Là où le Vent Nous Porte 2/2
Sur les plages du sud, le soleil était à son zénith.
Dans la brise saline et le roulement des vagues, des voiles et des coques rutilantes se dévoilaient. Il avait fallu trois mois pour dégoter ou rafistoler assez de bateaux pour s'engager sur l'océan, en direction de la sécurité et du renouveau pour la communauté des mages : le continent, Thénaraïm, terre d'acceptation et d'égalité.
Sur les rives animées par les allées et venus des hommes et femmes en plein préparatifs de voyage, deux personnes se détachaient, en retrait, les yeux rivés sur le sommet de la montée surplombant la plage.
— Tu crois qu'ils vont venir ?
Repoussant ses cheveux mi-longs en arrière, emmêlés par le vent, Amaros soupira et posa un œil las sur Symphorore qui se tenait à ses côtés, les bras croisés.
— Manquerait plus que ça ! grommela-t-il. Bien sûr qu'ils vont venir ! Ils sont en route, je le sais...
La jeune femme aux tresses lui sourit, avant de poser sa main sur son épaule.
— Si tu le sais, je te fais confiance.
Satisfait, l'oracle étira une large banane sur son visage.
— Enfin un peu de respect pour les aînés.
— Eh ! N'oublie pas que même si tu fais plus vieux que moi maintenant, c'est moi l'aînée.
— Ça va, je plaisante, couette-couette.
Sa petite moue amusée était suffisante pour lui. Après la mort de Tiordan, il avait pensé que jamais elle ne s'en remettrait. Perdre son frère et l'enterrer dans les montagnes, près de leur ancienne maison, avait été la pire épreuve qu'elle eut à passer. Seulement, une simple présence avait réussi à rallumer l'éclat dans ses yeux devenus ternes par la perte.
Et celle-ci venait d'arriver sur la plage, non loin d'eux.
— Symphorore ?
Parmi la foule de gens se bousculant, clamant et préparant encore le départ, la chasseresse redressa la tête sous cette chaude voix qui brisa le chaos. Elle croisa des yeux sombres magnifiques, incrustés sur un visage qui l'était tout autant. Sa longue chevelure brune foncée détachée flottant au gré du vent maritime, Hami était là.
Cela faisait un moment qu'elle ne l'avait plus revue, elle étant partie de son côté, quérir la présence d'autres mages cassandoriens qu'elle avait rallié à leur cause.
Les joues rouges, Symphorore était pétrifiée lorsqu'elle se rappelait du goût de ses lèvres. À ses côtés, Amaros sourit face à l'adorable comportement de son amie, avant de lui mettre un petit coup d'épaule qui la ramena à la réalité.
— Vas-y, je crois que t'es attendue. Et si tu veux un conseil, défait ton écharpe, montre lui un peu ton décolleté. Faut bien que quelque chose retienne son attention, à défaut de ta conversation...
Et elle lui écrasa le pied, le crispant de douleur. Il coinça un râle ridicule dans sa gorge, qui ressemblait au cri étouffé d'une poule.
— Ferme-la, c'est mieux.
Symphorore lui offrit un sourire avant de s'éloigner aux côtés d'Hami. Amaros les observa, méditant sur la beauté de l'amour malgré les épreuves. Il aspirait à vivre une telle histoire, lui aussi... un jour peut-être.
C'est alors qu'une force inattendue le heurta, le faisant légèrement vaciller vers l'avant.
— Oh non, je suis désolée !
Il se redressa et aperçut une jeune femme en train de lutter avec une caisse prête à lui échapper des mains. S'empressant de l'aider, il croisa son regard noisette, captivé par l'éclat qu'il dégageait. Ses cheveux roux, longs et ondulés, tombaient en une cascade flamboyante jusqu'au creux de son dos, encadrant un visage entièrement tacheté. Elle paraissait avoir la vingtaine, rayonnante d'une beauté naturelle et d'une fraîcheur juvénile.
— Excusez-moi, cette caisse est très lourde, j'ai perdu l'équilibre.
— C'est pas grave, ne vous... Ne vous en faites pas.
Elle lui offrit un sourire, dévoilant une rangée de dents éclatantes de perfection. Pourquoi son regard s'attardait-il sur ses dents ? Peut-être parce qu'il cherchait inconsciemment à éviter que ses yeux d'adolescent ne dérivent vers son décolleté... Un peu de pudeur et de respect pour ne pas la faire fuir.
