Seule Face à la Nature 3/5
— Elle est vivante.
Cette déclaration nuement jetée fit pâlir Byron, penché sur son bureau. Il en avait entendu des énormités durant sa vie, mais une telle le laissait stupéfait. Comment une personne aussi frêle que la princesse pouvait-elle survivre à une telle chute dans les courants agités et les roches taillées ? Il aurait préféré qu'elle se noie et que le retour de son fils aurait été pour annoncer sa mort.
Malheureusement, cette petite sorcière avait plus d'un tour dans son sac.
— Comment est-ce possible ? siffla-t-il.
— Elle est remontée, nous avons trouvé sa cape sur la plage de la caverne ainsi que des traces de pas, lui apprit Leftheris. Elle a dû partir vers les bois alentours pour se cacher.
— Dans ce cas, elle ne doit pas être loin.
Byron se redressa pour se tourner et faire face au général et à Frost qui s'élança avec force :
— Nous allons lancer une expédition pour la retrouver ! Si ma fille est vivante, nous devons absolument mettre la main sur elle avant qu'elle ne meurt dans la nature.
— Vous avez raison, Frost. Il est judicieux de mettre en place une expédition de recherche, j'aurais aimé en monter une, mais j'ai d'autres chats à fouetter, malheureusement. J'ai des responsabilités concernant mes terres maintenant que j'ai entamé une procédure d'amélioration de l'île. Ma conquête territoriale passe avant ce genre de fioritures.
— De fioritures ? Vous dites que la vie de ma fille est moins importante que votre quête immorale d'ère moderne ?! Mais qu'est-ce qui vous arrive ?
— Avec ce qu'il s'est passé, le Haut Conseil Ymosien souhaite venger son archevêque et m'a réclamé l'exécution de la princesse selon le code de notre culte si celle-ci n'avait pas péri dans les eaux. Vous qui êtes un si grand fervent de notre culte, je pense que vous êtes à même de vous occuper d'elle dans le plus grand respect de notre religion, Northwall. Vous savez très bien ce que signifie ce « code », n'est-ce pas ?
Un frisson trancha l'échine de Frost ; il déglutit si fort qu'il pensa que le bruit avait été entendu dans toute la pièce. Était-ce le cas ? De son côté, Leftheris savait pertinemment ce que ce « code » signifiait. Outre son dégoût devant l'indifférence de son père, son cœur vira vers le bas, tombant dans ses chevilles. Un rituel de purification... Comme Vadim avait reçu, jadis.
Non... Jaya ne pouvait vivre une telle atrocité.
— Ce qu'elle a fait est très grave, c'est une attaque directe contre la religion, mais aussi contre mon royaume. Et j'espère que vous vous montrerez coopérant, Frost, afin de nous prêter allégeance si vous ne voulez pas vous retrouver dans la liste des terres que je souhaite envahir. Il n'est plus question de sentiments, votre fille est une hérétique.
— Cessez avec vos menaces ! Vous n'en avez rien à faire de la religion, Byron ! cracha le roi d'Alhora, excédé. Alors cessez de jouer les hommes vertueux, ça ne vous va pas ! Vous l'avez dit vous-même, nous sommes des moitiés d'hérétiques, vous et moi. Vous méprisez nos traditions et voulez les faire disparaître derrière votre adoration du continent ! Mais aussi la faire accepter de force à toute l'île ! N'est-ce pas là le comportement d'un hérétique ?
— Si j'étais ne serait-ce qu'une moitié d'hérétique, je n'aurais pas fait exécuter mon propre fils. Votre fille est tout aussi coupable que lui !
— Elle ne la pas fait de son propre chef.
Les yeux luisants, Leftheris avait devancé le roi Frost dont les mots restaient bloqués dans sa gorge devant la sombre vérité. Lui seul avait osé faire un pas vers Byron et s'y dresser, une flamme de colère dans le regard. Une flamme que le père Blanchecombe ne parvint pas à éteindre, même vêtu de son intimidante couverture.
— Et je pourrais le prouver.
— As-tu perdu l'esprit ? Mais qu'est-ce qui te prend, es-tu ensorcelé par cette petite sorcière ? Qu'est-ce que tu souhaites prouver ? Tu ne peux rien faire pour elle, elle est condamnée !
