Leçon de Magie 6/7
Le soleil perça difficilement les nuages gris recouvrant Cassandore.
Ce matin-là, Varvara s'était réveillée tôt pour se préparer à aller au marché. Cela faisait partie de ses tâches quotidiennes depuis qu'elle vivait sous le toit de madame Pranpline. La pauvre femme n'étant pas en état de sortir, elle faisait ses courses et la cuisine afin de l'alléger et alléger Henki. Elle savait que pour conserver sa santé déjà fragile, elle avait besoin de nourriture fraîche et bien préparée.
Les rayons dorées s'infiltraient par la fenêtre du salon lui servant de chambre et frappaient sa peau bronzée et satinée. Une main dans ses cheveux et elle détacha son chignon emmêlé par l'oreiller. Ses boucles brunes tombèrent avec nonchalance sur ses épaules tendues. Dormir sur l'humble divan de la famille était parfois difficile, le confort était nettement moins présent que dans son ancienne chambre au Beffroi.
Un gazouillement l'avait sortie de sa rêverie.
Près d'elle, dans le petit berceau de bois, son fils se tortillait et battait des pieds. Elle sourit en le voyant ; il devait être réveillé depuis un moment mais n'avait pas pleuré. Messayah était très sage et faisait désormais ses nuits. C'était un soulagement pour elle qui, les yeux cernés, ne dormaient plus beaucoup.
Elle se pencha pour le sortir des draps. Lui, au moins, était confortablement installé et elle n'en était que plus heureuse. Varvara n'était pas peu fière d'avoir fabriqué ce berceau à la main, elle y avait mis tout son cœur jusque dans les gravures de fleurs ornant les côtés. Elle y avait placé un matelas doux et fourré et des couvertures bien chaudes. Parfois, elle aimait imaginer son bébé grandir dans cette maison, jouer sur le plancher en bois et regarder par la petite fenêtre pour voir le ciel bleu.
Elle savait qu'il aurait du mal à y arriver, ainsi diminué.
Mais elle serait là pour lui.
Dégageant un pan supérieur de sa robe de nuit, Varvara dévoila son sein charnu que Messayah s'empressa de mettre en bouche. Sa main droite s'y accrocha doucement, l'autre restait cachée dans le linge. Ses grands yeux gris ornés de longs cils blonds fixaient la jeune femme avec tendresse. Elle sourit et déposa un baiser sur sa tête ; il avait bon appétit, aujourd'hui.
Après avoir nourri son fils, elle le recoucha et alla s'habiller pour sa future balade au marché. Elle enfila un jupon brun et un chemisier blanc à lacets, ainsi qu'une paire de bottines usées. Elle mit un rapide coup de peigne dans ses boucles et retourna au salon quand elle entendit du bruit. Madame Pranpline se réveilla aussi et Varvara l'aida à s'asseoir dans son fauteuil fétiche, à la table où un petit-déjeuner était dressé. La gratifiant d'un sourire chaleureux et reconnaissant, la vieille dame la remercia pour son dévouement.
— Je vais au marché faire quelques courses, je n'en ai pas pour longtemps. Ça ne vous gêne pas de surveiller Messayah ?
— Non, non, ne t'en fais pas, petite. Je vais ouvrir l'œil.
Varvara ricana ; comme elle ne voyait plus très bien, elle se demandait quel œil elle allait bien ouvrir. Or, elle n'était pas inquiète. Messayah n'était pas un enfant turbulent, elle savait qu'il dormirait quand elle serait de retour.
En marchant dans le village, panier au bras, elle observait les rues qui avaient autrefois été pleines de vie et d'activité. Elle se souvenait des jours où les enfants jouaient dans les rues, où les marchands vendaient leurs produits frais et où les voisins se saluaient avec un sourire chaleureux.
Mais récemment, tout avait changé. Les rues étaient vides et silencieuses, tout comme les gens qu'elle croisait. Une peur viscérale s'était installée à Cassandore depuis la mort de l'archevêque. Lorsqu'elle passa devant les colonnes détruites du temple, elle déglutit.
Jaya...
Tout le monde n'avait plus que ce nom à la bouche depuis l'incident. Jaya Northwall... La princesse maudite qui avait usé de la magie pour abattre la plus haute figure du culte ymosien... Celle qui avait sauté de la falaise pour s'enfuir.
Varvara n'arrivait toujours pas à y croire, son cœur saignait rien que d'y penser. Cela s'était passé le même jour où elles étaient retrouvées. En y réfléchissant, elle réalisa qu'elle aurait peut-être pu empêcher ça et la sauver en la gardant plus longtemps avec elle.
Jaya...
