre ferme.

     La tête de Jean émergea à l'air libre. Tout en reprenant son souffle, l'adolescent essuya son visage de ses mains afin d'en chasser l'eau. Il cligna plusieurs fois ses yeux, avant de jeter des regards perdus autour de lui. Tout lui semblait étonnamment beaucoup plus sombre... Il n'avait pourtant passé qu'une ou deux minutes dans ce lac ; pas assez pour que le soleil se couche à ce point. Jean leva les yeux en direction du ciel, mais la sphère qui s'y trouvait ne brillait que faiblement.

     L'adolescent ne comprenait pas comment l'ambiance avait pu changer aussi radicalement en si peu de temps. Il sortit prudemment du lac, frissonnant au contact de l'air sur sa peau mouillée. Tout en s'essorant grossièrement, Jean analysait son environnement, à la recherche d'une explication rationnelle qu'il ne trouva pas. Il se tenait bien sur la même herbe, devant le même lac, avec les mêmes arbres qui l'entouraient et le même manoir qu'il pouvait apercevoir au loin. Et pourtant, cet endroit semblait tellement différent !

     Ses yeux ambres s'habitèrent progressivement à l'obscurité. Mais ce qu'ils purent voir rendait Jean de plus en plus perplexe. Il avait comme l'impression dérangeante qu'il n'était pas au bon endroit, qu'il n'avait rien à faire ici et qu'il ferait par conséquent mieux de ne pas s'attarder. Il voulait quitter ce lieu au plus tôt pour retrouver celui qu'il avait quitté, mais ignorait exactement comment faire une telle chose.

     L'adolescent songea soudain qu'il devait forcément s'agir d'un mauvais rêve. En tombant, il s'était probablement cogné la tête au point de tomber inconscient. Tout ce qu'il voyait là n'était donc que le produit de son imagination : les ténèbres qui l'entouraient, la forêt qui tendait ses branches vers lui, le soleil qui brillait à peine, l'étrange créature qui semblait s'approcher de la forêt en courant... Jean fut rassuré de comprendre que rien de tout cela n'était réel. Car en d'autres circonstances, il aurait probablement été drôlement effrayé !

     Persuadé qu'il n'avait rien à craindre, l'adolescent ne bougea pas d'un poil. Il se demandait à quoi pouvait bien ressembler cette grosse créature inventée par son esprit. Au vu de la vitesse à laquelle elle progressait, Jean n'allait pas tarder à le découvrir. Tandis qu'il patientait sagement, il aperçu du mouvement sur sa gauche. En tournant la tête, l'adolescent vit une autre créature qui avançait également dans sa direction. Ce rêve était décidément un peu étrange, mais il n'allait pas cracher sur un accueil en grandes pompes.

     Alors qu'il restait là, les bras ballants, quelqu'un tira brusquement Jean par l'épaule. Ce dernier se retourna, très étonné de se retrouver face à un garçon de son âge. Voilà qui le rassura un peu ; il n'y avait donc pas que des créatures bizarres dans son rêve ! Quoiqu'à bien y regarder, le nouveau venu ne semblait pas vraiment des plus ordinaires... Dans la pénombre, Jean remarqua qu'il était affublé d'un étrange costume dont il ne comprenait pas trop l'utilité. Une bizarrerie inexplicable liée à son rêve, sans doute. Puisqu'il restait poli en toutes circonstances, il s'apprêtait à se présenter à ce garçon. Néanmoins, celui-ci lui tira vivement le bras de plus belle. Jean remarqua alors que l'inconnu avait l'air drôlement paniqué.

     — Suis-moi tout de suite, lui ordonna-t-il.

     Son ton était sans-appel. Songeant que cela devait toujours faire partie de son rêve, Jean finit par obtempérer. L'autre garçon courrait très vite, si bien qu'il eut un peu de mal à le suivre. Il manqua même de tomber, ce qui poussa l'inconnu à attraper son poignet pour le forcer à garder la cadence. L'objectif de cette course effrénée était vraisemblablement le manoir qui se dressait encore une centaine de mètres plus loin. Les deux garçons avançaient en ligne droite dans sa direction, au beau milieu de la pelouse. Tout en continuant de courir, Jean glissa un regard derrière lui ; ce qu'il regretta aussitôt.

      Car il n'y avait désormais plus deux, mais une bonne trentaine de créatures qui les poursuivaient. Les plus proches ne se trouvaient qu'à une dizaine de mètres, et maintenant qu'il pouvait voir leurs griffes acérées, Jean n'était plus certain de vouloir les rencontrer ! Il lui vint soudain à l'esprit que ces bêtes n'avaient peut-être pas d'intention pacifique et que, au contraire, elles n'hésiteraient pas à le croquer si elles venaient à l'attraper. Face à ce constat des plus inquiétants, l'adolescent s'efforça de courir encore plus vite qu'avant.

     Une paire de minutes plus tard, les deux garçons arrivèrent enfin aux abords du manoir. L'inconnu se jeta littéralement contre la porte en bois dont il tira la poignée de toutes ses forces, jusqu'à ce que l'entrebâillement soit suffisamment large pour s'y faufiler. Jean se dépêcha de le suivre à l'intérieur. La porte se referma derrière lui dans un bruit sourd. Un peu sonné, l'adolescent adressa un regard perplexe à l'inconnu, qui s'était laissé tombé le long d'un mur pour reprendre son souffle.

     — Ces imbéciles ne savent pas tirer une porte, ricana-t-il.

     Jean ne sembla pas vraiment rassuré par cette explication. Ses yeux scrutèrent la porte d'entrée qui, bien que très grande et très lourde, n'était faite que de bois... Suffirait-elle vraiment à les protéger ? Son compagnon de fortune se redressa.

     — Ces créatures ne peuvent pas rentrer dans le manoir, lui assura-t-il. Un espèce de champ de force protège ces murs.