— Je... je peux vous aider à la porter au bateau si vous voulez, enfin... si vous n'avez pas déjà un mari ou un fiancé pour vous aider...
Il se gratta nerveusement la tête, se maudissant d'avoir osé lui demander cela. C'était idiot ! Seulement, il fut surpris de l'entendre glousser gentiment.
— Non, je n'ai personne.
— Ah... parfait. Enfin, euh... je m'appelle Amaros.
— Viridiana.
Un sourire bête naquit sur les joues du jeune homme, inconsciemment.
— Très joli prénom...
— Merci. Du coup, j'accepte votre proposition.
— Oh, avec plaisir !
Espérant l'impressionner, Amaros s'empara de la caisse et la souleva à bout de bras, dissimulant tant bien que mal un souffle d'effort trahi par le poids surprenant de son contenu. Ensemble, ils avancèrent en silence, leurs pas les guidant vers l'un des nombreux bateaux amarrés le long de la plage, bercés par le clapotis apaisant de l'eau et des voix tournaillant vers le ciel. C'est alors que la jeune femme commença à fredonner doucement, une mélodie envoûtante qui charma instantanément Amaros.
Intrigué, il posa un œil sur elle, tandis qu'elle jouait distraitement avec l'une de ses mèches rousses, l'enroulant autour de son doigt.
— Euh, dites... vous aimez la musique ?
— Beaucoup oui, dit-elle après être sortie de sa rêverie. J'étais chanteuse dans une auberge.
— Oh, d'accord. Moi aussi j'adore la musique, surtout la musique d'auberge. Vous connaissez la... balade du bûcheron ?
Pourquoi avait-il dit ça ?! Il regretta immédiatement sa stupidité, craignant que Viridiana ne le prenne pour un fou ou un pervers. Cependant, son appréhension se dissipa rapidement lorsqu'il la vit s'esclaffer. Son rire, franc et dépourvu de toute retenue, résonna dans l'air, effaçant une partie de la gêne du jeune oracle.
— Évidemment ! Je l'ai chantée un nombre incalculable de fois, ça faisait toujours rire les gens qui m'écoutaient. J'étais un tout petit bûcheron, qui taillait des bouchons, sur un corps de liège...
— Qu'avait de beaux nichons... désolé.
Et voilà repartie dans un rire solaire et contagieux. Ce rire, vibrant et sincère, réchauffait le cœur d'Amaros qui venait de réaliser qu'il n'était visiblement pas le seul à connaître ces horribles comptines d'ivrognes.
❅
Baignés dans la lumière dorée de l'été, Symphorore et Hami marchaient lentement vers l'un des drakkars, chargé de provisions pour leur longue traversée. Seule enfin avec Hami, Symphorore était bouleversée, aussi agitée qu'une tornade de l'intérieur. Éperdument amoureuse, la chasseresse luttait pour cacher sa timidité, jouant nerveusement avec l'une de ses nattes. Tenter d'entamer une conversation s'avérait être un défi presque insurmontable, tant ses lèvres tremblantes peinaient à articuler les mots justes, de peur de se trahir par un bégaiement embarrassant.
Heureusement, Hami brisa rapidement le silence.
— Comment tu vas depuis la dernière fois ?
— Oh... On fait aller, on a pas vraiment le choix, marmonna la jeune fille, baissant la tête dans son col.
— Tu as été très courageuse, tu sais. Je le sais car, moi-même j'ai dû enterrer mes proches. J'ai découvert que la solitude du deuil forge en nous une force insoupçonnée, celle de continuer à vivre avec leur amour en héritage. Ton frère serait fier de toi. Alors je veux que tu saches que... tu n'es pas seule. Et qu'on est là.
Symphorore lui tira un sourire triste, mais reconnaissant. Tant qu'elle était là, elle, c'était tout ce qui avait de l'importance à ses yeux, désormais. Au milieu de leur marche, elle s'immobilisa soudainement, l'émotion si intense qu'elle semblait sur le point de déborder. Hami, surprise, s'arrêta également, l'observant avec attention.