Varvara se sentait impuissante face à cette situation, mais elle n'arrivait pas à lui en vouloir quand elle repensait à tout ce qu'elle lui avait dit. L'amour qu'elle portait à Vadim, la haine qu'elle gardait à l'égard de la branche religieuse après qu'elle l'eut condamné à mort. Elle avait perdu la raison jusqu'à en arriver au point de non-retour... mais...
Comment la juger alors qu'elle aussi avait outrepassé les vœux d'Ymos ? Peut-être pas au même niveau, mais elles étaient des pécheresses toutes les deux.
Jaya était son amie et cela la tuait de la savoir mêlée à une telle histoire sordide et sanglante. Cela la tuait d'imaginer qu'elle était probablement morte après cette chute de la falaise...
Arrivée sur la place du marché, l'atmosphère grise et lugubre la frappa. Le vent sifflait et pétrifiait les corps gelés et émaciés des quelques villageois en vadrouille, errant comme des spectres en quête de chaleur. Elle chercha les meilleurs légumes, mais même les étals semblaient tristes. Elle acheta des pommes de terre, des carottes des neiges, des oignons et des poivrons qu'elle mit dans son panier, mais son cœur était lourd, épuisé, abattu. Même le sourire désolé du marchand n'arrivait pas à la dérider tant son esprit était occupé.
Sur le chemin du retour, Varvara ne pouvait s'empêcher de penser à toutes ces rumeurs planant en ville, ces derniers temps. Les commères de son quartier adoraient bavasser sur les balcons et les terrasses. Le roi était parti à la conquête de l'île afin de bâtir l'empire de ses rêves. Certains disaient que son fils ne l'avait pas accompagné ; il serait parti seul avec une poignée d'hommes pour vaguer ailleurs. Mais où ? Et pourquoi ? Leftheris était si accroché à son précieux devoir de général. Pourquoi n'aurait-il pas suivi son père en qui il vouait une profonde obéissance ?
Elle se pinça les lèvres. Peut-être était-ce par rapport à Jaya ? Peut-être qu'il espérait encore la retrouver. Mais une chute du haut de la falaise et dans les eaux agitées ne pardonnaient pas. Si c'était cela... Leftheris l'aimait donc encore au point d'abandonner son rôle si durement acquis pour la ramener.
Qu'espérait-il ensuite ? La sauver ? Ou la traîner devant le jugement ?
— Hey, tu as entendu ça...
Soudain, au détour d'une ruelle, Varvara s'arrêta quand elle entendit des voix émanant du crochet de mur. Deux hommes discutaient dans l'obscurité de la venelle isolée. Que faisaient-ils ici ? Cette discussion ressemblait fortement à des messes-basses, peut-être fomentées par des êtres ayant de mauvaises intentions. Dans ce cas, ce serait dangereux. Elle savait que la curiosité était un vilain défaut, elle l'avait appris à ses dépends, ce pourquoi, elle pensa tout d'abord à ignorer ces murmures et partir. Or, son pied levé se bloqua quand ces mots lui parvinrent :
— C'est ce soir, les mages vont se rassembler...
Les mages ? Venaient-ils réellement d'en parler ? Varvara se pétrifia, confuse et s'appuya rapidement sur le bord du mur, espérant ne pas être vue par ces deux inconnus. De sa place, elle ne voyait pas leurs visages dans l'ombre. La seule chose qu'elle vit, c'est que l'un d'eux avait une longue tresse très fine tombant derrière son oreille.
— Ça se passe où ?
— Dans une cave, sous un bar. Je n'ai pas encore l'adresse exacte, mais Tyrfon va me la donner tout à l'heure, quand je le verrai. À ce qu'il parait, on a eu des infos venant du village d'Othangür. La princesse y aurait été vue...
La princesse ? Parlait-il de Jaya ? Elle écouta leur conversation avec attention, curieuse d'en savoir plus.
— Elle prône la révolte des mages, certains qui étaient là-bas l'ont entendue faire son discours. Même la royauté se joint à nous et prend notre parti. Ça donne envie de se rebeller et montrer aux ymosiens que nous ne sommes pas des monstres.
— Ça risque aussi de nous apporter énormément de problèmes, si tu veux mon avis.
— Probablement, mais si nous avons des mages au rang puissant comme la princesse Jaya, notre essor se fera en grandes pompes. T'en a pas marre d'être toujours obligé de te cacher ?
Le cœur de Varvara rebondit dans sa poitrine. Ils parlaient bien de Jaya ! Elle était donc vivante... Comment était-ce possible ?
— Bien sûr que si, idiot ! Mais on a toujours été ainsi, depuis notre naissance, depuis la naissance de la communauté glascale ! J'ignore ce qu'ils comptent faire, ce soir, ni même ce qu'ils vont dire, mais si on avait eu le prince Vadim à nos côtés, peut-être qu'on aurait eu une chance. Il a littéralement envoûté la statue du temple ! Tu t'en souviens ? Ça, c'était incroyable ! Mais la princesse... Je pense qu'elle n'est qu'une débutante. À ce qu'il parait, son Risen a explosé et c'est comme ça qu'elle aurait tué l'archevêque. Qu'est-ce qu'elle pourrait faire pour nous aider à nous imposer si elle ne sait pas contrôler sa magie ?
