Vivre ou Mourir 3/3
Laissant les statues du roi et de la reine veiller à jamais sur le Fjord de l'Oubli, Jaya et Vadim étaient retournés à Thorimay, éreintés par leur périple. À leur arrivée, Liloïa fut la première à se précipiter vers eux, les accueillant avec une série de cris joyeux et exubérants. Les mages survivants, l'esprit tourbillonnant de questions et gonflé d'espoir, observèrent leurs silhouettes se détacher contre le ciel, alors qu'ils s'arrêtaient sur la grande colline de neige qui surplombait le hameau.
Chrysiridia n'était plus ; l'Anthaya était tombée.
Avec sa disparition, une atmosphère de désarroi enveloppait le lieu, mais la vue de Jaya, émergeant des sommets, drapée dans le légendaire manteau blanc orné de bois de cerf, révéla une lueur dans leurs cœurs meurtris. Si frêle et pourtant brisée, sa force intérieure irradiait, faisant naître en eux la certitude qu'elle serait leur lanterne dans l'obscurité, leur guide vers un nouvel avenir.
Leur nouvelle Anthaya.
Elle, la dernière De Myre.
En retour, Jaya perçut dans leurs regards humides de soleil non pas de simples sujets, mais son peuple, son héritage. Celui que sa mère lui avait légué en la ramenant à la vie. Savoir qu'ils étaient les derniers vestiges de Thorimay et de sa lignée, lui fit prendre conscience de l'immensité de sa responsabilité. Elle ne pourrait jamais les abandonner dans les ruines du hameau.
Ils méritaient mieux, ils méritaient d'être heureux et d'être protégés sur des terres plus clémentes.
De laisser libre cours à leur magie, sans craindre la rage des ymosiens.
Oui, c'était d'une vie ainsi qu'elle rêvait. Pour elle, pour Vadim et tous ces gens.
Mais avant, elle avait une dernière chose à faire.
Ensemble, les mages regagnèrent Alhora, sous la protection bienveillante de Jaya et Vadim. Certains, terrifiés à l'idée de rejoindre ce territoire qui les avait tant fait souffrir par le passé, avaient hésité à suivre le cortège, mais avait rapidement changé d'avis. Rien ne pourrait leur arriver, tant que leurs protecteurs étaient là et leur ouvrait la voie.
À leur arrivée, ils trouvèrent un royaume en proie au chaos, où les larmes et les flammes luttaient encore contre le silence. Malgré la disparition des géantes, la reconstruction s'annonçait ardue, comme autrefois. Voir l'étendue de la catastrophe ayant détruit une partie de ses terres natales empoigna le cœur de Jaya.
C'était elle qui avait causé tout cela... et elle était si désolée.
La rage, tel un feu dévorant l'intérieur d'un temple, consumait non seulement ses fondations mais aussi la beauté de ce qu'il abritait, les laissant face au vide de ce qui aurait pu être et ne sera plus jamais.
Alhora ne pourrait jamais les accepter et cela lui brisait le cœur.
Or, la présence réconfortante de la main tiède de Vadim dans la sienne commença à dissiper une partie de la peine et de la culpabilité qui l'accablaient. Il était temps de ne plus regarder en arrière, de ne plus se lamenter sur le passé.
Il marcherait avec elle jusqu'au bout, prêt à la soutenir si ses jambes flanchaient sous la pression.
Devant eux, les villageois rescapés se faisaient de plus en plus nombreux, s'écartant sur leur passage, leurs regards fixés sur la silhouette reconnaissable de leur princesse. Elle, l'hérétique, la fugitive, l'objet de toutes les recherches, celle qui avait à la fois déçu et inspiré la terreur, marchait désormais à travers eux, flanquée de son dragon et ses chaperons, en direction des imposantes portes du château d'Alhora. Un silence lourd enveloppait la scène ; aucune voix ne s'éleva, aucun geste ne fut fait pour l'arrêter.
La toucher et le malheur s'abattrait sur eux.
Au milieu des décombres, Amaros, Symphorore et Hami, tous trois en piteux état et couvert de suie, observèrent l'essaim qui s'avançait et suivait leur reine. Se remettant lentement du choc, Amaros esquissa un sourire ténu. Parfois, au terme de ses visions chaotiques, émergeaient de belles choses, un souffle de consolation et une lueur d'espoir, bien que le spectre du malheur demeurait au fond des cœurs. Il disparaîtrait avec le temps. Cette pensée lui apporta un réconfort fugace, comme le rayon de soleil perçant les nuages après la tempête.
Il tourna son regard sinople vers les deux jeunes femmes à ses côtés, qui, solidaires et éprises, se tenaient par le bras. Puis, avec douceur, Amaros leur offrit un sourire. Imparfait, mais si rassurant.
— On y va ?