     Quoique fort intrigante, cette précision calma un peu Jean. Le pauvre n'avait, de toute façon, pas d'autre choix que de faire confiance à ce garçon qu'il venait de rencontrer... Et qui lui avait probablement sauvé la vie par la même occasion.

     — Merci de m'avoir tiré de ce pétrin, balbutia Jean.

     — Oh, je t'en prie. Ce n'est pas tout les jours que j'ai un peu de compagnie. Ç'aurait été dommage que tu te fasses croquer.

     Visiblement ravi de sa petite touche d'humour, le garçon s'étira les membres et fit signe à son invité de le suivre. Jean s'empressa de lui emboîter le pas, bien décidé à mettre le plus de distance possible entre lui et cette maudite porte. Comme s'il avait eu la même pensée, l'inconnu emprunta justement les escaliers qui menaient à l'étage supérieur. Sur le palier, il y avait une grande fenêtre qui donnait sur l'extérieur du manoir. Jean l'avait évidement déjà remarquée lors de sa visite des lieux en compagnie de sa mère et du notaire. Mais le paysage qui se dépeignait de l'autre côté de la vitre était bien différent que celui qu'il avait eu le loisir de découvrir plus tôt.

      Le domaine tout entier était plongé dans une étrange obscurité. Le soleil éclairait à peine les contours de la forêt dont les arbres bougeaient doucement, d'une lenteur qui semblait anormalement ralentie. Au loin, on pouvait difficilement apercevoir la forme du lac d'où revenaient les deux garçons. Il y avait désormais tout un tas de points sombres qui entouraient de toutes parts l'étendue d'eau. Les grosses créatures semblaient garder l'endroit, au cas où leurs proies reviendraient sur leurs pas. Jean déglutit difficilement face à ce spectacle des plus glaçants.

     — Mais c'est quoi, cet endroit ? souffla-t-il.

     — Je l'appelle le monde à l'envers.

     Jean se tourna vers l'inconnu qui venait de prononcer ces mots, l'air grave. D'un signe de tête, celui-ci l'invita à le suivre dans l'une des chambres. On devinait tout de suite que la pièce était habitée depuis un bon bout de temps. Il y avait un tas de couvertures qui recouvraient l'un des lits, des piles de livres alignées sur le petit bureau, un nécessaire de couture posé à côté d'une chaise... Toutes ces affaires étaient soigneusement rangées. L'inconnu se dirigea vers une armoire, dont il sortit à la hâte quelques vêtements ainsi qu'une grande serviette. Il lança le tout à Jean, qui était encore trempé de la tête aux pieds.

     — J'ai peur qu'il n'y ait pas l'eau courante dans ce monde. Mais tu peux aller te changer à côté. Je t'attends ici.

     L'adolescent le remercia. Il revint très vite dans la chambre où patientait son mystérieux hôte, assis à même le sol. Celui-ci ne s'était pas séparé de son étrange costume, qui semblait majoritairement composé de branches et de feuilles...

     — Je suis Marco, se présenta-t-il enfin. Et toi ?

     — Jean, répondit celui-ci. J'ai quinze ans.

     Marco ne devait pas être beaucoup plus âgé, mais il ne prit pas la peine de le lui confirmer. Au lieu de quoi, il se pencha lentement vers Jean. Ce dernier profita de cette occasion pour le dévisager : ses cheveux noirs hirsutes, ses innombrables taches de rousseurs, ses yeux marrons grands ouverts...

     — Comment t'es-tu retrouvé ici, Jean ?

     — Je- Je n'en suis pas sûr, avoua-t-il. J'étais là-bas, de l'autre côté, et puis je me suis soudainement retrouvé ici. J'espérais justement que tu aurais une explication à me donner.

     Le visage de Marco se fit songeur. Il semblait surpris, voire même un peu déçu. Ce n'était visiblement pas le genre d'informations qu'il avait espéré entendre. De son côté, Jean se trouvait de plus en plus perdu. Puisqu'il ne gagnerait rien à rester silencieux, l'adolescent décida lui aussi de poser quelques questions à son compagnon de fortune.

     — Depuis combien de temps es-tu ici, au juste ?

     — C'est difficile à dire. Quelques années, je pense...

     — Aussi longtemps ? s'étonna Jean. Mais comment-

     Marco l'arrêta tout de suite en secouant sa tête. Il hésita un instant, puis il soupira, avant de raconter son histoire à lui.

     — J'ai très peu de souvenirs de mon arrivée ici et, plus largement, de tout ce qui a précédé cet évènement. Je me rappelle seulement de la forêt ; de ses arbres qui m'entouraient, de ses branches qui tentaient de m'attraper, des créatures sombres qui m'épiaient, murmura-t-il. En voyant le manoir, je m'y suis précipité dans l'espoir de pouvoir m'y réfugier. Comme tu peux l'imaginer, je n'avais pas vraiment prévu d'y élire domicile à long terme. Mais le temps a passé...

     Tout en parlant, l'adolescent se releva. Il s'approcha de la fenêtre, par-delà laquelle son regard nostalgique se perdit.

     — J'ai consacré toute ma vie à l'étude de ce monde. Aujourd'hui, je connais le domaine du manoir comme ma poche. Je l'ai observé, je l'ai exploré, je l'ai cartographié, je l'ai mémorisé. À force d'efforts, je pensais pouvoir trouver le moyen de rentrer chez moi ; même si, aujourd'hui, je ne sais plus vraiment ce que cela signifie... J'ai inspecté chaque arbre de cette maudite forêt ; et tout ça en vain, conclu-t-il avec amertume. Je n'ai jamais compris comment j'étais arrivé dans cet endroit ou comment je pourrais en sortir. Ces derniers temps, je croyais m'être fait une raison... Et puis, tu es arrivé.

     Il tourna la tête vers Jean, dont les yeux étaient restés écarquillés. Le garçon se frotta nerveusement les tempes, espérant remettre un peu d'ordre dans son esprit très confus.

