Seule Face à la Nature 2/5
Le soleil commençait à se coucher sur les plages du sud.
En petit comité, Leftheris avait ratissé une bonne partie des rivages et des criques entourant Cassandore. Son opération de recherche avait été vaine, pour l'instant. Pas de corps, pas de signe, pas même une chaussure ayant remonté à la surface. Rien. À croire que l'océan l'avait avalée pour toujours. Il n'acceptait pas cette idée ; l'idée cauchemardesque de ne plus jamais la revoir. De n'avoir rien pu faire pour l'empêcher de se faire dévorer par ce mal magique et mettre fin à ses jours. C'était peut-être la motivation de l'espoir ou du désespoir qui l'aidait à se tenir encore debout, mais pour rien au monde il n'aurait abandonné.
Jusqu'à ce qu'il la retrouve, il ne l'abandonnerait pas.
Son père le prenait pour un fou, un décérébré ensorcelé, mais peu importait ! Se réduire à obéir aux ordres lui était impossible dans cette situation. Il voulait être celui qui donnait les directives durant cette mission. Jaya était sa vie ; cette phrase prenait tout son sens, désormais. Sans elle, il perdrait goût à cette vie. Son cœur hurlait de la retrouver, la serrer dans ses bras et lui promettre de tout arranger.
Accompagné de ses hommes à chevaux et du roi Frost, Leftheris arriva sur le nouveau spot de recherche. Une plage au-delà des collines agricoles dont l'entrée était perdue dans les bois alentours. Quand il y arriva, un nouveau coup de vent salé frappa son visage tiré par le froid et la fatigue. Il descendit de son cheval et passa la zone au crible. Un rayon de soleil orangé se reflétant dans la mer lui brûla les yeux. D'épais nuages gris commençaient à arriver, à l'horizon.
Personne en vue.
Il y avait une grotte à l'autre bout de la plage ; cette fameuse caverne que l'on disait hantée.
— Vous, partez à l'ouest et ratissez chaque centimètre de cette plage. Je vais à l'est.
Les soldats obéirent au général sans broncher, même s'ils avaient peu d'espoir de retrouver le corps de la princesse. La mer, par ici, était parfois très agitée et visitée par des requins venant des lointains courants thénarans. Ces hommes pensaient secrètement, après en avoir discuté toute la journée, qu'elle avait dû être dévorée par l'un d'eux, ou même par un dragon des mers, même si ces derniers ne s'approchaient que rarement des rives et des falaises.
Sur les talons de Leftheris, Frost sentit ses pieds s'enfoncer dans ce sable humide qui alourdissait sa progression. À force de crapahuter, une lancinante douleur l'attaquait dans les cuisses. C'était si peu à côté de celle qui sévissait dans son cœur.
Soudain, son regard s'accrocha à une chose sombre étendue au bord de l'eau, non loin de la grotte.
Frost s'arrêta, glacé.
— Qu'est-ce que c'est... ?
On aurait dit... un corps.
Un frisson inhumain le parcourut ; non, ça ne pouvait pas être elle... Cela tirait de l'impossible, de l'inconcevable, de l'imaginaire ! Intrigué par ses mots, Leftheris suivit le regard du roi et vit cette masse immobile. Frost ne pouvait plus avancer, le corps tremblant. Jaya... Si c'était elle... Il ne voulait pas la voir morte. C'était au-dessus de ses forces, il en mourrait. Sa bouche tremblota sans sa barbe, sa poitrine se comprima lorsqu'un souffle se coinça douloureusement dans ses voies respiratoires.
Leftheris le devança et courut vers l'amas sombre plaquée sur le sable. Deux hommes l'accompagnèrent.
Si c'était elle, il devait la voir et tenter de la sauver. Son âme en brûlait comme le sable sous ses pas.
Arrive à proximité, il ralentit la cadence en fronçant les sourcils. Cette masse de poils semblait... plate, sans vie. Se penchant pour l'inspecter, il la souleva d'une main et constata que ce n'était pas un corps, mais une cape trempée.
La cape de Jaya.
— Mon roi ! Venez voir !
Sortie de sa paralysie, Frost rejoignit Leftheris pour constater, presque soulagé, que ce n'était pas sa fille étendue dans le sable. Un genou au sol, le prince releva un œil sur lui.
— Elle est venue ici... Elle y était. C'est sa cape.
— Mais... Vous en êtes sûr ?
— Mon prince, peut-être que ce n'est que la houle qui a ramené sa cape sur la rive.
Ignorant les paroles de son soldat, Leftheris analysa le terrain. Ses yeux de lynx suivirent la courbe de la vague s'écrasant au bord du rivage. Elle décrivit un esse pour repartir vers les profondeurs dans un panel d'écume. Remontant légèrement sur le voile de son passage, quelque chose lui tapa dans l'œil.