Et elles acceptèrent après un regard, entrant dans les rangs de leurs pairs avec leur ami. Peut-être, pensa-t-il, le véritable essai n'était pas de traverser l'écran noir qui nous faisait face, mais de savoir rallumer la lumière au cœur des ténèbres.
Le jugement des autres glissait sur Jaya comme l'eau sur les plumes d'un cygne. Les regards accusateurs ne l'intimidaient plus. Sa mission, la dernière qu'elle s'était donnée pour l'honneur de son père et le nom des Northwall, était tout ce qui comptait. Devant l'immense château d'Alhora, où elle avait grandi, ri, et tant souffert, Jaya s'arrêta net. Des gardes, formant une barricade impénétrable, la visèrent, elle, Vadim, leur dragonne et leurs accompagnateurs avec leurs arbalètes. Ils étaient prêts à tirer au moindre geste suspect, même contre la princesse, désormais considérée comme une hérétique que tous croyaient morte ou disparue.
Impassible, les yeux empreints d'un courage inébranlable, Jaya resta stoïque et digne.
Soudain, les imposantes portes du château s'ouvrirent, révélant deux silhouettes se précipitant vers la cour. Evanora et son père avaient été alertés de l'arrivée impromptue de la princesse. Le Duc Snovar était prêt à ordonner son emprisonnement sur-le-champ. Ignorant le sort du roi Frost depuis son retour, et indifférent à ce dernier, il était déterminé à éliminer toute menace pour sécuriser Alhora.
La tension crépitait, chaque regard et mouvement chargé de prudence et de décisions lourdes de conséquences.
— Je veux parler à Evanora, annonça Jaya.
— Hérétique ! Démone ! Que faites-vous ici ? Gardes ! Mettez-la aux fers !
Les hommes, peu assurés, voulurent avancer, mais la présence de la montagne de muscles à côté de la princesse, à la fois menaçante et sauvage, dissimulée sous une capuche de fourrure, les immobilisa sur place. Bien qu'ils ne puissent discerner son visage clairement, ils percevaient l'intensité de son regard perforant fixé sur eux, leur déconseillant d'approcher.
La dragonne, avec eux, grogna également dans leur direction.
— Je ne veux pas vous causer d'ennui, insista la brune, je veux juste parler à Evanora.
Evanora, se tenant à l'ombre de son père, se trouva soudainement prise d'hésitation. La vue de Jaya raviva en elle le souvenir douloureux de ce jour tragique marqué par ce cri assourdissant qui avait précédé la mort de sa mère. Son âme, bien que lourde de rancœur, était également emportée par une vague de curiosité insatiable. Pourquoi donc l'objet de son mépris tenait-il tant à lui parler au risque de compromettre sa propre sécurité en revenant sur ces terres ? Elle aurait pu rester cachée, tel un insecte fuyant le jour, pour l'éternité. Mais non. La voilà, debout devant elle, ne portant sur le dos qu'un immonde et vulgaire manteau de fourrure blanc, pour briser le silence de leur longue séparation.
Cette audace poussait Evanora à s'interroger sur les véritables motifs de son retour après cette guerre et tout ce qui s'était passé, à ce jour.
Une reine devait faire face à ses démons, la tête haute et sans peur.
— Ça va aller, père, je vais lui parler.
Si elle voulait guérir et aller de l'avant, elle allait devoir se battre et affronter ce pourquoi elle ne dormait plus la nuit depuis des mois. Son cœur hurlait d'être apaisé avant de la voir pendue au bout d'une corde.
Courageusement, Evanora dépassa son père bouche bée, afin de faire face à Jaya. Elle était estomaquée de voir à quel point sa cousine détestée avait changé. Elle qui, jadis, resplendissait comme une étoile dont elle enviait l'éclat, s'était métamorphosée en une figure presque sauvage, aux cheveux emmêlés, au teint blafard et marqué par de sombres cernes. Elle donnait l'impression d'avoir croisé le chemin de la mort elle-même.
De sous sa cape, Jaya sortit la couronne de saphirs. Ses doigts s'y crispèrent en repensant à la figure magnifique de deux statues de glace gorgées d'amour. Des larmes coulèrent malgré elle, mais elle les rattrapa d'un revers de paume.
— Le roi, mon père, Frost Northwall, n'est plus. Il... il a malheureusement laissé sa vie dans la montagne, aujourd'hui.
L'annonce tomba comme un coup de tonnerre, laissant Evanora, le duc, et les soldats avec les yeux grands ouverts de stupéfaction. Le roi était mort ? Cette révélation semblait impossible à croire, surtout qu'ils l'avaient tous vu, vivant et combattant, seulement quelques heures plus tôt. Comment un tel destin avait-il pu s'abattre sur lui si soudainement ?
Dans le cœur de Jaya, le poids de cette nouvelle aggravait une douleur déjà insupportable.
— Malgré tout, je suis encore princesse d'Alhora, j'ai un devoir qui m'incombe, vis-à-vis de mon père.