Les souvenirs affluaient dans la mémoire de Symphorore. Le sourire de Tiordan, son visage, ses mots... Elle savait qu'il aurait voulu qu'elle soit heureuse et en paix avec ce qu'elle ressentait. Il aurait compris, même s'il n'avait jamais eu l'occasion de l'apprendre. Il comprenait toujours tout et la soutenait en toutes circonstances. Et pour lui, elle était prête aujourd'hui à assumer.
— Au fait, Hami... je voulais m'excuser auprès de toi. Je n'ai pas eu le temps de le faire avant.
— T'excuser de quoi ?
— Tu sais... Ce jour-là, à Alhora, où... je t'ai... embrassée... je...
Hami la fixa de ses si beaux yeux, intensifiant son trouble jusqu'à teinter ses joues d'un rouge encore plus profond. Que pouvait-elle bien lui dire ? Chaque geste, chaque parole se muait en une danse fragile, tiraillée entre le désir de se rapprocher et la peur de dévoiler l'ampleur de ses sentiments. C'est alors que Hami, brisant toutes ses attentes, s'avança doucement et, à la surprise de Symphorore, déposa un baiser furtif sur ses lèvres rosées. Pétrifiée par l'émotion, la chasseresse en resta sans voix.
La guérisseuse lui étira un sourire doux.
— Je dois avouer que ça m'était jamais arrivé avec une fille, mais... c'est tout aussi agréable. J'ai aimé ça.
Y avait-il sentiment plus exquis que celui d'un cœur vibrant d'amour, prêt à s'élancer vers la vie sans plus jamais se dissimuler dans l'ombre ? Symphorore offrit à Hami un sourire rayonnant, et en réponse, elle entrelaça doucement leurs mains.
— Tu viens ?
Un bonheur indicible fleurit alors sur les lèvres de Symphorore.
— Oui...
Et elles embarquèrent ensemble, ignorant les regards sur leurs travers qui n'étaient, pourtant, porteurs d'aucune animosité. Seulement de l'amitié.
Juste à cet instant, une silhouette vigoureuse surgit du sommet d'une dune de sable. Imposante et empreinte d'enthousiasme, elle s'émerveilla devant l'immensité et la splendeur de l'océan qui s'étendait majestueusement devant elle.
— Braaaaaouuuu !
Liloïa avait perçu son appel, lointain mais irrésistible. L'appel de la mer dont l'attrait ravivait ses passions après des mois sans caresser ses vagues divinement salées. Ses parents adoptifs n'avaient fait que la suivre, conscients que, guidés par son instinct, elle les mènerait infailliblement à destination.
Le dos chargé de sacs et de pommes, Vadim et Jaya prirent un moment pour contempler le spectacle réjouissant de leurs compagnons. Leurs instructions, lancées à la volée, étaient ponctués d'éclats de rire et d'échanges animés. Ces mages, venus en grand nombre, s'apprêtaient à forger un avenir meilleur pour eux tous, loin du dictat de la religion.
Pour Jaya, rien n'aurait pu être plus source de bonheur que cette vision.
Devant eux, Liloïa était un tourbillon d'énergie, bondissant sur place tandis que ses barbillons clignotaient d'excitation. Elle tournait sur elle-même, encore et encore, dirigeant son regard puis sa tête vers l'immensité bleue, comme pour montrer aux époux son véritable foyer. Elle semblait leur dire : regardez, c'est mon chez-moi, c'est ma maison ! Cette idée les fit rire, et Vadim, emporté par l'instant, posa affectueusement sa main sur la tête de la dragonne dans un geste tendre.
— Eh ben alors, Liloïa, tu es encore là ? Vas-y !
— Braou ! Braou ! Braouuuu !
La néréide n'attendit pas plus et se mit à courir, abandonnant le couple derrière elle pour se frayer un chemin à travers foule pour rejoindre la mer. Elle y plongea de toute sa masse, éclaboussant les personnes les plus proches du rivage. Elle tourbillonna, comblée de joie, avant de sauter hors de l'eau sous les yeux étincelants de Vadim. Elle avait tellement grandi, quand il y pensait. Il avait rêvé de la revoir ainsi, nageant dans le bonheur, après l'avoir sauvée d'un destin tragique. Cette image surpassait en beauté le spectacle du coucher de soleil en toile de fond.