     — Tu étais seul pendant tout ce temps ? souffla-t-il.

     — Pas au sens strict du terme, avoua Marco. Je pense... Je pense que des personnes ont habité ce manoir avant moi. Et je pense que d'autres se sont trouvées dans les parages depuis mon arrivée. Nous ne sommes certainement pas les seuls à être tombés dans ce monde... Mais je n'ai personnellement jamais croisé qui que ce soit. Ce qui m'amène à deux hypothèses : soit iels ont réussi à rentrer chez elleux... soit ces horribles créatures qui rodent dehors s'en sont chargées.

     Tout ce qui sortait de la bouche de Marco n'était décidément pas encourageant. Le cauchemar de Jean ne faisait que débuter, mais le pauvre garçon ne sentait déjà sur le point de craquer. Il avait l'impression que son corps tremblait un peu plus à chaque seconde qui passait. La situation semblait tout bonnement désespérée. Comment diable Marco pouvait-il vivre dans pareilles conditions depuis tant d'années ? À sa place, Jean serait certainement devenu fou en un rien de temps ! Comme pour illustrer les pensées défaitistes qui envahissaient son esprit, le garçon commença machinalement à se balancer d'avant en arrière. Remarquant la panique qui le gagnait progressivement, Marco attrapa ses épaules pour le secouer.

     — Jean ! C'est pas le moment de perdre pieds.

     — Je ne vois pas ce qu'il y a de mieux à faire !

     — Au contraire ! Tu dois m'aider à sortir de là.

     Abasourdi par cette annonce, Jean se tourna vers lui.

     — Moi ? s'étrangla-t-il. Mais comment ? Si tu n'as pas trouvé d'issue après toutes ces années passées à chercher, c'est probablement parce qu'il n'y en a pas. Contrairement à toi, je ne sais rien de ce monde. Je viens tout juste de débarquer !

      — Justement ! insista Marco. Je n'ai rien trouvé parce que je ne savais pas ce que je cherchais. Mais ton arrivée pourrait changer la donne. J'ai besoin que tu te souviennes de ce qui t'es arrivé. Mes souvenirs sont trop anciens, mais les tiens... Les tiens pourraient nous tirer d'affaire tous les deux !

     Jean secoua la tête en tous sens. Ce que disait Marco n'était pas dénué de sens, mais c'était beaucoup trop lui demander ! L'adolescent avait l'impression qu'un brouillard sombre obstruait son esprit. Les derniers évènements s'étaient enchaînés si vite que tout se mélangeait là-haut, au point qu'il n'arrivait plus à distinguer le vrai du faux. Jean songea qu'il ne leur serait d'aucune aide, mais Marco n'était pas de cet avis-là.

     — Je comprend ce que tu ressens, Jean. Tu es sous le choc. Et c'est totalement normal. Je suis passé par là aussi, lui assura-t-il. On va... On va se laisser un peu de temps pour se remettre de toutes ces émotions. Puis on avisera de la suite.

     Marco comprit qu'il serait plus sage de laisser un peu d'espace à Jean, le temps pour lui de... digérer les derniers évènements. Il quitta la pièce, mais préféra tout de même rester dans les parages pour que son invité puisse le retrouver rapidement en cas de besoin. Marco s'installa donc dans une autre chambre où il reprit l'ouvrage qu'il avait commencé plus tôt. Le bruissement des feuilles qu'il manipulait combla le licence pendant les minutes qui suivirent. Il était difficile d'avoir une idée exacte du temps qui passait dans ce monde. Mais Marco y avait vécu suffisamment longtemps pour en déduire que Jean s'était rapidement décidé à le rejoindre.

     L'adolescent n'osait pas entrer dans la pièce. Depuis l'encadrement de la porte, il se contenta d'en observer l'intérieur avec une certaine curiosité. Le sol était tapissé de branches, de feuilles, de mousse ou de cailloux que Marco avait certainement collectés dehors. Quant à savoir ce qu'il pouvait bien faire de tout cela... Le garçon se tenait debout, les mains posés sur l'imposante table en bois massif qui trônait au centre de la pièce. Jean y vit une sorte de masque, lequel semblait en court de réalisation. C'était vraisemblablement l'accessoire d'un costume semblable à celui que portait encore Marco ; et à tous ceux qui étaient accrochés aux murs de la pièce. Il y en avait vraiment, vraiment beaucoup.

     — C'est une passion ? s'enquit prudemment Jean.

     — Pas vraiment... C'est un peu plus compliqué.

     Marco l'invita à s'approcher, pour les regarder de plus près. Ses créations faites de branches tressées étaient soigneusement exposées sur des cintres de bois. Chacune d'entre elles représentaient les caractéristiques d'un animal en particulier. La sur-tunique, pièce principale, s'accompagnait toujours d'un masque et, parfois, d'autres éléments qui variaient d'un costume à l'autre, comme une cape ou un sur-pantalon. Il s'agissait là de pièces uniques. Bien que composées des mêmes matériaux, aucune création n'était semblable à une autre.

     — Ces costumes nous permettent de dissimuler notre présence aux créatures de ce monde, révéla Marco. Je n'ai pas encore déterminé si c'est une question d'odeur, d'aspect, d'essence... Mais ça fonctionne. C'est grâce à cette astuce que j'ai pu explorer le domaine sans me mettre en danger.

     — Si leur forme n'a que peu d'importance, pourquoi t'être pris la peine de leur donner des masques d'animaux ? lui fit remarquer Jean. Et surtout, pourquoi en confectionner autant ?

     — Je n'en ai pas la moindre idée, avoua Marco. Pour joindre l'utile à l'agréable, sans doute. Tu as peut-être raison, en fin de compte ; je ne sais pas si on peut vraiment parler de passion, mais c'est assurément devenu un passe-temps.