— Vous avez bien réussi à étouffer l'affaire pour Vadim ! Je réussirai à prouver qu'elle n'était pas responsable de ses actes. Elle sera emprisonnée pour purger une peine, mais je refuse de la voir mourir.
Byron crut être transpercé par un pieux enflammé. L'œil confus que lui appuya Frost accentua cette si désagréable sensation. La douleur d'être si bassement traité le mit hors de lui. Il était l'autorité, lui et lui seul ! Comment ce sale enfant gâté osait-il lui parler sur ce ton ?! Il écrasa un pas menaçant vers son fils, le plaçant sous le faîte scintillant de son regard glacial.
Sa voix n'était plus qu'un sifflement pernicieux soufflé au visage de Leftheris.
— Pauvre fou... Comment oses-tu me faire un tel affront ? Toi, mon fils ?
— C'est terminé, mon roi. Je suis général de l'armée cassandorienne, je prends mes décisions. Et demain matin à l'aube, je partirai à sa recherche avec mes hommes. Vous ne voulez pas monter une expédition, tant pis, j'en monterai une moi-même.
— Hors de question ! Tu vas m'accompagner jusqu'à Honezia et combattre à mes côtés, comme tu l'as toujours fait. Pour notre royaume ! Pour la cité !
— Non... ne comptez pas sur moi pour vous accompagner. Je pars seul de mon côté.
— Tu n'iras nulle part sans moi ! Je suis ton roi, tu me dois ton obéissance !
— Je ne vous laisse pas le choix, père. Je n'ai besoin de personne pour faire valoir ce que je pense être juste, surtout pas des personnes qui tentent de m'asservir.
— Si tu t'en vas, je te retire définitivement ton titre de général !
Leftheris ricana, acide.
— Faites comme bon vous semble, mon roi.
Sur ces mots désabusants, Leftheris quitta le bureau seigneurial sous les yeux révulsés de son père. Dès maintenant, malgré la nuit tombée sur la cité, le général commencerait à préparer ses troupes et des provisions pour le lendemain. Il n'avait pas sommeil, sa détermination l'empêchait de ressentir le moindre signe de fatigue.
Derrière lui, Frost ne l'avait pas quitté des yeux, profondément troublé par ce feu brûlant chez ce jeune homme. Il avait tenu tête au roi pour Jaya ? Malgré l'offense que cela représentait, surtout en sa présence, il trouvait son courage admirable.
Le souffle sonore que Byron recracha dans son dos pour calmer en vain sa montée de tension attira son regard.
— Vous comptez l'accompagner, Northwall ? Je sais que les paroles de mon crétin de fils vous ont touché, car malgré ce qu'elle a fait, vous ne pouvez vous empêcher de porter un amour écœurant à votre fille.
— Ce n'est pas un crime d'aimer et de vouloir protéger ses enfants. Vous devriez le savoir en tant que père.
Byron ricana, le palais asséché par la haine.
— Je n'accompagnerai personne, car moi seul peut me certifier que l'on retrouvera rapidement ma fille. Dès l'aube, je vais rentrer à Alhora et préparer mon armée à ratisser chaque recoin de l'île. Nous la chercherons sur le retour également. Si elle doit être jugée, elle sera jugée chez elle. Je ne la laisserai pas mourir, Blanchecombe. Et si je dois me mettre l'île entière à dos et entrer en guerre avec la branche religieuse, mais aussi avec vous... Eh bien soit, je n'ai pas peur, et je le dis ouvertement contrairement à vous.
— Faites ce que vous voulez, Frost. Si vous préférez vous laisser dicter par votre faiblesse plutôt que par vos responsabilités de souverain, libre à vous, nous verrons bien comment se terminera cette histoire. Mais sachez que nos deux chemins se croiseront et finiront par nous mener à votre fille... et j'espère sincèrement qu'elle sera morte lorsque nous mettrons la main sur elle. Pour que vous réalisiez à quel point vos efforts ont été vains et que dorénavant, vous vous retrouvez seul. Seul contre tous. Seul contre moi.