Sa main glissa sur les épaules de Jaya, la ramenant doucement au plus près de lui.
— C'est le moment, ma belle. Ils nous attendent.
Il avait raison, et le cœur de Jaya enfla dans un soupir de motivation.
En descendant la pente, ils furent accueillis avec enthousiasme par tous, ravis de voir leur nouvelle Anthaya parmi eux. Des enfants, jouant et courant dans le sable, s'approchèrent pour lui offrir des trésors marins, ces coquillages qu'elle aimait tant : de magnifiques peignes-demoiselles, des conques aux spirales irisées, et de curieux « bernard l'ermite », que Jaya jura de garder à jamais.
Avec ça, elle envisageait déjà de débuter une toute nouvelle collection.
Soudain, accoudé au bateau en pleine séance de séduction avec sa nouvelle amie, Amaros aperçut le rassemblement et sursauta. La grande tête était arrivée avec sa dulcinée !
— Les voilà ! Excuse-moi, je reviens tout de suite !
Il abandonna la jolie Viridiana pour courir à toutes jambes vers son cousin qu'il appela gaiement et à gorge déployée. Celui-ci l'accueillit à bras ouverts dans une forte accolade.
— Vadim, je savais que vous viendriez... même si j'ai failli douter, à un moment.
— Ça montre à quel point tu nous fait confiance.
— On est jamais sûr de rien avec vous. Vous auriez pu être en train de vous bécoter si profondément dans un coin que vous auriez oublié le rendez-vous.
Le guerrier soupira de lassitude devant le sourire et le haussement de sourcils subjectif de son cousin.
— Ne me force pas à te cogner en ce jour si spécial, tu veux.
— C'est bon, j'ai rien dit, glapit-il en levant les mains au-dessus de ses épaules en guise de soumission.
Il se tourna ensuite vers Jaya et la prit dans ses bras avec douceur, la soulevant presque du sol.
— J'espère que tu vas bien, princesse.
— Ça va mieux. Je suis heureuse de voir que tu te portes bien, également.
— Oh, tu me connais... Je me suis fait à ces vieux os. Je suis aussi dur qu'un roc et plus tenace qu'un cheval !
Jaya gloussa, alors que Vadim roula des yeux. Il était aussi têtu qu'une mule, et également bête comme un âne...
— Au fait, princesse, j'ai quelque chose pour toi.
Après un bref instant de recherche dans la poche intérieure de son manteau, il en extirpa finalement un objet.
— Tiens, je crois que ça t'appartient.
Le cœur de Jaya bondit dans sa poitrine. C'était... son livre bien-aimé. Les Contes du Fjord de l'Oubli. Elle qui pensait ne jamais le revoir, après qu'elle l'ait oublié dans le chalet en flammes... C'était un souvenir de sa mère. Le plus beau et le plus précieux. Elle le saisit d'une main tremblante et caressa sa couverture abîmée.
— Il a un peu brulé sur le bas de la couverture, mais les pages sont intactes. Je ne savais pas vraiment quand te le rendre, alors j'ai trouvé qu'ici... aujourd'hui... était un jour parfait.
Elle l'ouvrit et tomba sur la page manquante, déchirée par Vadim. Il était incomplet, mais pourtant, elle n'en était que plus fière. Fière de ce qu'il représentait pour ses racines, pour sa lignée et son souvenir.
Or, une main passa sous ses yeux pour déposer quelque chose au centre des pages. Une autre page, légèrement froissée. L'illustration manquante du Coda Leolan qui le complétait. Jaya leva ses yeux humides d'émotions vers Vadim, qui la couvait d'un œil tendre. Il ne l'avait pas perdue malgré toutes leurs épreuves passées et aujourd'hui était le meilleur moment pour lui rendre sa place.
Le Coda Leolan n'était plus un mythe, mais bien une réalité, autant dans ces contes, que dans le cœur des époux.
Elle le referma alors et le serra contre sa poitrine vibrante de joie.
— Merci. Merci à vous deux.
— Le plus grand merci m'est accordé, on est d'accord ? ricana Amaros. Parce que j'ai quand même bravé les flammes de votre chalet pour le récupérer...
— Oui, c'est ça, allez. Tiens !