     Dans un cas comme dans l'autre, Jean était sincèrement émerveillé par son travail. Pour produire des pièces aussi créatives et aussi belles avec des matières premières aussi fragiles, Marco devait être très habile de ses mains. On avait l'impression de se trouver au beau milieu d'un musée. Dire qu'il était aujourd'hui contraint d'utiliser un tel talent pour simplement survivre dans ce monde... C'était un gâchis qui inspirait la tristesse. La morosité gagna de nouveau Jean.

      — Tu sais faire tant de choses, admira-t-il. Alors que moi, je n'ai pas l'impression de connaître quoi que ce soit qui pourrait nous aider à sortir de cette situation. Je suis trop nul.

     — Ne dis pas ça, le détrompa Marco.

     Il passa nerveusement une main dans ses cheveux bruns.

     — Je m'excuse si j'ai pu paraître un peu brusque, tout à l'heure. Je n'avais pas l'intention de placer ce genre de responsabilité sur tes seules épaules. C'est juste que... Tu es la première personne que je croise après toutes ces années. Alors je n'ai pas pu m'empêcher d'avoir un certain regain d'espoir.

     — C'est moi qui devrait m'excuser d'être aussi défaitiste, reconnu à son tour Jean. Surtout en face de toi. J'aimerais... Je veux t'aider, se reprit-il. Mais c'est le brouillard total. Je ne sais pas du tout quoi penser, encore moins quoi faire !

      — Je peux te guider, lui assura Marco. C'est plus facile de réfléchir à deux. Et à supposer qu'on n'y trouve pas la solution pour sortir d'ici, on devrait au moins en apprendre un peu plus sur ce monde. Dans tous les cas, on n'a rien à perdre.

     Jean acquiesça. Son nouvel ami avait raison, bien sûr. Alors il ferma les yeux et prit une grande inspiration, s'efforçant de calmer ses inquiétudes afin de garder les idées claires.

     — Je vais te raconter tout ce dont je me souviens.

     Et le jeune homme commença son récit : le premier coup de fil du notaire, l'annonce d'un héritage inattendu, la visite du manoir. Jean insista sur ses propres doutes, sur sa réticence à l'égard de cette affaire qui ne lui avait jamais inspiré rien de bon. Il termina par son basculement soudain dans ce monde.

     — J'étais près du lac. Il m'a semblé voir quelque chose bouger sous la surface, alors je me suis légèrement approché. Je me tenais sur mes gardes, près à décamper au moindre monstre marin, les pieds solidement encrés au sol... Mais c'est finalement ce dernier qui m'a trahi. La terre s'est mise à trembler et j'ai perdu l'équilibre. C'était comme si une force surnaturelle m'avait attiré en direction du lac. J'y suis tombé, me retrouvant entièrement submergé pendant quelques dizaines de secondes. Et lorsque je suis sorti de l'eau... Je me suis retrouvé ici, à l'endroit même où tu m'as trouvé.

     Jean eut un rire nerveux. Il avait l'impression de raconter n'importe quoi. Pourtant, de son côté, Marco prit ses explications très au sérieux. D'ailleurs, il avait même consigné chaque détail de son récit au sein d'un carnet. Pour écrire, le jeune homme s'était muni d'un bâton finement taillé qu'il trempait régulièrement dans un petit pot rempli d'une encre artisanale. Jean jeta un œil curieux au contenu des pages que son ami noircissait avec célérité. Ce qu'il y vit le troubla.

     De prime abord, l'écriture de Marco lui paru indéchiffrable. Jean reconnu des lettres de l'alphabet ; certaines lui semblèrent toutefois déformées. En se concentrant, il parvint à lire quelques mots dont l'orthographe s'éloignait des règles de grammaire pour se rapprocher de leur sonorité pure et simple. Il n'y avait ainsi pas d'accord ou de conjugaison. De plus, les phrases formées ne comportaient pas que des lettres classiques. D'autres caractères plus sibyllins apparaissaient de temps à autre : il s'agissait de formes géométriques, voire de dessins plus élaborés, qui faisaient probablement office d'abréviations.

     Jean se demanda où Marco avait appris à écrire ainsi. Et puis, les mots du jeune homme lui revinrent à l'esprit : il était prisonnier de ce monde depuis plusieurs années... Les sourcils de Jean se froncèrent. La théorie qui se formait dans son esprit lui sembla invraisemblable. Mais l'était-elle vraiment ?

     — Il reste peut-être une chose dont je devrais te parler...

     Marco adressa un regard curieux à Jean, qui le dévisageait lui-même d'un drôle d'air. L'adolescent s'expliqua lentement.

     — Un petit garçon aurait mystérieusement disparu sur le domaine, il y a près de dix ans. J'imagine qu'il s'est peut-être retrouvé dans ce monde, lui aussi. Je ne t'en ai pas parlé jusqu'à présent, parce que je pensais qu'il était déjà- que c'était probablement trop tard pour lui, bafoua-t-il. Mais tout de même... Je me demande s'il ne s'agirait pas de toi.

     Jean attendit la réaction de Marco, qui paraissait songeur.

     — Dix ans, tu dis ? Cela me paraît drôlement long... À moins que le temps ne s'écoule différemment ici ?

     — Tu penses que ce serait possible ? s'étonna Jean.

     Marco haussa les épaules, lui signifiant qu'il n'en savait trop rien. Cette hypothèse laissa néanmoins l'autre garçon perplexe.

     — Mais à supposer que ce soit le cas, je vois mal comment un enfant de cinq ans aurait pu survivre par lui-même aussi longtemps... À cet âge, on ne sait pas s'occuper de soi.

     — Ce n'est pas forcément nécessaire dans ce monde.

     Jean lui jeta un regard étonné, l'encourageant à développer.

     — C'est l'une des étrangetés de ce charmant endroit, lui expliqua Marco. On ne ressent rien du tout. Pas besoin de manger, de boire, de dormir, d'aller aux toilettes, de se réchauffer... Notre corps perd toute forme de sensibilité. Alors à supposer qu'un enfant doit tombé dans ce monde, il aurait pu survivre au même titre que n'importe qui, du moment qu'il ait trouvé refuge avant que les créatures ne le trouvent, lui.