— On verra bien. Attendons déjà d'être ce soir.
Rabattant enfin son dos contre le mur, le cœur battant la chamade, Varvara fut à la fois effrayée et excitée d'avoir assisté à un tel échange. La peur la saisit au ventre, car elle savait que les mages pouvaient être dangereux et que leur monde lui était totalement étranger. Cependant, l'espoir que Jaya soit vivante la gorgea d'espoir et de courage au point où elle voulait confronter ces mages malgré son appréhension.
La simple idée de découvrir la vérité sur ce qui était arrivé à son amie, même si cela signifiait plonger dans un monde inconnu et interdit, l'obsédait soudain. Ses poumons accueillirent une grande goulée d'air.
Elle fit un pas et se montra à l'orée de la ruelle occupée par les deux hommes.
— Euh, excusez-moi...
Se sentant pris sur le fait, les deux mages se retournèrent vers la jolie demoiselle tenant encore son panier plein de légumes à la main. Sa voix fine avait formé comme un écho menaçant dans leurs esprits bien trop vifs. Varvara eut juste le temps d'apercevoir leurs yeux luisants dans l'ombre et la pointe scintillante de poignards exhibés dans sa direction.
Elle hoqueta, recula d'un pas et plaqua une main devant elle en guise de défense.
— Non, non, ne vous inquiétez pas. J'ai... j'ai entendu votre discussion par inadvertance et... j'ai cru comprendre qu'il allait y avoir un rassemblement de mages ?
— T'es qui, toi ? grogna l'un des hommes. On a rien dit de tel, alors ne va pas raconter ça à n'importe qui, sinon...
— Calme-toi un peu.
Le deuxième homme se détacha de la pénombre, dévoilant son visage à la jeune femme. Mesurant dans les un mètre soixante-quinze, il n'était pas si grand, mais son aura mystique perturba Varvara. Les traits de son visage, acérés mais agréables, étaient entrecoupés d'ombre et d'un fil de lumière perçant les nuages. Sous ses sourcils fournis, le bleu de ses yeux tirait sur le lavande au point de paraître améthyste. Des picots bruns ceignaient sa mâchoire et son menton. Une tresse de cheveux plus longue, très fine et serrée, tombaient derrière son oreille.
Malgré son œil intimidant, il n'émanait pas d'hostilité de sa part.
— Qu'est-ce que vous voulez, mademoiselle ? On ne vous a jamais appris qu'écouter aux portes était mal élevé ?
— Si, mais... je suis une amie de la princesse. Elle... elle est vivante ?
Le jeune homme fronça les sourcils, surpris par cette demande.
— À ce qu'il parait, oui. Vous feriez mieux de partir, maintenant. C'est pour votre bien et pour le notre, surtout.
Il tourna les talons, abandonnant Varvara dans le vague. Son cœur lui dictait de ne pas le laisser fuir.
— Attendez... ! Je... je veux comprendre.
Il s'arrêta, pivota et la regarda. Voilà une donzelle bien insistante... Son regard perçant piqua la jeune femme en pleine poitrine. Elle baissa honteusement la tête.
— Je... Je veux comprendre la magie. Peut-être que comme ça... je pourrais comprendre pourquoi Jaya a fait ce qu'elle a fait. S'il vous plaît...
— Laisse tomber, Nerva, on se tire... clama l'homme resté en retrait.
— Attend...
Le dénommé Nerva s'approcha à nouveau d'elle, d'un pas lent, et lui chuchota :
— Comment tu t'appelles ?
— Varvara.
— Hm... Tu es sincère, je le ressens. Reviens dans cette ruelle ce soir, à vingt-trois heures. Je t'y attendrais... on ira au rassemblement. N'en parle à personne, d'accord ?
Les yeux écarquillés de surprise, elle hocha énergiquement la tête. Elle allait vraiment y aller ! Tout son corps vibrait d'impatience. Or, ses deux poignes se crispèrent autour de la hanse de son panier quand le jeune homme à la tresse se pencha légèrement sur elle pour lui souffler, d'un air las :
— Là, c'est le moment où tu déguerpis, normalement. Hm ?
Désarçonnée sur le moment par son ton nonchalant, Varvara finit par lui sourire.
— Merci...
Elle s'en alla enfin, reconnaissante envers ce garçon. Elle se retourna une dernière fois sur lui ; il restait planté au milieu de la ruelle à la surveiller.
Vingt-trois heures... Elle y serait sans faute.
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