Un Diamant Alhorien 6/11
En manque d'air, Jaya se dirigea vers le couloir sortant de la salle de bal. Elle avait besoin d'être un peu seule pour calmer sa tension sur le point d'exploser. Le grand couloir était vidé de toute âme, seulement, Jaya entendait des sanglots. Regardant plus attentivement, elle aperçut de longues mèches de cheveux châtains cachées derrière une grande gerbe de fleurs. Quelqu'un pleurait ? Peut-être avait-il besoin d'aide ? Prudemment, la brune s'approcha.
Elle y découvrit une fille assise sur une méridienne, le visage écrasé dans ses paumes et les épaules secouées de spasmes. Elle portait une très belle robe dorée.
— Evanora ?
Comme happée par un démon, l'appelée redressa la tête à toute vitesse. Ses gros yeux inondés de larmes entrèrent en contact avec l'inquiétude de Jaya. Pourquoi Ymos la punissait ainsi à la mettre toujours dans ses pattes ? Elle était ridicule à voir et pensait désormais que Jaya allait se faire une joie de la rabaisser ou se moquer d'elle et de sa faiblesse.
Or, la brune vint s'asseoir à côté d'elle.
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? lui siffla Evanora. Tu n'as pas un prince avec qui danser ?
— La danse, ce n'est pas mon fort.
Evanora ricana en essuyant d'un revers de main les grosses larmes coulant encore. Si l'une d'elles devait tomber sur sa robe et la salir, sa mère allait lui passer un savon. Jaya ne la quittait pas des yeux et l'once doucereuse de compassion qu'elle lui envoyait l'énervait par dessus tout.
— Ça te fait plaisir de me voir comme ça, hein ? Moi qui t'ai toujours prise de haut, cela doit être un régal pour toi de me voir si bas, désormais.
— Bien au contraire... J'aimerais savoir pourquoi tu pleures.
La lèvre d'Evanora trembla tant son cœur était gros, lourd et engorgé de cris qui voulaient sortir. Clamer ce qu'elle ressentait et à quel point elle considérait son existence comme un échec.
— Tu n'imagines pas... ce que ça fait d'être réduite à un seul devoir. Je suis née et j'ai été élevée uniquement dans ce but. Je n'ai pas d'autres valeurs. Si je n'arrive pas à trouver un mari respectable... et riche, ma mère ne me le pardonnera jamais.
— Mais... et le Lord Redborth ?
Evanora ricana.
— Ma mère m'a dit qu'il n'était rien d'autre qu'un coureur de jupons. Je ne suis pas la seule fille à qui il a envoyé ses petits mots.
— Je suis désolée...
Un nouveau ricanement.
— Je ne veux pas de ta pitié, merci. Je veux juste que ma mère soit fière de moi...
— Mais tu n'as jamais pensé à... faire ce que toi tu désires ?
Cette fois, Evanora appuya sur sa cousine un œil troublé assombri sous ses sourcils froncés.
— Ce que je désires c'est d'être plus brillante que toi ! De scintiller au milieu des autres filles et d'attirer les regards de ces hommes qui n'ont d'yeux que pour toi ! Ils... ils ne voient que toi. Même le prince Leftheris... Il m'a jetée comme une vieille chaussette quand il t'a vue. N'ai-je donc... aucune valeur ?
Jaya était pétrifiée par ce discours déchirant. Elle comprenait une part de la haine que lui vouait Evanora depuis des années et au fond d'elle, ça la brisait. Jamais elle n'avait voulu lui faire du mal et encore moins étouffer sa lumière sous sa présence.
Jaya avait besoin de lui faire savoir comme elle se fourvoyait elle-même en disant de telles inepties.
— Je t'en prie, Evanora, ne dit pas de telles choses. Bien sûr que tu as de la valeur. Tu es belle et tu brilles, crois-moi.
Écartant toute tension entre elles, Jaya la prit dans ses bras. D'abord surprise, Evanora songea à la repousser tant son contact mielleux lui était insupportable. Mais contre toute attente, elle ne bougea pas... savourant cette étreinte en fermant les yeux.
Elles restèrent ainsi de longues secondes, en silence.
Les lèvres écrasées sur l'épaule de sa cousine, une nouvelle larme amère glissa sur la joue d'Evanora.