     — C'est vraiment surréaliste, marmonna Jean. Mais cela signifie que... Tu pourrais vraiment être ce garçon ?

     — Dans l'absolu... Peut-être, admis Marco. J'imagine que c'est impossible de le découvrir tant qu'on reste coincé ici.

     Le jeune homme se redressa. Ses pas le guidèrent à la fenêtre de la pièce, dont il souleva légèrement le rideau. En dépit du détachement dont il faisait preuve, la nouvelle de sa potentielle identité semblait l'atteindre plus qu'il ne le laissait transparaître. Jean se permit une question plus indiscrète.

     — Tu n'as vraiment aucun souvenir de ta vie d'avant ?

     — Non, souffla Marco. Je n'ai qu'un souhait auquel me rattacher : celui de rentrer chez moi. Je suppose que le monde d'où je viens peut difficilement être pire que celui-ci...

     — Disons que c'est un peu plus... chaleureux ?

     Les deux garçons échangèrent un sourire. Jean s'approcha à son tour de la fenêtre ; leur seul rempart contre l'obscurité.

     — On devrait probablement retourner au lac, pas vrai ?

     — Oui, acquiesça Marco. S'il s'agit vraiment d'un point d'entrée, on peut supposer qu'il s'agisse aussi d'un point de sortie. Mais on ferait mieux d'attendre avant d'aller vérifier...

     Il désigna les minuscules formes noires qui rodaient encore par dizaines autour de l'étendue d'eau. Cette dernière était trop éloignée du manoir pour que les garçons prennent le risque de s'y aventurer, alors même que la zone grouillait de grosses bêtes prêtes à leur faire la peau au moindre geste suspect.

     — Je propose qu'on en profite pour dormir un peu, annonça Marco. Ensuite, on avisera selon la situation aux abords du lac.

     — Dormir ? Je croyais qu'on ne pouvait pas ressentir la fatigue, fit remarquer Jean. N'est-ce pas du temps perdu ?

     — Strictement parlant, ton corps n'en a effectivement pas besoin. Mais l'esprit aussi, doit se reposer. Le sommeil est indispensable. Crois-moi, j'en ai fait les frais à mon arrivée !

     Les deux garçons retournèrent dans la chambre qu'occupait Marco. Ce dernier prit certaines des nombreuses couvertures qui recouvraient son lit afin de les placer sur le lit opposé.

     — Tu ne risques pas d'avoir froid, assura-t-il à Jean. Mais en ce qui me concerne, je déteste dormir sans couverture.

     Il y avait assurément quelque chose de rassurant à l'idée de pouvoir de blottir sous des remparts de tissus, aussi effilés et troués fussent-ils. Pourtant, Jean eut beau se tourner et se retourner sur sa nouvelle couchette, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Renonçant promptement au repos dont il aurait néanmoins grand besoin, Jean laissa son regard errer dans la pièce. Il manqua de sursauter lorsqu'il remarqua les yeux chocolat qui le fixaient silencieusement depuis plusieurs minutes. Contrairement à ce qu'il avait supposé, Marco ne dormait pas non plus. Sans un mot, le garçon se décala au fond de son lit. Comprenant qu'il l'invitait à l'y rejoindre, Jean n'hésita pas à poser pied à terre pour s'y glisser prestement. Il se sentait un peu mieux à l'idée de savoir son ami aussi près. Même s'il aurait évidement préféré le rencontrer dans des circonstances moins déprimantes et plus réjouissantes.

     — J'ai l'impression que ma tête va exploser, avoua-t-il.

     — C'est normal, lui murmura Marco en retour. J'imagine que mes réactions sont celles qui sortent de l'ordinaire. Je vis ici depuis si longtemps que plus rien ne me surprend.

     — Il est vrai que je n'ai pas l'habitude d'être pourchassé par des créatures assoiffées de sang tous les jours, plaisanta Jean.

     Marco eut, lui aussi, un petit rire nerveux.

     — Je sais que c'est difficile à concevoir, mais tu dois accepter que ce monde défit les lois naturelles. Il te faut oublier tout concept de normalité. C'est le seul moyen pour ne pas finir fou. Bien que ce soit déjà une forme de folie, en soi, ajouta-t-il.

     Un voile passa devant ses yeux. De la tristesse ? De la fatigue ? Jean n'en était pas certain, mais cette vision le peina. Il s'approcha de Marco, dont il entoura les épaules de ses bras dans une étreinte qui se voulait réconfortante. Il aurait aimé pouvoir le rassurer avec des mots, mais aucun ne lui paru assez fort. Marco vivait dans un monde qui lui avait volé toute une partie de son enfance. Même s'il le souhaitait plus que toute autre chose, Jean ne pouvait pas le ramener chez lui d'un simple claquement de doigts. En revanche, il se promit de faire tout ce qui était en son pouvoir pour aider son ami à y parvenir.

     Une paire d'heures plus tard, une main ébouriffa gentiment ses cheveux châtains. Jean se réveilla brusquement, l'esprit encore confus. Il avait donc fini par s'endormir, même s'il n'en gardait qu'un souvenir flou. L'adolescent cligna plusieurs fois des yeux avant que ceux-ci ne parviennent à distinguer ce qui se trouvait devant lui. Jean eut aussitôt un mouvement de recul, mais il ne tarda pas à se ressaisir. Marco, qui se tenait devait lui, avait visiblement enfilé un autre de ses costumes.