Était-elle ici pour lui réclamer le trône ? Une onde de froid parcourut son échine. Quel culot avait cette maudite hérétique ! Evanora était résolue à ne jamais laisser le règne lui échapper, et brûlait d'envie de manifester son mépris envers Jaya, quand, contre toute attente, cette dernière lui tendit la couronne, la main tremblante.
— Je te cède la couronne. À toi et à toi seule.
Avait-elle bien entendu ? Evanora se pinça, persuadée d'halluciner. Mais non, la réalité était là, indéniable et bouleversante. Immobilisée, un tourbillon d'émotions tumultueuses l'assaillait. Dans les yeux de Jaya, un rutilement particulier trahissait la lutte contre de nouvelles larmes qu'elle s'efforçait de contenir.
— Le château, Alhora, ses terres étendues et le sort de ses citoyens... Tout cela te revient. Si le trône doit accueillir une reine, ce sera toi. Quant à moi, je n'ai ni l'étoffe, ni le moindre désir de régner. De plus, l'idée même qu'une hérétique puisse être acceptée en tant que souveraine est inconcevable pour la croyance ymosienne, peu importe que son nom soit Northwall ou non. Alors, je t'en prie, accepte-la... Après tout, n'est-ce pas là ce que tu as toujours désiré ?
Évidemment que si, pensa Evanora, les lèvres crispées sous ses souvenirs. Cela avait été son rêve et son but depuis la naissance, le souhait de sa chère mère...
— Je ne te demanderai qu'une seule chose, en retour : veille sur Alhora et porte haut l'honneur du nom des Northwall, comme j'aurais dû le faire. Hélas, je n'en suis pas digne. Toi seule possèdes la force et la vertu nécessaires pour restaurer la gloire du royaume de mon père.
Evanora contempla la couronne incrustée de saphirs étincelants, son cœur battant si fort qu'elle crut l'entendre dans sa gorge. Le métal du diadème était voilé d'une fine couche de givre, contrastant avec l'éclat vibrant des gemmes qui capturaient la lumière du soleil, faisant scintiller ses yeux d'un reflet presque magique.
— Je sais que tu le feras. Et... je m'excuse pour tout. Je n'ai jamais voulu te blesser, de quelconque manière qui soit. J'espère sincèrement que tu pourras comprendre cela.
Pouvait-elle croire en des mots si grands ? Surtout venant de Jaya ? Comment, dans le tissu complexe de leurs griefs communs, pourrait-elle trouver la force de lui accorder sa confiance ? Et pourtant, malgré les doutes, la haine et l'incertitude, elle se sentait inexplicablement poussée à le faire. Cet étrange sentiment qui l'envahissait, était-ce la manifestation de cette fragile et pourtant puissante étincelle de soulagement qui persistait même dans les profondeurs de la colère et de la peur ?
Peut-être était-il dans la nature humaine d'aspirer à la rédemption et à la compréhension mutuelle malgré les cicatrices du passé.
Ou peut-être dans la nature d'une reine...
Sa main se referma lentement sur la couronne, délestant la princesse dont le cœur s'allégea d'un énorme poids.
— Merci, Evanora. Et je te promets, à toi et à tout Alhora, que jamais plus vous n'entendrez parler de moi, ni des mages, sur Glascalia.
— Tu sais très bien que nous ne pouvons pas te laisser partir, Jaya. La branche religieuse te traque et a bien l'intention de te soumettre à leur jugement pour ce que tu as fait, à Cassandore.
— Je le sais...
Jaya adressa à sa cousine un sourire fin, souligné d'une mélancolie qui ressemblait à un adieu. C'était le moment. À ses côtés, Vadim glissa un bras autour de sa taille fine et une douce chaleur dans tout ce froid émana de lui. Soudain, de majestueuses ailes de Risen se déployèrent dans son dos, et avec une force et une grâce inouïes, il s'élança dans les airs, emportant Jaya avec lui vers les sommets inatteignables du château. La stupeur d'Evanora, son père et des gardes face à cette évasion spectaculaire fut totale, mais ils étaient désormais hors de portée, inaccessibles.
Seul le gloussement de joie de Liloïa parvint jusqu'au couple.
Dans ce moment suspendu, où le temps semblait ralentir, les époux s'élevèrent, libéré de toute entrave terrestre. Les bras entourés autour du cou puissant de son homme, Jaya reprit une bouffée d'air salvatrice. Le ciel, dans son immensité, les enveloppa de ses voiles vastes et infinis, les emportant loin des tourments et des luttes du Nord. Au-dessus de tout, seuls avec l'horizon, Jaya et Vadim trouvèrent un instant de paix absolue après la douleur.
Un espace où régnaient la liberté et l'amour, loin des conflits et des préjugés de ce monde qu'ils laissaient derrière eux.
Une larme gelée glissant dans le vent.
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