CHAPITRE 1 : AKANE ISAYO

   Le Dröm Party avait toujours arboré cet aspect de vieux bâtiment hanté avec ses briques oranges et sales, et son immense toit noir qui semblait être le lieu de refuge de plusieurs toiles de poussière. C'était une petite boîte de nuit au style vintage, égarée dans un quartier paumé de Tokyo et qui avait pour principale clientèle des jeunes dont l'âge venait d'atteindre la majorité, ou encore, des adolescents assez différents les uns des autres, ayant pour unique point en commun l'envie de "s'évader" quelques instants. La musique assourdissante pouvait s'entendre depuis le trottoir où une longue file d'individus étaient en train de faire la queue, désireux de convaincre le videur de les laisser passer. Les plus culottés n'hésitaient pas à faire des démonstrations de leurs alters, en n'omettant pas de préciser qu'ils pourraient faire de sacrés numéros une fois à l'intérieur. Ici, les gens se préoccupaient très peu des lois, surtout si leurs transgressions allaient leur permettre de bien s'amuser. 

   Dans cette masse de jeunes gens, Akane Isayo, une jeune adolescente de quinze ans, ne pouvait pas passer si inaperçue. Ses grands yeux noirs étaient étrangement devenus vairons avec le temps, et désormais elle arborait un œil gauche aussi ébène que le plumage d'un corbeau et un œil droit dont la teinte grisâtre évoquait la couleur du ciel avant une pluie orageuse. Une immense frange sombre barrait la moitié de son front, et le reste de sa chevelure noire aux reflets argentés se déversait derrière son dos. L'ambiance déchaînée qui se jouait autour d'elle ne semblait pas la préoccuper plus que ça, et cela était visible par sa position nonchalante et son regard blasé qui était rivé sur ses ongles dont le vernis noir commençait à s'écailler. 

   —  Meuf, tu penses pas qu'on devrait se barrer ? J'ai pas l'impression qu'on pourra entrer avant demain, fit remarquer Akane non sans laisser échapper un soupir. 

   —  Attends, tu rigoles j'espère ? On n'a pas cessé de nous faire la publicité de ce lieu hyper cool, alors hors de question que je fasse demi-tour ! s'exclama Takara en secouant le bras de son amie d'une façon plus hystérique qu'autre chose. 

   Akane leva les yeux au ciel avant de souffler d'exaspération. Elle n'aurait su dire pourquoi elle avait accepté d'accompagner son amie, et ce, sans broncher. Ce n'était pas du tout son genre de se pointer dans des endroits plein à craquer tel que le Dröm Party. 

   —  Le videur va nous laisser passer, c'est sûr ! ajouta Takara, en faisant éclore une petite fleur à l'intérieur de sa main. 

  En général, lorsque cette jeune fille aux cheveux roses était heureuse, elle laissait toujours son alter s'exprimer sans même s'en rendre compte. Cependant, bien qu'il n'était pas très puissant et dangereux, Akane admirait la façon dont elle parvenait à maîtriser son pouvoir qui avait un lien avec la nature. Elle regarda un instant sa propre main gauche d'un air absent, avant de se focaliser sur sa main droite. À première vue, elles n'avaient rien de spéciales et pourtant bien que ce fut impossible de le voir, elles étaient capables de créer des choses exceptionnelles. Akane serra ses poings avant de laisser ses bras retomber le long de son corps. Ça ne servait à rien de penser à son alter, c'était aussi cruel que de se perdre dans des rêves qui ne deviendraient jamais réalité. 

   La file d'attente diminuait progressivement, mais l'adolescente était encore ailleurs. Elle était perdue dans ses pensées et tout en observant la nuit engloutir les visages, elle essayait de se concentrer sur le son délicieux du vent, elle tentait de s'évader. Mais malgré tout, il y avait ces pensées desquelles elle ne pouvait se détacher. Elle repensa à des choses futiles, puis à d'autres qui étaient plus dramatiques. Elle aperçut le visage souriant de sa mère surgir des souvenirs de son enfance, puis aussitôt, cette belle image fut salie par cette teinte rouge, cette substance qui n'était autre que le sang...
Elle secoua la tête et tenta de se reconnecter au moment présent. Elle se mit à avancer, réglée comme une petite automate obligée d'écouter l'hystérie de Takara combinée à la musique assourdissante du club. 

   Soudain, ce fut du coin de l'œil que la jeune fille crut voir une ombre se mouvoir dans les airs. Son cœur laissa échapper une pulsation assourdissante, en même temps qu'elle leva les yeux en direction de la voûte céleste qui arborait cette teinte bleue nuit. 

   —  Qu'est-ce qui t'arrive ? T'as vu un fantôme ? plaisanta son amie. 

   —  Non... Enfin presque. J'aurais juré avoir vu quelqu'un se déplacer dans les airs, souffla Akane. 

   —  T'es encore une fois victime de ton imagination chérie ! 

   Akane n'ajouta pas un mot, décrétant que son amie avait raison. Une brise de fraîcheur vint chatouiller sa peau, et son corps fut parcourut d'un frisson. Elle réalisa que le visage du videur commençait à se matérialiser devant elles, ce qui laissait à comprendre qu'elles n'allaient plus tarder à entrer dans cette fameuse boîte de nuit. Son smartphone en main, Takara prenait mille et une photos des environs et de sa propre personne sûrement dans le but de les poster sur les réseaux sociaux. C'était durant ce genre de moment qu'Akane lui enviait cet aspect insouciant, parce que de son côté elle était incapable de prendre un simple cliché, ou encore, de se connecter à un quelconque réseau social. Elle s'était toujours sentie décalée des jeunes de son âge, elle avait cette manie de préférer la solitude à la compagnie. Si Takara occupait le rôle de sa meilleure amie, c'était sans aucun doute dû au fait qu'elle était une des filles les plus sociables de Tokyo. 