— Tu es gentille, Jaya... Même après tout le mal que je t'ai fais, tu trouves encore la force d'être bonne avec moi. Tu as toutes les qualités.
Ces mots douloureux la forcèrent à se séparer d'elle.
— Ne crois pas, je ne suis pas aussi parfaite que tu le penses...
— Et modeste en plus...
Jaya posa sa main sur la sienne, l'obligeant à la regarder droit dans les yeux.
— Si je pouvais disparaître et te laisser toute la place, je le ferai sans hésiter. Tu n'imagines pas...
— Mais tu ne le fais pas...
Un coup de hache. Jaya la regarda tristement rompre leur contact. L'œil bas, Evanora sentait remonter le torrent ininterrompu de son chagrin le long de sa gorge. Elle préféra se lever et s'en aller plutôt que d'affronter encore cette parfaite petite princesse. C'était bien trop difficile d'être compréhensive quand la souffrance et la jalousie nous tiraillait comme les cordes d'un corset trop serré.
Sa soirée était terminée.
❅
Regagnant la salle de bal, Jaya se sentit vidée de toute énergie. Ses pas la guidaient sans but à travers les corps inconscients de la morosité gravitant dans son cœur. Cette soirée était un désastre sur beaucoup de points et ce, par sa faute. Voir Evanora dans cet état lui avait fait réaliser à quel point elle pouvait se rendre détestable sans le vouloir. Mais comment pouvait-elle changer cela ? Arracher son visage lui était impossible et d'un côté, elle déplora cette fatalité.
Cette beauté qu'elle portait n'était rien d'autre qu'un fardeau.
— Princesse ?
Elle leva des yeux ternes sur Elroy. Il semblait hors de tout questionnement avant de voir l'expression accablée par la peine de la princesse.
— Je vous cherchais. Tout va bien ?
— Oui... Oui, ça va.
— Vous êtes sûre ?
Elle hocha la tête pour toute réponse. Elle ne voulait surtout pas parler de son tourment avec lui, ça lui gâcherait sa soirée. Espérant la consoler, Elroy lui étira un beau sourire.
— Je voulais vous inviter à boire une coupe de vin à mes côtés, dit-il en lui montrant la pyramide de verres derrière lui. Cela vous tente ?
— Je ne bois pas d'alcool.
— Oh, je vois. Eh bien... je peux vous proposer autre chose, si vous le souhaitez.
Il se rapprocha d'elle, tout près de son oreille. Jaya frissonna de leur soudaine proximité.
— Et si nous nous éclipsions, tous les deux ?
Jaya fronça les sourcils.
— Pour aller où ?
— Qui sait ? Nous pourrions faire une petite balade ensemble au clair de lune pour discuter de tout et de rien... à l'abri des regards. Toute cette noblesse commence à devenir ennuyante, et... j'ai envie d'apprendre à vous connaître. Je n'ai jamais rencontré une femme comme vous et... j'ai envie de poser un sourire sur votre visage.
Une balade nocturne ? À deux ? Voilà une idée des plus saugrenues. Jaya n'était pas bien sûre de comprendre le sens d'une telle demande. Mais ce qu'elle savait, c'était que les règles morales répudiaient ce genre de rendez-vous secret lors des bals.
— Ça ne serait pas trop... osé ?
— N'ayez crainte, nous ne sommes pas obligés de quitter le château.
Elle réfléchit en quittant le lord du regard. Si quelqu'un venait à les voir, ce pourrait être mal interprété et causer le déshonneur sur le roi et sa famille. Elle faisait déjà bien assez parler d'elle, pas besoin d'en rajouter. De plus, il était encore bien trop tôt pour qu'elle daigne offrir ce privilège au lord ; ils se connaissaient encore à peine.
— Non, je... je pense que ça ne serait pas une bonne idée, Lord Elroy. Pardonnez-moi.
— Voyons, de quoi avez-vous peur ?
— Je n'ai pas peur, c'est que...
Si, à vrai dire, elle mourrait de peur, car d'un côté, sortir s'aérer lui aurait fait le plus grand bien, surtout en sa compagnie, mais à la fois, l'angoisse d'attirer encore l'attention lui tordait le ventre.
— Princesse, je vous en prie... Je vois que je vous plais.