❅
Le départ était imminent dans les premières lueurs matinales. Frost fut le premier à partir, sans un mot pour ses alliés, son carrosse s'éloignant sur le panorama des champs jaunis des collines. Sur la base militaire, des hommes de l'armée cassandorienne étaient réunis autour de leur roi. Le branle-bas des dernières préparations battait son plein, loin des oreilles de Leftheris qui s'était établi à une cinquantaine de mètre au-delà de la colline, proche du large sentier traversant les prairies ouvertes jusqu'au pont. Il ne partirait qu'avec une poignée de volontaires, il n'avait guère besoin de plus. Il avait refusé de revoir son père, par dégoût, par rancoeur.
C'était peut-être mieux ainsi. Il ne voulait plus entendre la moindre menace de sa part.
Les yeux rivés sur l'horizon qui s'embrasait à peine, Leftheris se perdait dans ses pensées pour Jaya. Où pouvait-elle se trouver à présent ? Avait-elle passé la nuit dehors ? Ou avait-elle réussi à trouver refuge quelque part ? Avait-elle souffert du froid ? Avait-elle eu faim ? Et surtout, avait-elle eu peur ?
Son cœur se serra à cette pensée.
Il devait la retrouver et la mettre en sûreté. C'était peut-être perdu d'avance, totalement fou d'avoir pris une telle décision, mais comme le disait l'adage populaire : qui ne tente rien, n'a rien. Et pour elle, il tenterait le démon, même si les gens pensaient qu'elle en était un.
Des pas de course émergèrent dans son dos, crissant dans l'herbe gelée.
Ophénia avait insisté pour accompagner son père sur la base avec l'espoir de rattraper Leftheris. Sa longue robe s'enchevêtrait à ses chevilles alors qu'elle enchaînait des respirations saccadées par l'effort fourni à descendre en bas de la colline. Quand elle le vit, montant sur son cheval sans offrir le moindre regard à son environnement, elle accéléra le pas dans sa direction.
— Leftheris ! Attendez !
Son éclat de voix interpella le prince qui projeta un œil froncé sur l'image trop sucrée de cette fille. Échevelée, elle s'accrocha à la selle du cheval pour être au plus près de son cavalier. Ses grands yeux verts sapin le suppliaient, frappés par le soleil.
— Leftheris, vous partez aussi ?
— Oui. Tel est mon rang de général.
Sa férocité étriquée et pontifiante désarçonna un instant la lady qui insista :
— Mais... vous pourriez rester et administrer la ville durant l'absence de votre père. Je vous en prie, restez. Pourquoi prendre en chasse cette hérétique tout seul ?
Il lui jeta un œil noir qui glaça le sang de la fille Vecturio.
— Excusez-moi, je dois partir. Il est l'heure.
D'un coup de hanse, Leftheris fit démarrer son cheval, l'arrachant des mains d'Ophénia qui, le souffle rompu par l'angoisse, clama au vent :
— S'il vous plaît ! Vous ne pouvez pas partir maintenant ! Et notre mariage ?
— Il n'y aura pas de mariage.
Un terrible pincement au cœur, ce furent les dernières paroles qu'elle entendit avant de voir le cheval partir au galop, emportant le fier prince vers l'horizon violacée par le lever du soleil mouillé de rosée.
Plus haut, sur la base militaire, Byron parachevait son discours sur la prudence et l'importance de suivre les ordres dans une telle opération. Aucun débordement ne serait acceptable jusqu'à Honezia, car ses défenseurs les attendaient probablement depuis un certain temps.
Courant à perdre haleine sur les flancs de coteaux, Aube se pressa près de la base militaire où se tenait le parlement du roi. Les troupes étaient prêtes à partir, elle était arrivée juste à temps. Non loin, dans l'équipe du prince Leftheris prenant encore place sur leurs chevaux, Roban l'aperçut. Qu'est-ce qu'elle faisait ici, cette garce ? Il ne l'avait pas revue depuis la dernière fois, près du marché. Il avait fallu que la princesse fasse des bêtises pour qu'elle réapparaisse dans son champ de vision. Une occasion en or pour elle de parfaire sa vengeance et limer la dent pointue qu'elle avait contre elle.
Ou bien la transpercer avec...