Des traces de petits pieds, presque effacés par les vagues, jalonnaient les plates-bandes de sable humide. Comment avait-il pu les manquer ?
— Non... Regardez, il y a des traces de pas. Des pieds de petites tailles, ce ne sont pas les nôtres.
Tous suivirent le doigt que Leftheris pointa vers l'évidence. Quand il se redressa, sa voix cassa le calme instauré par cet instant.
— Elle est vivante.
Ces mots renforcèrent le cœur de Frost, l'allégeant quand la flèche de stress y étant plantée depuis le matin se retira. Était-ce possible qu'elle avait survécue à la chute et à la noyade ? Un sourire ténu marqua ses joues.
Serrant la cape entre ses doigts, Leftheris jura au soleil de tout mettre en œuvre pour la retrouver, quitte à retourner l'île toute entière pour la ramener auprès de lui.
❅
Des heures que Jaya courait, s'épuisait et s'esquintait en quête de sécurité. Par delà le pont, les paysages ne changeaient pas beaucoup. Elle passait d'arbres en rivière, de clairière verdoyantes en steppes pentues et dénudées. Elle avait sauté un cours d'eau, parcourut un sentier abrupt hérissé de rochers et bordé de pernicieuses déclivités longeant le contrefort de la montagne. Elle s'était finalement dressée sur une roche pour admirer l'horizon sublimée par le coucher de soleil englobé de nuages mauves.
Des kilomètres de landes étaient encore à parcourir. Pas la moindre trace de villages, encore.
La fatigue la guettait, elle n'avait rien mangé de toute la journée. Son énergie était au plus bas, mais elle s'était promis de ne pas s'arrêter. Elle devait trouver quelque part où passer la nuit. Bientôt, un noir d'encre s'abattrait sur l'île et les animaux sortiraient de leurs tanières. Jusqu'à présent, elle n'avait croisés que des lièvres, des oiseaux, des écureuils et des chevreuils sur son chemin. Ceux-ci n'avaient fait que la guetter d'un œil orgueilleux, se demandant bien pourquoi une créature si étrange osait fouler le seuil de leur territoire.
La nuit, tout était plus sombre, plus inquiétant... Qui sait quelle bête pourrait-elle rencontrer ? Des loups ? Des ours ? Ou même des lycans... Le dernier lui apporta un terrible frisson.
Sans arbalète pour se défendre, elle se ferait dévorer à coup sûr.
Elle ne devait pas rester là.
Continuer, c'était tout ce qui importait.
Descendant un peu trop rapidement du rocher, les jambes faibles de Jaya faillirent trébucher mais se tinrent courageusement. Elle puisa dans ses dernières forces et mangea encore quelques mètres du grand espace d'herbes hautes et de pierres pilées dans lequel elle était perdue.
Une envolée d'oiseaux la fit sursauter. Leurs cris se perdirent dans le ciel.
Ils semblaient effrayés. Peut-être avaient-ils été dérangés par une buse ? Elle en avait croisé plusieurs, virevoltant dans les hauteurs avec grâce.
Elle lorgna derrière elle craintivement. Au loin, elle voyait encore la lisière du bois qu'elle avait traversé plus tôt. Elle avait eu, durant la journée, la vague impression d'être suivie. Peut-être devenait-elle paranoïaque et voyait le monde comme un piège géant, dorénavant ? C'était forcément cela, car rien ne lui avait paru alarmant.
Du moins, pas aussi alarmant que l'autre chasseur fou...
Tout était redevenu calme. Elle s'était forcément inquiétée pour rien, mais préféra tout de même accélérer le pas.
Un peu trop vite même, car sa cheville faible flancha quand elle marcha sur une roche glissante. Elle tomba lamentablement à genoux dans l'herbe humide d'un froid transperçant, la douleur grimpant le long de ses jambes.
C'en était trop... Son corps ne suivait plus.
Épuisée et gorgée de haine, elle extériorisa un cri de colère qui résonna en écho dans la montagne. Une vague bleutée de Risen s'échappa de son corps abattu penché en avant, au ras de la terre. L'onde enflammée brûla l'herbe autour d'elle, formant un cercle noir au milieu du néant. Des larmes coulaient sur ses joues brunies de crasse.
Toute sa confiance emmagasinée par son souhait de vivre venait de disparaître.
Ses sanglots emplissaient la plaine.
Qu'avait-elle cru ? Qu'elle pourrait fuir seule dans la nature, sans arme et y arriver ?
Elle n'avait rien d'une aventurière, elle n'était qu'une bonne à rien, une vulgaire princesse pathétique ayant été protégée toute sa vie par les autres. Cette misérable héroïne de roman à l'eau de rose que le prince charmant finissait toujours par sauver.