Captant son attention, il lui prit la main, délicatement avant d'y poser un baiser. Sa douceur était incomparable. Jaya se crispa légèrement. Il lui plaisait ? Certes, elle le trouvait très agréable, mais lui plaisait-il à ce point ? Du moins, au point de la couvrir d'un regard aussi doux et charmé ?
Elle était si confuse, sa respiration s'enchevêtra.
— Qui sait ? Nous pourrions bien nous entendre et... peut-être envisager plus, vous et moi.
— Plus ?
Elroy ricana, d'un air mélodieux.
— C'est fou comme vous êtes belle, princesse, mais qu'est-ce que vous êtes innocente. Allons, ne vous faites pas supplier, accordez-moi cet honneur... Ce n'est qu'une balade. Vous me plaisez tellement, vous feriez de moi l'homme le plus heureux.
— Je... je suis désolée, mais...
Elle se sépara de lui, reculant d'un pas. Ces sentiments confus agitaient son esprit au point où elle se ratatina sur place.
— Voyons, princesse, ne soyez pas si farouche... je ne vous ai pas manqué de respect et je m'excuse sincèrement si vous pensez que je l'ai fais. Je veux simplement que vous sachiez que vous ne me laissez pas indifférent.
— S'il vous plaît... laissez-moi partir.
Elle lui tourna le dos, espérant mettre fin à ce tourment prenant de plus en plus d'ampleur en elle. Le soulagement fut de courte durée, car Elroy la rattrapa par la main.
— Attendez, je vous en prie, princesse...
C'en était trop ! Jaya n'acceptait pas qu'il la retienne de la sorte. Elle se sentit piégée, emprisonnée et elle ne supportait pas. Son esprit torturée lui clama son refus d'une gifle tirée de toutes ses forces sur la joue du lord.
Tout s'enchaîna très vite ensuite.
Les regards sur leurs travers, Elroy qui bascule en arrière par la puissance du coup et cogne son bassin dans la table portant la pyramide de verres. Elle trembla, un tintement cristallin happa l'attention de Jaya qui, sans le souffle, la vit vaciller avant de s'écrouler.
Des cris s'élevèrent dans la salle de bal, leur écho brimbala les âmes, le chaos régna quand le vin se rependit partout de concert avec l'éclat des morceaux de verre. L'alcool tâcha les robes, sauta au visage des invités et inonda les cheveux.
Jaya restait impuissante devant cette scène horrible.
Des râles grondaient, la musique s'était arrêtée. Le bruit assourdissant diminua d'intensité quand la dernière coupe se brisa.
Mais les clameurs de mécontentement grimpaient.
— Qu'est-ce qui c'est passé, par Ymos ?
— C'est scandaleux !
— Non mais regardez ma robe, elle est fichue !
L'incompréhension, le choc et l'indignation se lisaient sur les visages des convives. Tous les yeux étaient braqués sur Jaya, la seule épargnée par l'incident. Seul le bas de sa robe avait été touché par le jet d'alcool. La jeune femme, haletante, tremblait de tout son être face à ce silence de sentence. Evanora et Malista n'étaient pas loin et rejoignaient sans hésiter le rang des sinistrés.
Ceux qui lapidaient la princesse sous leurs yeux noirs.
De sa place, Leftheris avait tout vu. Absolument tout... et restait bouche bée.
Face à Jaya, Elroy se releva difficilement en veillant à ne pas se couper dans les morceaux de verre. Trempé de vin de la tête aux pieds, il frotta nerveusement sa mâchoire endolorie. Son visage était rouge. Il posa un regard révulsé sur elle.
Jaya s'en voulait tellement. Tout était de sa faute.
— Je... je suis désolée...
— Vos excuses sont ternes, princesse. Regardez ce que vous avez fait ! Vous venez de me ridiculiser devant tout le monde. Si vous n'acceptez pas d'être courtisée à un bal comme celui-ci, pourquoi y être venue ?
— Je... je...
Il fit un pas furieux vers elle.
— Pourquoi m'avoir fait espérer si c'est pour en venir à une telle horreur ?
Non loin, Leftheris entendit et vit Elroy se mettre contre Jaya. Balayant ses cheveux perlés de gouttes de vin, il s'élança à travers la foule pour s'intercéder entre elle et le lord. Elroy lui jeta un regard mauvais quand le prince plaqua une main sur sa poitrine pour le repousser.
— Ne me touchez pas ! clama le diamantaire.