   —  Hé Taka, comment tu me trouves ? demanda la brune, soudainement soucieuse de son apparence. 

   Elle laissa les yeux violets de son amie examiner sa veste en cuir noire, ainsi que sa robe de la même couleur. Elle avait cessé d'avancer, et attendait le verdict de la grande fashionista en se mordillant la lèvre inférieure. 

   —  T'es sublime, conclut l'adolescente. Allé viens n'aies pas peur, tu seras la première personne à illuminer tout le monde avec un total look noir ! 

   Une musique américaine torturait les tympans d'Akane. Installée dans un coin du bar, elle fixait sans réelle animosité les multitudes de corps qui se mouvaient sous les rythmes de la musique. Elle parvint à ravaler son soupir de détresse en buvant cette boisson qu'un mec hyper collant lui avait offert. D'ailleurs, heureusement que Takara avait été là pour l'arracher des griffes de cette véritable sangsue. 
La jeune fille était présente sans l'être, ses pensées divaguaient dans un tout autre monde. Encore une fois. Elle se souvenait de ces moments de son enfance, où sa mère lui lisait les articles de journaux faisant l'éloge d'un super-héros. 

   Les super-héros. 

   Depuis toute petite elle rêvait d'être une héroïne. Cependant, comme l'avait si bien dit sa grand-mère, elle n'avait pas placé toutes les chances de son côté en intégrant un simple lycée et non pas un établissement spécialisé dans le métier de super-héros. Elle aurait aimé tenter sa chance à Yuei par exemple, l'académie de héros la plus prestigieuse du Japon. Mais, malgré le fait qu'elle avait beaucoup de rêves, Akane restait toujours aussi réaliste : elle ne maîtrisait pas ses alters. Parce que bien-sûr il fallait toujours que quelque chose d'anormale soit décelable en elle, ainsi fut la raison pour laquelle elle avait hérité des deux alters différents de ses parents. Son père possédait le pouvoir de maîtriser l'air, et sa mère, le feu. Toutes les fois où elle avait essayé de s'entraîner avec son géniteur en vue de devenir une héroïne, le résultat était plus que catastrophique. 

   Une grimace tordit les lèvres de la jeune brune lorsqu'elle réalisa que sa boisson possédait en fin de compte un goût amer. Elle tournoya sur son petit siège, et lança un coup d'œil en direction de Takara. Voyant que cette dernière était sobre, et qu'il n'y avait pas de vautours autour d'elle, Akane se leva et se faufila tant bien que mal entre les corps déchaînés. Une chaleur étouffante régnait au sein des lieux, elle avait besoin d'air. Alors, la jeune fille n'attendit pas une seule seconde de plus pour quitter les lieux avec le désir de respirer quelque chose de frais. 

   En quelques secondes, son souhait fut exaucé. Elle souffla avant de s'appuyer contre le vieux mur de briques oranges. Elle sortit son téléphone, et eut un léger pincement au cœur en voyant le message de sa grand-mère ( qui avait dû prendre un temps fou pour le rédiger ) lui souhaitant une belle soirée chez Takara. 

   Après ça, elle consulta l'actualité et en voyant un des gros titres elle eut une envie de fondre en larmes. 

" LE CHAMPIONNAT DE YUEI TERMINÉ, DÉCOUVREZ LE PROFIL DES TROIS PARTICIPANTS SUR LE PODIUM... " 

Alors qu'elle s'apprêtait à découvrir tout ce qu'elle n'aurait pas en étant  incapable de maîtriser ses pouvoirs, Akane vit de nouveau cette mystérieuse ombre noire se dessiner dans le ciel. Elle leva les yeux, puis déglutit. 

   —  Là Takara ne peut pas dire que je suis folle, laissa-t-elle échapper en un souffle en fixant avec des yeux ronds la silhouette qui s'était posée au dessus d'un toit.

   Pendant ce qui parut durer une micro-seconde, les yeux de cette ombre noire rencontrèrent les siens. Laissant sa curiosité prendre le dessus sur toutes ses peurs, Akane avança en suivant des yeux cette ombre féline qui se déplaçait de toits en toits. Elle lui était familière... Fascinée, l'adolescente se mit à courir pour ne pas perdre de vue cette silhouette obscure.

   —  Non je rêve, ça ne peut pas être lui. Jamais je n'aurais cru... 

   Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un individu sorti des ténèbres se matérialisa devant elle. Son regard étrange combiné à sa posture plus que nonchalante ne laissa aucun doute à Akane : elle avait en face d'elle une sorte d'apprenti-vilain. 

   —  Une petite fille seule dans les rues à une telle heure, c'est rare..., sifflota-t-il laissant ainsi voir sa langue qui avait la même physionomie que celle d'un vipère. 

   —  OK, le reptile, dégage maintenant..., grogna la jeune fille en espérant avoir camouflé avec brio la trembleur de sa voix. 

   Elle n'eut pas le temps de rajouter quelque chose, que plusieurs sifflements aigus se mirent à lui torturer les tympans. Akane laissa échapper un cri alors qu'un serpent venait de lui encercler le buste.