Or, la voir ici ne lui disait rien qui vaille. Elle portait un vent mauvais sur ces hauteurs déjà bien assez tourmentées.
Aube se fraya un chemin parmi les hommes rassemblés sans prendre garde aux yeux noirs sur son passage. De loin, Roban la fixait sans démordre lorsqu'enfin, elle atteignit le cheval du roi.
Byron la guetta d'en haut, se demandant foncièrement ce que lui voulait cette souillon. S'inclinant légèrement, elle plaqua un poing sur sa poitrine en signe de respect.
— Mon roi, je suis une envoyée du temple ymosien.
— Tiens donc, qu'est-ce que vous voulez ?
— J'étais la main armée du père Thésélius.
Sa main armée ? Voyez-vous cela. La religion avait dorénavant besoin de sous-fifres pour sa défense. À y regarder plus attentivement, Byron reconnut cette jeune femme a l'épaisse chevelure bouclée qui ne devait pas avoir trente ans. Oui... il l'avait déjà vue. Au procès de Vadim.
La soi-disant femme violée...
L'œil dédaigneux qu'il appuya sur elle ne la troubla même pas.
— Je viens pour réclamer justice à notre archevêque. Il est de votre devoir, sire, d'honorer les lignes du saint manuscrit et de respecter le septième vœu de notre dieu. Si elle est retrouvée, la princesse doit mourir dans les plus brefs délais. Si elle reste dans la nature plus longtemps, sa magie démoniaque risque de mettre en péril les villes et les contrées de Glascalia, sans parler de ses habitants.
Sur sa monture, Byron se crispa. Ses mains se resserrèrent à la bride de son cheval blanc, si fort que ses phalanges en pâlirent. Il aurait voulu lui sommer de la fermer et de tenir sa langue en présence d'un roi si elle tenait à sa tête, mais il préféra lui ricaner au nez.
— Vous semblez très sûre de vous, ma chère. Mon royaume est très étendue et compte de nombreuses contrées. Puis-je toutes les protéger ? Non, évidemment. Nous avons envoyé des notices aux villages les plus proches afin de faire passer la nouvelle. Si quelqu'un peut l'arrêter avant nous pour que nous allions la cueillir, nous le ferons.
— Vous n'en avez rien à faire que vos villageois meurent en tentant de l'arrêter ?
— Je veux savoir jusqu'où peut aller la folie des hérétiques et de la princesse sur qui j'avais des doutes depuis un certain temps. J'en ai eu la preuve, désormais et le père Thésélius a été celui qui a servi à révéler ce que je ne pouvais pas prouver.
— Vous voulez dire que... la mort de l'archevêque Thésélius serait un mal pour un bien ? C'est ça ?
— Mourir en voulant protéger le nom d'Ymos est un privilège pour un homme de foi si pieux et important, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas d'accord avec moi, jeune fille ?
— Si, bien sûr...
— À la bonne heure ! Car j'ai prévu de vous offrir le même privilège, très chère. Vous allez accompagner les troupes du général sur les traces de l'hérétique. Pour ma part, je n'ai guère le temps de m'occuper des complaintes du Haut Conseil, l'essor de mon royaume n'attend pas. Vous sembliez abhorrer ces êtres de blasphème au plus haut point lors du procès de mon fils. Je vous donne donc l'occasion de faire valoir vos idéaux et ceux de votre église. C'est un ordre non-négociable.
Aube resta coite, ne s'attendant absolument pas à ce revirement. Elle peinait à savoir s'il s'agissait de la réalité ou d'une incompréhension résultante de sa courte nuit passée à pleurer de haine, mais elle ne risquait pas de faire répéter le roi. Cependant, plus elle y réfléchissait, plus cette situation tombait comme une aubaine. S'accrocher à la souffrance, embrasser ce qui consumait son existence pour y mettre elle-même un terme ; c'était pile dans ses cordes. Ses yeux se braquèrent sur les derniers soldats parés à suivre le prince qui était déjà parti. Elle croisa l'œil grave de Roban.
La princesse Jaya avait osé lui prendre le dernier être cher à ses yeux, Aube serait celle qui lui prendrait sa vie.
— Très bien, sire... Je représenterai le glaive religieux dans cette expédition de recherche.
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