— Je vous en prie, gentleman... gardez vos distances avec la princesse et veillez à ne pas lui manquer de respect. C'était un accident.
— Elle vient de manquer de respect à toute la salle... et cet accident n'aurait pas eu lieu si elle savait contenir ses... ses... ses émotions !
Elroy en perdait sa verve tant il était à vif. Leftheris n'aurait pas hésité à le balancer à nouveau contre cette table s'il osait se montrer plus féroce qu'il ne l'était déjà.
Cachée par le dos de Leftheris qui se dressait comme une barrière de protection devant elle, Jaya laissa fuir une larme. Puis une deuxième quand elle croisa les yeux de son père au milieu de la foule agglutinée pour la juger. Le roi était déçu, choqué et bouleversé par ce qu'il venait de se passer. Elle se sentait si mal, bien plus devant lui. Elle avait ruiné ce bal auquel il tenait tant et qu'il préparait avec tant d'amour et d'ardeur à chaque année. Elle avait jeté la honte sur son nom, sur son roi.
Elle n'en pouvait plus... Tous ces regards la rendaient malade.
Ses jambes flageolantes s'activèrent pour la porter hors de la salle, loin, très loin de cet enfer. Leftheris se retourna sur elle, ses yeux l'imploraient de l'attendre, de ne pas disparaître, mais il était trop tard.
Un vacarme monstre se forma dans la salle, les invités quittaient l'endroit en grognant leur mécontentement au roi Frost qui tenta de ramener le calme, en vain. Rien ne pourrait sauver cette soirée, elle était gâchée.
Lorsque Elroy s'en alla, Leftheris resta immobile. Hors de question pour lui de suivre la foule. Suivre Jaya était son unique souhait. Or, il fut retenu par les voix de deux femmes se pressant à lui.
— Mon prince ! Tout va bien ?
Malista tentait d'arranger son voile qui collait dorénavant à sa robe qui dégageait une odeur de vieille cave. Elle extériorisa un souffle de rage. Evanora, à ses côtés, pleurnichait sur sa précieuse robe dorée qui était fichue. Leftheris soupira ; ces deux-là n'allaient-elles jamais lui ficher la paix ?
— Je vais bien, merci... et vous ?
— Ça pourrait aller mieux. Oh ! Quelle catastrophe ! s'écria la matriarche. Regardez-moi ce désastre ! Ce bal est un fiasco !
— Ma robe est pleine de vin... Elle est irrécupérable, mère... Ohhh et cette odeur...
— Cesse donc de pleurnicher, voyons ! Il y a plus important que ta robe, Evanora ! Seigneur, que Ymos nous garde, Frost vient d'être humilié comme nous tous. Tout ça à cause de cette petite empotée... Elle est la honte d'Alhora !
Leftheris se renfrogna devant ces mots sans pitié.
— Madame, je vous prierai de ne pas juger votre nièce aussi durement. C'était un accident.
— Un accident ? La gifle aussi en était un ? Mon neveu s'est vu ridiculisé et vous osez dire que c'était un accident ? Mais où aviez-vous les yeux, votre altesse ?
— Au bon endroit. Veuillez m'excuser.
Sans rajouter son reste, Leftheris abandonna ces deux mégères et tourna les talons. Malista était hors d'elle et préféra laisser fuir ce fou avant de perdre patience. Elle se pressa alors à travers la salle vidée pour rejoindre le roi, sommant Evanora de la suivre.
Or, voir le prince partir à l'opposé intrigua la jeune femme. Où allait-il ?
Elle s'arrêta pour lorgner sa silhouette s'évanouir dans le second couloir... Par là où Jaya était partie.
❅
D'instinct, Jaya était venue s'isoler dans la bibliothèque plongée dans une pénombre lunaire, loin du tumulte de cette désastreuse fin de soirée. Plaquée dos au mur, des larmes coulaient le long de ses joues. Ses mains enserrèrent sa mâchoire pour réprimer un sanglot ridicule. Oui, elle se sentait ridicule, lamentable et pitoyable. Elle aurait tout fait pour disparaître à tout jamais et que jamais personne n'ait eu à vivre cet événement.
Elle déraillait, perdait toute notion du mal ou du bien depuis un an...
Un an...
Elle avait voulu bien faire, rendre son sourire à son père en réapprenant à vivre, à communiquer, mais elle réalisait que la vie lui avait fait trop de mal. Bien trop de mal et que malgré ses efforts...