Vadim jeta sur Amaros le sac qu'il portait au bras, rempli d'objets et de provisions. Une pomme s'échappa et roula au sol. Face au poids surprenant, Amaros manqua de chanceler, peinant à maintenir son équilibre sous la charge qui pesait sur ses bras frêles.
— Va charger ça dans le navire, lui ordonna Vadim.
— Eh, je suis pas ton larbin ! lui beugla-t-il, la face rouge d'effort.
— Tu restes mon petit cousin, donc obéit à ton aîné.
— C'est pas vrai ! Tu me fait honte devant Viridiana !
— Qui ?
— Elle, là-bas !
Il leur montra la jolie rousse qui l'attendait.
— Je crois que... j'ai peut-être une ouverture avec elle, marmonna Amaros, à l'oreille de Vadim.
— Elle sait que tu n'es même pas encore majeure, malgré ta tête de trente bourrins ?
Amaros sursauta, outré, échappant deux autres pommes dans sa valse maladroite. Ses yeux étaient exorbités de gêne.
— Tu n'as pas intérêt à lui dire ! s'étrangla-t-il dans un murmure aigu.
— Je ne te promets rien, si tu n'apportes pas ce sac à bord.
— Vadim, rigola Jaya, amusée par leur petite chamaillerie. C'est bon, laisse le tranquille.
Agrippant le bras de son époux, Jaya adressa un signe de main à Amaros avant de se diriger vers le drakkar principal, où ils allaient embarquer. Soudain, son regard fut attiré par une scène inattendue : un homme, se tenant près du navire, donnait à manger à un cheval noir. Même de dos, son allure lui était familière. Sans hésiter, elle entraîna Vadim à travers la foule pour le rejoindre.
— Roban !
Le bien nommé se tourna, curieux, et son visage s'illumina en voyant la princesse et son mari venir à sa rencontre.
— Oh, princesse Jaya, prince Vadim. Vous voilà, ça fait plaisir de vous voir. Regardez un peu qui j'ai ramené.
Roban fit un pas de côté et désigna fièrement l'élégant destrier qui l'accompagnait. Jaya retint son souffle, émerveillée par la splendeur du pelage noir luisant de la monture, zébré de cicatrices rosées. Un grand sourire s'ébaucha sur la bouche de la brune.
— Scalön ! Oh, ça fait si longtemps, cria-t-elle, heureuse, en allant immédiatement lui caresser le museau.
— Ouais, votre canasson préféré, princesse. Il prendra la mer avec nous. Je suis passé le prendre à Cassandore, je savais que vous y teniez beaucoup.
— Comment ça se passe là-bas ?
La question hésitante de Vadim arracha à Roban un profond soupir. Par où commencer ? Il y avait tant de choses à dire, et très peu de bonnes. Croisant ses bras sur ses pectoraux volumineux, le soldat s'adossa contre une pile de caisse et dit :
— Eh bien... C'est un capharnaüm sans nom maintenant que la famille royale est tombée. Les hautes têtes et la branche religieuse tentent de ramener le calme parmi le peuple qui s'acharne depuis l'apparition en masse des riseniens et la mort du roi. Mais... je pense que les Vecturio sont en bonnes voie pour reprendre le flambeau. Ils jouent sur les promesses de mariage qui était censé avoir lieu entre votre frère et la fille Vecturio.
Vadim émit un ricanement gorgé de mépris.
— Pourquoi ça ne m'étonne pas que ces rapaces tentent de s'approprier le trône... C'est ce qu'ils ont toujours voulu et mon père n'y voyait que du feu. Ah... Après tout, ce n'est plus mon problème.
Voulant montrer ce qui était le plus important pour lui, Vadim offrit à Jaya un regard amoureux, auquel elle répondit avec une nuance de tristesse plus marquée. Au fond, elle comprenait que cela l'affectait profondément, même s'il ne disait rien et semblait imperturbable. De son côté, Roban ne détachait pas son regard caramélisé de son supérieur.
— Vous savez que ce trône vous revient de droit, Vadim.
— Certainement pas. Il ne m'a jamais revenu et ne me reviendra jamais. Je n'ai plus rien à faire ici, de toute façon. À Glascalia, les Blanchecombe sont morts.