Mais là, le prince était mort.
Vadim... Tu aurais honte de me voir ainsi...
Elle se perdait dans un passé impalpable, tremblante, avide de ces souvenirs si doux sur son palais. Comme pour rajouter une pointe de drame supplémentaire, une pluie fine commença à tomber, mouillant ses longues mèches ayant légèrement séché depuis son plongeon. Ignorant le froid se collant à sa peau, elle baissa la tête.
Elle était plus seule que jamais.
Jaya resta ainsi, prostrée au sol, durant un long moment quand quelque chose bougea dans son dos.
— Brrr...
Un pas craqua dans les herbes brûlées. Elle n'avait pas la force de faire face au danger. À ce niveau de désespoir, elle ne se serait même pas défendue.
— Brrraou...
Quelque chose tapota son épaule ; un museau long et fin. Portant un œil derrière elle, Jaya fut surprise de voir Liloïa. Son cerveau disjoncta un instant, en désordre total. Que faisait-elle ici, hors de la mer ? Pourquoi l'avait-elle suivie jusqu'ici ? C'était dangereux ! Elle risquait de mourir sans eau !
La dragonne la couvait de ses immenses billes d'or. Sa longue queue bougeait de droite à gauche comme une branche battue par le vent. La peur de la voir ici et qu'elle se soit mise en danger pour la rejoindre passa en secondaire. Jaya ravala un nouveau sanglot sans pouvoir la quitter des yeux.
Elle était tout ce qu'elle désirait dans son malheur.
Liloïa gazouilla en posant son museau sur la joue mouillée de Jaya. La brune glissa ses doigts glacés autour de la mâchoire de l'animal en fermant les yeux. Ses écailles étaient aussi froides, recouverte d'une espèce de fine pellicule visqueuse. Elle la serrait contre son visage, pleurant devant ce réconfort inespéré.
Liloïa était la seule ici bas qui ne désirait pas la voir morte.
❅
La dragonne n'avait pas voulue la lâcher, Jaya s'était donc résolue à la prendre avec elle dans sa cavale. D'un côté, elle était rassurée. Même si elle ne semblait pas dangereuse pour un sou, Liloïa restait un animal sauvage imposant qui pouvait effrayer ceux des alentours. C'était un salut dans son calvaire. De plus, elle ne serait plus seule.
Jaya avait rapidement trouvé une grotte creusée dans le pied de la montagne, près d'un bois. Ça ferait l'affaire pour passer la nuit à l'abri de la bruine. Elle s'était allumée un feu minuscule avec les quelques branches encore sèches et des feuilles qu'elle avait pu trouver autour de la caverne. Dans son adolescence, Tiordan lui avait appris à allumer un feu de camp sans allumette. Ce n'était pas facile, il fallait s'acharner sur un morceau de bois durant de longues minutes afin de le chauffer et faire naître une étincelle dans le combustible. Tiordan y arrivait en un rien de temps et ses feux étaient toujours grands et chaleureux.
Le sien ne ressemblait qu'à une langue mince et assoiffée tentant de lécher la première goutte d'eau glissant d'un stalactite. Au moins, sa nuance orangée lui apportait une once de chaleur non négligeable.
Elle s'était changée, quittant sa robe défraîchie et ses lingeries mouillées pour enfiler les vêtements du chasseur. Un peu larges, mais bien plus confortables. Sa main arracha ensuite la corde de son vieux jupon qu'elle utilisa pour attacher ses cheveux en queue de cheval. A l'extérieur, un « plouf » attira son attention.
Une petite rivière coulait à quelques mètres de la grotte. À l'abri des arbres, elle n'était presque pas visible si on ne regardait pas attentivement. Liloïa s'y baignait, assourdissant l'endroit dans son jeu innocent d'éclaboussures. Bondissant comme un lièvre, son corps long et mince, agrémenté de quatre petits pattes courtes ornées de griffes, scintillait dans la lueur irisée de ses barbillons. Leur fréquence pleine de vivacité dévoilait à quel point elle s'amusait. Ses écailles blanches tranchaient dans la noirceur de la nuit et faisait d'elle une lanterne ambulante.
Dans un flash, Jaya se rappela ce que Vadim lui avait raconté concernant les Dragons Néréides. Tant qu'ils étaient hydratés régulièrement, ils pouvaient vivre hors de l'eau, mais n'étaient pas toujours agiles sur leurs pattes.
Quand Liloïa ripa sur la berge et roula sur le flanc, Jaya réalisa à quel point c'était vrai.
Ces créatures étaient surprenantes.
L'atmosphère était si sereine, le doux clapotis de la pluie et l'odeur forestière réussissaient à apaiser son cœur qui avait battu trop vite, aujourd'hui. Et ce n'était pas fini. Demain, elle allait devoir continuer et marcher pour trouver un village. Elle pourrait peut-être y trouver des vivres et d'autres vêtements.