La plaie restait ouverte. Elle saignait, saignait et saignait toujours plus.
Ses mains entourèrent sa gorge ; cette maudite rivière de diamants... Elle avait été idiote, croire qu'elle aurait pu tourner la page une soirée n'avait été qu'un mauvais choix de plus à son palmarès.
Elle l'arracha d'un coup sec et la jeta dans un coin de la bibliothèque. Les pierres heurtèrent le parquet ciré, masquant le bruit de la porte qui s'ouvrît.
Leftheris avait suivi les gouttes de vin sur le marbre, celles-ci s'arrêtaient devant cette grande porte massive. Quand il s'était introduit dans cet espace du savoir, immense et somptueux, une série de sanglots fixa son attention vers la gauche.
Cachée entre deux murs de livres, Jaya leva ses yeux sur lui. Il s'était arrêté à la limite, ne voulant pas empiéter sur son territoire. Elle portait le chagrin et la pluie dans son si beau regard.
— Q... Qu'est-ce que tu fais encore ici, à mes trousses ? Je veux être seule...
— Cette fois, j'esquivais en partie certaines personnes. Ta tante et ta cousine...
Jaya émit un bref ricanement avant de renifler.
— Si on peut appeler ça des personnes...
Dans l'ombre, elle ressemblait à un triste fantôme. Leftheris s'approcha d'un pas.
— Jaya... Qu'est-ce que tu es venue faire ici ?
— Tu as bien vu ce qu'il vient de se passer... J'ai tout gâché.
— C'était un accident.
— Si... si le lord Snovar ne m'avait pas autant... retenue... je... Rah, je suis trop stupide et impulsive ! Je n'aurais jamais dû le gifler ! Regarde ce que ça a créé !
— Il a mérité cette gifle, crois-moi.
— J'ai fais honte à mon père devant tout le monde... Tu as vu ses yeux ? Il était si déçu... déçu de moi. Je ne suis pas un exemple, je vrille totalement et je ne sais pas... comment faire pour me remonter. Je... je perds la tête.
Sa souffrance et son désespoir se répercutèrent sur lui à un point où il dut se faire violence pour retenir une larme, lui aussi. La voir ainsi le tuait. Lorsqu'elle quitta sa cache pour le dépasser, il la suivit du regard sans l'interpeller. Elle semblait agitée, totalement perdue dans sa douleur, pour finir par s'échouer sur l'un des luxueux canapés du cercle de lecture.
Sa tête tomba dans ses paumes.
Lentement, il vint s'asseoir à côté d'elle. Se retrouvant dans un silence quasi-religieux, le prince leva les yeux sur les fresques incroyables du plafond et s'étonna une seconde sur leurs magnifiques détails.
— Je sais ce que tu ressens. Nous sommes deux esprits dérangés, Jaya... Mais tu ne dois pas t'en vouloir, ni pleurer par rapport à ce Lord Snovar. Il n'était pas vêtu de bonnes intentions à ton égard. J'en sais quelque chose.
— Ah bon ?
— Oui... Il ne pensait qu'à t'avoir et profiter de toi.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Ça sert d'écouter aux portes.
Posant un œil humide sur lui, elle ricana, amère.
— On va dire que dans cette discipline, tu es le maître incontesté.
Il baissa la tête, fracassé par les roches acérées de sa voix qui le lacérèrent au cœur.
Que pouvait-il faire hormis acquiescer ? Elle avait raison, malgré le noeud de gêne qui se noua à son estomac devant ce souvenir. Cette fois où il l'avait vue à travers cette serrure, où il était follement tombé amoureux de son corps. Cette fois où il avait totalement dérapé pour fondre dans l'interdit jusqu'à en perdre le sommeil.
Il n'avait jamais oublié, pas même la moindre courbe. Il était gravé dans sa mémoire et à cet instant, quand il la voyait de profil dans la lueur lunaire, tout revenait.
Lentement, Jaya se leva pour faire trois pas vers un bureau où plusieurs livres étaient empilés. Elle y posa ses mains et se voûta, soupira. Dans ses larmes, des images passées, brûlantes d'un amour si intensément partagé, se reflétaient comme l'eau des rivières. Elle coinça un souffle de frustration dans sa gorge. La passion que Vadim avait fait naître, ses désirs, ses envies, ces montées de chaleur...