Et c'était un peu vrai, pensa Roban. Byron avait été ramené dans son royaume pour être inhumé dans le mausolée familial et le corps de Leftheris n'avait jamais été retrouvé. Il ne restait plus rien de cette famille pourtant si célèbre, car aux yeux de l'île, le Démon Bleu n'était plus, également.
— En tous les cas, ajouta Roban, vous pouvez compter sur moi pour vous rester fidèle, qu'importe ce qu'il s'est passé. Il faut toujours suivre le chemin que l'on pense le plus juste.
Il s'inclina alors légèrement devant Jaya, un poing sur le cœur.
— Je suis votre fidèle soldat, princesse.
Et elle lui sourit, touchée qu'il soit encore là, comme il l'avait été pour elle, sur cette falaise où elle pensait que la vie n'avait plus de sens.
— Notre navire ne peut que s'enorgueillir d'avoir un soldat si brave dans ses troupes.
— Et bel homme, ne l'oubliez pas, minauda-t-il.
Jaya laissa échapper un rire cristallin. Vadim, lassé de son comportement indécent, adressa à l'homme barbu un léger coup de pied dans le dos des genoux pour l'inciter à accélérer le pas.
— Bon, allez... Ramène ce cheval sur le pont au lieu de faire le malin.
— Bien, mon instructeur.
Vadim esquissa un sourire amusé tandis que l'ancien soldat partait vers le bateau, guidant le cheval par la bride. Subitement, une voix fine et incertaine retentit dans leur dos.
— Jaya ?
Se retournant, ils aperçurent une jeune femme au teint métissé, resplendissante sous les rayons chauds du soleil, ses boucles libres dansant autour de son visage d'une douceur angélique. Une vague de joie submergea alors Jaya, à sa vue.
— Oh, Varvara ! Tu es là !
Débordante de joie, la princesse bondit dans les bras de son amie. Elles s'étreignirent avec toute la force de leurs émotions, retenant à grand-peine les larmes provoquées par le cruel manque qui les avait tourmentées ces longs mois.
— Je suis si heureuse de vous voir en pleine forme, princesse, vous n'imaginez pas.
— Moi aussi, mon amie. Comment vas le bébé ?
Varvara se tourna pour révéler son dos où Messayah était attaché avec soin dans un linge. Ses joues, rondes et pleines, témoignaient de sa bonne santé. Jaya le détacha avec prudence et le serra contre elle. Il était si beau et si adorable, une vraie boule d'amour.
— Il va bien, s'enchanta la jeune mère. Il a même dit son premier mot sur le chemin de la plage. Il a dit maman.
— C'est merveilleux ! Oh, bonjour, toi, petit trésor...
Soudain, Jaya se souvint de la présence de Vadim derrière elles. Elle se déplaça légèrement, permettant ainsi à Varvara de l'apercevoir. Surprise, la métisse s'immobilisa un instant, en position de respect, car après tout, il restait son prince. Un échange de regards entre les deux femmes suffit pour que Varvara comprenne les pensées de Jaya : il était son frère. Cependant, Varvara se demandait si elle était prête à affronter la réaction de Vadim. Est-ce qu'il pourrait croire une telle révélation ? L'accepterait-il même ? La réaction du roi Byron lui revenait en pleine face et la terrifiait. Elle n'aurait pas voulu recevoir la même de la part de Vadim.
Elle avait si peu d'espoir et aurait préféré que cela reste un secret...
— Varvara. Ça fait longtemps.
— Oui, je... je suis heureuse vous revoir, mon prince.
— Arrête de m'appeler comme ça, je ne suis plus prince.
— Vous le restez, à mes yeux.
Le silence s'épaissit, devenant plus oppressant que jamais. Observant la tension consumer l'âme de son amie, Jaya prit la décision d'agir. Elle savait que si elle ne prenait pas l'initiative, Varvara, paralysée par la crainte de la réponse, resterait immobile dans l'incertitude.
— Vadim... j'ai quelque chose à te dire.
— Princesse... !
La panique se lisait clairement dans les yeux de Varvara, mais Jaya, d'un geste tendre, lui prit la main pour la rassurer. Doucement, elle la guida vers eux, réduisant la distance qui les séparait.