     Cette fois-ci, la sur-tunique était recouverte de feuilles superposées les unes sur les autres. D'autres feuilles beaucoup plus longues, que Marco avait probablement taillées ainsi, pendaient de part et d'autre de chaque épaule, de sorte qu'elles formaient un rideau protecteur autour de ses bras. Le moindre de ses gestes s'accompagnait d'un bruissement léger, identique à celui que pouvait provoquer une brise en se faufilant entre les branches. Ce costume s'accompagnait d'un masque, qu'il avait remonté sur le haut de son crâne. On pouvait clairement y distinguer deux grands yeux. Un hibou, devina Jean.

     — Le lac est relativement calme, lui fit savoir Marco. Je pensais en profiter pour aller jeter un premier coup d'œil.

     Une fois l'information assimilée par son cerveau endormi, Jean éloigna les couvertures. En le voyant poser un pied à terre, Marco jugea utile de l'interrompre dans son élan.

     — Tu vas rester ici. Je voulais simplement te prévenir, pour éviter de t'inquiéter à ton réveil. J'ai hésité à te laisser un mot, mais j'ai cru comprendre que tu avais du mal à me relire.

     Jean lui adressa un regard franchement étonné.

     — Bien qu'elles se soient éloignées, reprit Marco, la plupart de ces créatures ne doivent pas être bien loin. C'est trop dangereux pour quelqu'un qui n'a pas l'habitude de les éviter. Le simple fait de porter un costume ne suffit pas à tromper tous leurs sens, tu sais. Dans la forêt, on peut réussir à les semer. Mais le lac est à découvert. Si on se fait repérer, il faut courir.

     — Dans ce cas, on ferait mieux d'attendre que la tension retombe. Pourquoi tiens-tu tant à partir maintenant ?

     — Si tu es vraiment arrivé dans ce monde suite à ta chute dans le lac, cela signifie qu'il pourrait abriter une sorte de portail. Je ne suis pas un spécialiste en la matière, mais... J'ai peur que celui-ci se referme avec le temps.

     Un telle hypothèse impliquerait l'existence d'un compte à rebours dont le temps restant leur était encore inconnu. Vu sous cet angle, Jean réalisa que chaque seconde pouvait compter.

     — Alors raison de plus pour que je t'accompagne.

     — C'est hors de question. Ces créatures sont-

     — Prêtes à nous croquer, le coupa Jean, je sais. Mais je veux venir. Je peux t'aider à comprendre ce qui m'est arrivé au lac. C'est pourquoi tu dois m'apprendre à bouger comme toi ; tout du moins, suffisamment pour que je ne sois pas un boulet.

     Marco hésita. Après tout, celui qui se tenait devant lui n'était plus un enfant, mais garçon qui devait avoir son âge.

     — Je comprends ce que tu ressens, mais les risques...

     — Et si tu pars seul, qu'espère-tu trouver exactement ? Sais-tu seulement ce que tu cherches ? Sauras-tu où regarder ? Comment pourras-tu savoir si le portail, tant est qu'il existe réellement, est plus étroit ou plus large que la veille ?

     Ces questions restèrent en suspens. Alors que Marco semblait encore évaluer le pour et le contre d'une excursion en binôme, Jean se releva franchement de son lit, poings sur les hanches. Voyant son ami si décidé, Marco baissa finalement les armes. D'un signe de tête, il l'invita à le suivre.

     — Avant toute chose, il faut te trouver un costume.

     Heureusement, ce n'était pas ce qui manquait ! Pour la seconde fois depuis son arrivée, Jean passa en revue les créations de branches et de feuilles tressées. Son choix s'arrêta sur une sur-tunique et un masque à l'effigie d'un canidé quelconque que Marco l'aida à attacher correctement. Ainsi affublé pour la première fois, l'adolescent se contempla longuement dans l'un des miroirs de la pièce. Jean sourit face au reflet pour le moins étonnant qu'il renvoyait.

     Avant de quitter le manoir, Marco lui confia également différents objets dont la confection se révéla, une fois de plus, artisanale. Le plus grand se composait d'un cailloux taillé en pointe et attaché à un long manche en bois.

     — Je n'ai encore jamais eu besoin de m'en servir, alors je ne sais pas trop dans quelle mesure ces armes improvisées sont efficaces, avoua-t-il. Mais j'imagine que c'est mieux que rien.

     À choisir, Jean se sentait lui aussi plus en sécurité à l'idée de posséder quelque chose pour se défendre, le cas échéant. C'est ainsi équipés que les deux garçons poussèrent la porte du manoir afin de s'aventurer au-dehors. Sur le chemin, Jean veilla à adopter le même rythme que Marco, qu'il suivait comme son ombre. Plutôt que de filer en ligne droite en direction du lac, ils se rapprochèrent de la lisière de la forêt. Les cachettes s'y faisaient nombreuses en cas de danger.

     La première partie de leur périple se déroula heureusement sans embûches. De retour à l'endroit qui avait fait basculer sa vie, des heures plus tôt, Jean scruta immédiatement le fond du lac. Si sa mémoire ne lui faisait pas défaut, il avait souvenir d'une étrange forme qui l'avait poussé à se rapprocher, avant de tomber dans l'eau glacée. L'adolescent fit plusieurs fois le tour du lac en plissant les yeux, plus concentré que jamais. En raison de l'obscurité qui régnait dans ce monde, il était plus difficile de distinguer quelque chose sous la surface. Mais à force de persévérance, Jean parvint à retrouver l'étrange forme qui avait retenu son attention de l'autre côté de ce monde.

     — Qu'en penses-tu ? l'interrogea Marco dans un murmure.

     — Je crois... Je crois qu'elle a légèrement rétrécie.

     Un long silence suivit sa déclaration. Figés, les deux garçons contemplaient de leurs grands yeux écarquillés la forme qui se mouvait doucement au fond du lac.

     — Je pense que tu as vu juste, reprit Jean à voix basse. On dirait qu'il s'agit bel et bien d'un portail vers notre monde.

     Ils l'avaient fait. Ils venaient de trouver leur billet de sortie.

     — Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?