Leftheris avait tout vu. Peut-être pas tout, mais certaines fois.
Il l'avait vue, elle, dans ces moments les plus intimes de son mariage.
— Pourquoi m'as-tu espionnée lorsque j'étais avec Vadim ?
Se redressant sur son assise, Leftheris blêmit. Elle lui tournait le dos, comme si elle ne voulait pas affronter sa réponse. Savoir était cependant tout ce qui lui importait.
— Qu'est-ce que ça t'a apporté ? Hormis nous voir dans une délicate situation... Quand j'y repense, je... Ah, c'est honteux.
— Ça ne l'ai pas. L'amour n'a rien de honteux, c'est mon geste qui l'était.
À nouveau debout, le général fit un pas dans sa direction, attiré comme un aimant.
— Je m'en veux encore, tu sais. Jamais je n'aurais dû faire ça, mais...
Un nouveau pas, il se retrouvait dans son dos, juste derrière elle. Derrière son corps frémissant qu'il ne pouvait lâcher des yeux.
— Ça a été plus fort que moi. Voir l'étendue de la passion que tu es capable de donner, j'ai trouvé ça admirable.
— Admirable... ?
Jaya le sentait dans son dos, bien davantage quand elle se redressa. Elle déglutit face aux frissons qui la troublèrent à cette idée. Quand il posa un doigt sur sa colonne vertébrale, le cœur de la brune se souleva. Il aurait pu lui arracher de la poitrine et jongler avec, ça aurait été la même chose. Pourquoi ressentait-elle ce besoin... ?
Ce besoin d'exister à nouveau. De ressentir... même une fois...
La main de Leftheris remonta jusque sur ses épaules pour couler sur ses bras qu'il palpa en douceur, comme si elle était sur le point de se briser. Elle ne bougea pas, tétanisée.
— Oui. Tu me rends totalement irrationnel, Jaya... Quand il s'agit de toi, j'ai du mal à me contrôler. Alors oui, admirer par les serrures est certes osé et irrespectueux, je m'en excuse sincèrement, mais... J'y ai vu des choses si magnifiques... des choses... que je n'ai jamais pu oublier.
Jaya ignorait quelle expression s'affichait sur son visage, mais elle sentit très nettement la sueur chaude dans son dos. Qu'est-ce qui lui prenait ? Elle perdait le contrôle de son être face à ce trop plein d'informations, d'émotions, de tension. Son souffle devenait erratique, elle le sentait sonder son âme sans même croiser son regard. Tous deux tentaient de mettre autant d'ordre que possible dans ce qui se bousculait en eux.
Jaya ne savait pas ce qu'il se passait dans son cœur, par dessus la peur et l'envie de fuir. Elle était hypnotisée, pétrifiée, à sa merci devant son souffle incandescent posé à son oreille.
Elle sentit des lèvres hésitantes frôler sa tempe.
Les mèches de Leftheris caressait sa tête, sa joue, au fur et à mesure qu'il descendait ses baisers. Son visage se nicha tendrement dans ce cou si délicat, sur cette peau si douce et parfumée qui l'avait tant fait rêver, fantasmer.
Son goût était tel qu'il l'avait imaginé ; doux comme du miel. Il flottait sur un petit nuage, oubliant le désastre sans précédent de cette soirée. Elle seule comptait, la rassurer, la protéger, l'aimer.
Une respiration sourde tordit la poitrine de Jaya à ce contact. Un souffle tiré de ses lèvres alors qu'elle se retrouvait bloquée entre lui et le bureau. Il avait dans ses gestes quelque chose de fascinant, de passionnel, d'une couleur rouge comme la rose. Tout se mélangeait dans sa tête, formant une cacophonie de cris d'angoisse et de curiosité.
Oui... la curiosité...
Ça faisait si longtemps qu'elle n'avait pas senti des lèvres sur elle, un tel amour qui dévorait sa chair comme une sucrerie. Son corps en mal d'amour se surprenait à apprécier ce contact.
Une scène qui ne passa pas inaperçue aux yeux d'une fouine déterminée.
Ayant finalement abandonné sa mère pour suivre le prince, Evanora s'était retrouvée devant la bibliothèque. Sans lumière, elle avait passé un œil par delà la porte avec la ferme intention de savoir ce que fabriquait ce bel héritier du sud.