Soudain, un éclat et un grognement attira l'œil songeur de la princesse.
Liloïa claquait des dents dans l'eau. Qu'est-ce qui lui prenait ? S'approchant un peu, tout en restant à l'abri sous un arbre, Jaya la vit sortir un poisson du lit de la rivière. La truite sauta dans les airs et tournoya avant d'atterrir dans la gueule de Liloïa qui l'avala goulûment presque sans la mâcher. Jaya étira un sourire.
Elle était toujours une bonne chasseuse, visiblement. Une chasseuse bien gourmande.
Liloïa en trouva une autre qu'elle croqua à pleines dents, puis encore une. Jaya s'approcha encore un peu, signalant sa présence au dragon.
— Brrraou ?
— Quel appétit, tu ne te laisses pas abattre, ma jolie.
La dragonne pencha la tête sur le côté, ses barbillons clignotaient doucement. Elle plongea à nouveau son museau sous l'eau et en sortit un nouveau poisson qu'elle jeta cette fois-ci sur le bord, aux pieds de Jaya. Ses grands yeux jaunes l'incitaient à le prendre.
— Oh, c'est pour moi ? C'est gentil, merci, mais... je ne pense pas le manger. Mon feu n'est pas assez grand pour le faire cuire.
En effet, et manger du poisson cru lui donnait la nausée rien que d'y penser. Liloïa secoua ses quatre nageoires autour de sa tête en gazouillant, ses barbillons crépitaient. Face à cet adorable comportement, Jaya crut l'entendre parler dans son imagination : « si tu n'en veux pas, donne-le moi, je vais m'en charger. » son sourire gagna en brillance. Elle rattrapa la truite par la queue et la lança à la dragonne qui la goba.
Jaya regagna la grotte en se frictionnant les épaules. Le froid était coupant. S'asseyant au sol devant son maigre feu, en tailleur, elle peinait encore à réaliser qu'elle ne dormirait pas au château ce soir. Ni demain, ni les autres jours. Elle allait devoir se faire à l'idée et apprendre à dompter cette nature qui ne lui faisait aucun cadeau.
Piquant son sac en toile de jute reposant près d'elle, Jaya l'ouvrit pour enfin inspecter plus attentivement son contenu. Elle en sortit son livre de contes qu'elle posa à côté, puis sortit trois pommes, un sachet de noisettes, une miche de pain et une serpette à lame crochue. Probablement le pique-nique du chasseur préalablement préparé pour sa balade de chasse. Elle s'en voulait un peu de lui avoir volé son quatre-heures.
Au moins, elle avait de quoi manger ce soir. Ce n'était pas un luxueux repas, mais bien largement suffisant pour son estomac criant famine.
Elle croqua sans attendre dans la chair sucrée et acidulée d'un fruit pour ensuite enchaîner avec une poignée de noisettes soigneusement décoquillées. Elle déchira un morceau de pain tendre qui lui apporta un sentiment agréable d'estomac plein. Si elle s'écoutait, elle en prendrait un autre bout, mais se freina. Il fallait en garder pour demain. Si jamais elle n'arrivait pas à trouver de quoi manger, cela l'aiderait à vivre jusqu'au jour suivant.
Elle bailla. Quelle épuisante journée...
Ses yeux alourdis braqués sur le feu ondulant, elle sentait la fatigue la tirer vers le bas. Ses douleurs musculaires pulsaient par intermittences, lui rappelant à quel point elle n'était pas physiquement apte à courir aussi longtemps. Doucement, elle roula sa vieille robe en boule et posa son sac de jute dessus pour y poser sa tête. Couchée au sol, ses yeux se fermaient tous seuls.
Ce serait si difficile de dormir dans un tel inconfort, le froid forçait ses tremblements à tel point qu'elle remonta ses genoux sur son ventre pour capturer un peu de la chaleur de son propre corps. La flamme s'éteindrait bientôt, bien trop petite pour survivre. Elle espérait s'endormir avant et ne pas la voir mourir, car dans sa solitude, la noirceur de la nature la terrifiait.
Liloïa réapparut et entra dans la grotte. Toute frétillante après son copieux repas, elle s'élança vers Jaya qu'elle renifla au niveau des cheveux. Quelques gouttes d'eau tombèrent sur la jeune femme qui grimaça. Elle empestait le poisson ! La dragonne changea ensuite de direction pour se coucher près d'elle en lâchant un doux bruissement d'aise vibrant au fond de sa gorge.
Jaya sourit avant de fermer les yeux. Même si le feu venait à s'éteindre, la lumière de ses barbillons la rassurerait pour le reste de la nuit.
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