     Enthousiasmé par cette découverte, Jean se tourna vers Marco, qui n'avait pas bougé d'un poil. Il réalisa un peu tard que son ami mettait un peu plus de temps que lui à digérer cette information. Il semblait comme perdu dans ses pensées. Après tout, Jean n'était là que depuis une journée, tout au plus. Mais Marco... Marco errait dans ce monde depuis des années. Qui pourrait prétendre connaître les émotions qui le traversaient ? L'espace d'une seconde, Jean essaya de se mettre à sa place.

     — Ne vaudrait-il mieux pas retourner au manoir une dernière fois ? proposa-t-il enfin sur un ton plus calme.

     — Au manoir ? s'étonna Marco dans un sursaut. Pourquoi ?

     — Si on traverse ce portail maintenant, rien ne nous garanti qu'on pourra revenir. Je doute qu'il disparaisse en une heure ou deux, alors... Tu devrais peut-être en profiter pour mettre un peu d'ordres dans tes affaires. Après tout, tu as vécu dans ce manoir pendant un long moment. J'imagine qu'il y a certaines choses que tu aimerais emmener avec toi. Je me trompe ?

     Une fois la surprise passée, Marco eut un léger sourire.

     — En fait, avoua-t-il, j'ai déjà fait tout cela pendant que tu te préparais. J'ai pris avec moi les objets auxquels je suis le plus attaché. J'ai fait mes adieux à ce manoir... Et à ce monde.

     Sa voix s'éteignit alors qu'une larme roula sur sa joue.

     — Excuse-moi. C'est juste que... Je crois que ne m'attendais pas à ce qu'on trouve vraiment un portail. Je sais que j'avais probablement l'impression d'être le plus optimiste de nous deux, mais... J'ai cherché pendant tant d'années sans jamais rien trouver. J'ai du mal à réaliser ce qui se passe.

     Jean lui frotta le dos en silence. Ses yeux ambre ne quittaient pas le lac. À ce moment précis, il se garda bien de partager les craintes qui occupaient son esprit. Il avait beau avoir vu cette même forme avant de basculer dans ce monde, rien ne leur garantissait qu'ils pourraient faire le chemin inverse en la traversant. Et s'ils atterrissaient dans un tout autre endroit, lequel pourrait se révéler encore plus dangereux que celui-ci ? Jean s'efforçait de ne pas y penser. Il songea que Marco devait, lui aussi, envisager cette possibilité. Mais quand bien même les deux garçons n'avaient aucune certitude, il n'était pas question pour eux d'hésiter. Ce portail, ils allaient le traverser. C'était leur seul espoir, leur seule chance.

     — Je suppose que c'est le moment de se jeter à l'eau.

     — Oui, acquiesça Marco. On ferait mieux de ne pas perdre de temps. J'ai l'impression qu'une étrange énergie se dégage de cette chose. Je crois qu'elle attire ces fichues créatures...

     Il invita Jean à jeter un regard discret sur leur droite. Tapis entre les arbres et les buissons, on pouvait deviner une imposante silhouette sombre qui semblait les guetter. Jean serra un peu plus fort le couteau de fortune qu'il tenait en main.

     — On ne devrait pas s'inquiéter ? demanda-t-il.

     — Je ne pense pas. Si tout se passe bien, on sera parti avant qu'elle et ses copines décident de venir nous croquer.

     Jean ne fut qu'à demi-rassuré par cette supposition.

     — On ne peut qu'aller de l'avant, de toute manière. Tu passes en premier, pendant que je garde un œil sur nos amies ?

     — Non, décida fermement Jean. On y va ensemble.

     Marco observa avec surprise la main qu'il lui tendait. Un sourire réapparu sur son visage tandis qu'il accepta d'y joindre la sienne. Les deux garçons se tournèrent de nouveau vers le lac et, ensemble, ils firent un premier pas dans l'eau. Ils s'enfoncèrent progressivement, sans perdre leur objectif de vue. Ils s'approchèrent de l'étrange forme qui bougeait sous la surface, jusqu'à se qu'elle se trouve juste sous leurs pieds. Jean n'eut pas besoin de lever la tête pour savoir qu'ils étaient encerclés. Il pouvait deviner la présence de plusieurs créatures qui progressaient dans leur direction. Mais peu importait, désormais. Lorsque ces bêtes arrivèrent enfin au bord de l'eau, les deux garçons avaient déjà disparu au fond du lac.

     La traversée du portail s'avéra aussi désagréable dans un sens que dans l'autre. Lorsqu'il put enfin sortir sa tête à l'air libre, Jean fut pris d'une quinte de toux. De l'eau gelée s'était infiltrée dans son nez. Une fois calmée, l'adolescent s'empressa de regarder autour de lui. Il se trouvait toujours dans le lac. Mais cette fois-ci, le ciel au dessus de sa tête était clair, les arbres de la forêt se balançaient lentement au gré du vent, et l'air ambiant n'avait rien d'irrespirable. Ils l'avaient fait. Ils étaient enfin de retour chez eux.

     Profondément soulagé, Jean se tourna vivement vers Marco, dont il tenait toujours fermement la main entre la sienne. Il était assis dans l'eau vaseuse, le menton relevé et l'air perdu.

     — C'est donc à ça que ressemble le ciel ? murmura-t-il.

     Jean sentit son cœur se serrer. Il se laissa tomber aux côtés de son ami afin de le prendre dans ses bras tremblants.

     — Tu es rentré, lui souffla-t-il. Le cauchemar est terminé.

     Les deux garçons pleurèrent pendant de longues minutes, se raccrochant l'un à l'autre. Jean fut le premier à redresser la tête, déclarant qu'ils feraient mieux de sortir de ce foutu lac au plus vite. Son compagnon d'infortune acquiesça avec un rire nerveux. L'opération s'avéra un peu plus compliquée que prévue, car l'adrénaline étant retombée, Marco se sentait aussi faible qu'une poupée de chiffon. Maintenant qu'il se trouvait en sécurité, pour la première fois depuis des années, ses forces avaient brusquement décidé de le quitter. Le pauvre garçon dut s'appuyer sur Jean, qui l'aida à mettre un pas devant l'autre.