Elle déchanta rapidement.
Ils étaient deux ; le prince debout derrière une femme, penché sur elle à l'embrasser dans le cou. Cette femme...
C'était Jaya.
Une sueur froide fit trembler Evanora qui plaqua sa main sur sa bouche pour retenir un cri de stupeur. Elle avait osé ? Osé batifoler en cachette avec lui et broyer l'honneur de sa famille ? Toutes ces belles paroles de tout à l'heure... ce n'était que du vent. Jaya était donc prête à tout pour séduire et s'attirer les bonnes grâces du meilleur parti de l'île, même si celui-ci était le frère de son défunt époux.
Evanora était écœurée.
Doucement, Jaya gesticula pour se défaire de la bouche de Leftheris et lui faire face. Ils s'affrontèrent du regard ce qui sembla être une éternité.
« Pourquoi ? » demanda l'œil humide de Jaya.
« Pourquoi pas ? » celui de Leftheris.
Une boule de désir dévorait le corps du blond devant cette beauté qu'il avait tant de fois convoité. Il avait goûté sa peau, désormais, il était incapable de s'en passer.
Il en voulait encore. Il n'avait qu'un pas à faire pour ça.
Jaya voulait fuir, terrassée par cette envie qui germait et la terrifiait.
La main du général glissa sur sa joue pâle et glacée par ses pleurs. Il la fixait comme s'il venait de découvrir un merveilleux trésor, le plus beau de tous, celui qu'il avait cherché si ardemment toute sa vie. La poitrine de la jeune femme enchaînait les respirations rapides et sonores, en pleine crise de panique. Elle ne pouvait le quitter des yeux ; dans cette pénombre bleutée, il ressemblait à Vadim.
Aurait-il le même goût ?
Quand il lui vola un baiser, elle eut le sentiment affreux de souffrir.
Cela ne dura que deux secondes ; à peine deux petites secondes qu'elle tenta de se détacher de lui.
— Non... n-non...
D'abord grisé, Leftheris eut la désagréable sensation d'être abandonné par le bonheur. Il posa un œil soucieux sur elle, elle haletait jusqu'à en perdre la raison.
— Jaya, calme-toi, ça va...
— Non... non... je...
Il prit son visage en coupe. L'œil confus et hagard, elle versa une larme.
— Jaya...
Mais elle n'arrivait plus à entendre le moindre mot, seuls les battements désaxés de son cœur cognaient dans ses oreilles. Derrière la porte, Evanora ravala sa haine comme une poignée de graviers. C'était bien assez pour elle ; elle en avait assez vu.
Chancelante, Jaya se détacha du blond. Tremblante et prête à s'écrouler, elle fuit hors de la bibliothèque sans se retourner. Leftheris la regarda partir à regret. Il ne la retint pas. Il n'avait même pas pu lui dire à quel point il voulait l'épouser, elle et pas une autre.
Il glissa son pouce sur ses lèvres comme pour récupérer la sensation divine de cette peau qui hantait ses rêves les plus sulfureux.
C'était la meilleure chose qui lui avait été donné de goûter.
❅
Désormais enfermée dans sa chambre, Jaya plaqua son dos contre sa porte, en manque d'air. Elle ne se donnait qu'à peine trente secondes avant de s'évanouir. D'une main tremblante, elle arracha le voile dans son dos, retira ses boucles d'oreilles qu'elle jeta au sol, ainsi que son diadème de saphirs. Terrassée par ce trop plein d'émotions et de regrets, elle rampa vers l'autel où le masque de Vadim se dressait. Des larmes perlaient sur son visage rougi.
Son pauvre Vadim... Elle faisait n'importe quoi, son esprit partait de travers depuis qu'il n'était plus là pour prendre soin d'elle et la recadrer.
Elle reprit la Larme de Leolan qu'elle noua à nouveau à son cou.
C'était là sa place, à tout jamais.
Se laissant tomber au sol au pied du sanctuaire, Jaya se recroquevilla en ramenant ses genoux à son menton. Un sanglot la cassa en deux.
— Je suis désolée, Vadim... Pardonne-moi, mon amour, je t'en prie...
Ce soir plus que jamais, Jaya réalisa sa bien triste destinée.
Elle n'était plus faite pour le bonheur... Il la terrifiait.
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