     Le domaine de la propriété semblait désert. Jean ne voyait aucune trace de sa mère ou du notaire, qui aurait pourtant pu rester dans les parages. Les deux rescapés se dirigèrent instinctivement vers le manoir, dans l'espoir de croiser quelqu'un qui pourrait les aider. Le chemin fut un peu long, car ils avançaient lentement avec le peu d'énergie qu'il leur restait. Mais cette fois-ci, rien ne leur imposait de courir ; après tout, aucune créature ne viendrait les poursuivre.

     Une voiture était garée devant la façade. Ce n'était ni celle de Madame Kirschtein, ni celle de Maître Jeager, qui avaient toutes deux disparues. Néanmoins, la présence de ce véhicule inconnu portait à croire que quelqu'un se trouvait à l'intérieur du manoir. Priant pour que ce soit bien le cas, Jean s'avança jusqu'au seuil et appuya sur le bouton de l'interphone. Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvrit sur le visage d'un individu en uniforme. Les deux garçons n'eurent pas le temps d'ouvrir la bouche que cet homme s'écriait déjà :

     — Vous... Mais vous êtes le garçon qui a disparu !

     — Euh... Oui, fit Jean. Je suppose que c'est moi.

     Ils furent aussitôt invités à entrer. L'homme qui les avait accueilli leur posa un million de questions à la seconde tandis qu'il les guidait. Jean marmonna deux ou trois mots, mais son cerveau fatigué ne parvenait plus à analyser les informations transmises par ses oreilles. L'homme en uniforme leur indiqua finalement de s'installer dans le salon, ou ils pourraient se relaxer, pendant qu'il prévenait ses supérieurs. Jean ne comprit pas trop ce que cela signifiait, mais il se laissa tomber de bonne grâce sur l'un des canapés. Marco l'imita et, alors que la voix de l'officier se faisait de plus en plus étouffée, les deux garçons tombèrent de sommeil en quelques secondes seulement.

     Jean ignorait combien de temps il était resté assoupi, mais lorsqu'il se réveilla, il eut la surprise de trouver sa mère assise à ses pieds, en train de pleurer. Lorsqu'elle remarqua ses yeux ouverts, Marie se redressa prestement afin d'enlacer son fils.

     — C'est rien, Maman, chercha-t-il à la rassurer. C'était juste une mauvaise journée à passer. Je suis rentré maintenant.

     — Une mauvaise journée ? Mais enfin, chéri, qu'est-ce que tu racontes ? Cela fait trois mois qu'on te cherche partout !

     L'adolescent ouvrit de grands yeux écarquillés. Il était difficile de se figurer le passage du temps dans le monde à l'envers, mais il était à peu près certain de n'y être resté qu'une poignée d'heures. Et pourtant... Il tendit le cou en direction de la fenêtre, qui donnait sur une partie de la propriété. En marchant jusqu'au manoir, il avait senti les feuilles mortes qui crissaient sous ses pieds, il avait vu les branches nues des arbres de la forêt, il avait senti l'odeur de la nature humide transportée dans l'air ; autant de détails qui auraient dû l'alerter. Pendant qu'il était de l'autre côté, l'automne avait succédé à l'été. Jean capta le regard de celui qui, une paire de secondes plus tôt, dormait encore sur son épaule. Marco avait raison : le temps s'écoulait différemment dans ce monde.

     Maintenant qu'ils étaient tous deux réveillés, les choses s'enchaînèrent très vite. Un médecin vint examiner leur état de santé, qui s'avérait étonnamment bonne. D'autres personnes en uniforme, qui appartenaient vraisemblablement à la police, les rejoignirent dans le salon. On demanda d'abord à Marco son identité. Sa réponse ne manqua pas d'étonner les officiers. Du coin de l'œil, Jean vit que l'un d'entre eux tenait un vieil avis de recherche dans les mains ; on y voyait un petit garçon aux cheveux bruns, aux yeux chocolats et aux joues parsemées de taches de rousseurs. Marco allait enfin retrouver sa famille.

     La tension était retombée depuis qu'ils s'étaient échappés du monde à l'envers. Pour autant, Jean savait qu'ils étaient loin d'en avoir terminé avec cette histoire. La foule de gens en uniformes ne faisait que lui rappeler cette évidence. Dès lors, les deux garçons furent confrontés à un problème de taille : leur disparition n'avait rien d'ordinaire. Comment expliquer l'inexplicable ? Allait-on seulement les croire ? Il pouvait déjà sentir des dizaines de paires d'yeux posées sur eux, analysant avec une curiosité non-dissimulée les étranges costumes à demi-détrempés qu'ils portaient toujours. Jean eut beau réfléchir et réfléchir à ce sujet, lorsque le moment vint de tout raconter, il ne put que soupirer longuement.

     — J'espère que vous avez le cœur bien accroché, les prévint-il, car c'est une histoire très, très compliquée.

Nᴏᴛᴇ ᴅᴇ Lʏᴀ
Si vous saviez à quel point ce one-shot m'a donné du fil à retordre... Il s'est malheureusement révélé beaucoup plus long que prévu. Et avec les multiples pannes d'écriture que j'ai eu, je crois bien qu'il m'aura fallu près d'un an pour le terminer. Mieux vaut tard que jamais !

On devine facilement l'influence de Stranger Things, une série que je n'apprécie pourtant pas plus qu'une autre ! Mais j'avais très envie d'exploiter cette idée de dimension parallèle. Et le petit côté thriller, c'est vraiment la cerise sur le gâteau.

Au fond, je suis quand même très contente de ce one-shot. Il est presque trop long pour être considéré comme tel, c'est vrai, mais il a au moins le mérite de poser un univers plutôt complet.

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