— Nous avons quelque chose à te dire. Tu connais Varvara depuis toujours, elle a toujours été dans ta vie, même si parfois, tu ne la remarquais pas forcément. Elle a vécu énormément de choses, tu sais, beaucoup de mauvaises... de souffrances. Elle m'a confié quelque chose, il y a longtemps. Et tu sais... Elle a besoin de ses proches et de sa famille pour la soutenir, désormais. Et sa famille, c'est nous. C'est toi.
Il resta silencieux, fronçant légèrement les sourcils.
— C'est ta sœur, Vadim.
Voilà, c'était dit ! Varvara, anticipant avec appréhension la réaction du prince, s'attendait au pire : il ne croirait jamais une telle aberration. Elle craignait une explosion de colère incommensurable ou des cris pour réfuter cette vérité accablante. Seulement, elle fut surprise de le voir étirer les commissures de ses lèvres en un sourire pensif.
— Je m'en doutais...
— Q-quoi... ? C-Comment ça ?
— J'ai déjà surpris plusieurs fois l'idylle de mon père avec la dame Omaima, quand j'étais plus jeune. Dans son bureau seigneurial, ou même ailleurs. Même si ça n'a jamais été dit, je me doutais que l'annonce de sa grossesse n'était pas fortuite. Je pense qu'une part de moi l'a toujours su. Et... je pense qu'une part de mon père le savait aussi.
Figée.
Varvara n'osait plus faire le moindre geste. Était-ce la réalité ? Ou était-elle en plein rêve ?
Avec douceur, Vadim pivota vers Jaya, qui berçait Messayah dans ses bras. Son regard se fixa sur l'enfant, et la vision de sa chère femme tenant ce bébé aux cheveux blonds, comme elle aurait pu porter Danil, lui pinça le cœur. Un sourire mélancolique ourlant ses lèvres, il s'avança et, avec une tendresse infinie, lui prit précautionneusement l'enfant des bras pour l'étreindre contre sa poitrine.
— Comment s'appelle-t-il ?
— Messayah.
Quel joli nom... Messayah Blanchecombe. Il le regarda longuement, analysant son visage rond et poupin, ainsi que le sourire innocent qu'il lui offrait. Deux petites dents, semblables à des grains de riz, se dévoilaient sur sa gencive inférieure toute rose. Ses grands yeux d'argent restaient fixés sur lui, comme s'il voyait pour la première fois un énorme ours en peluche. Messayah posa alors sa petite main dodue sur la mâchoire de Vadim, gloussant devant la texture piquante et hérissée de sa barbe.
Un tendre sourire dérida Vadim, à cette vue. Son cœur s'ouvrit aussitôt face à ce magnifique bout d'amour.
— C'est le fils de Leftheris, n'est-ce pas ?
Varvara baissa la tête, une aigreur remontant dans la gorge.
— Oui... malheureusement. J'ignorais qu'il était...
— C'est son portrait craché.
Elle leva un œil mouillé sur lui qui, captivé, ne lâchait l'enfant des yeux.
— Il ne devra jamais être au courant. C'est mieux pour lui. Il faut protéger ce trésor à tout prix... et je m'engage à le faire, moi aussi. Il est... bien trop précieux pour qu'on lui fasse du mal. De plus, j'ai cru comprendre qu'il avait trouvé un autre père.
Le trio se retourna et, scrutant au loin, observa Nerva en plein effort, s'affairant à empiler méticuleusement les caisses sur le pont du bateau voisin avec d'autres hommes.
— Oui... souffla Varvara. Nerva est bon avec moi, il m'aime et il aime mon fils... comme si c'était le sien. Et je l'aime aussi. Ça fait du bien de se sentir réellement importante pour quelqu'un.
Jaya lui offrit un sourire chaleureux, émue, puis posa une main sur son épaule.
— Tu l'as toujours été pour moi... belle-sœur.
Une larme solitaire glissa sur la joue de Varvara avant qu'elles ne se blottissent l'une contre l'autre, plus heureuses que tout. Jaya, reprenant Messayah, offrit à Vadim l'occasion de s'approcher et d'enlacer à son tour Varvara. Ce qu'il fit, après une minime hésitation. Celle-ci, surprise et un peu gauche au début, finit par accrocher ses mains avides de ce contact autour des épaules de Vadim, laissant couler davantage de larmes de bonheur.
Un titan cruel et mal jugé n'en était finalement pas un lorsque son cœur était plein d'amour.
— Nous sommes tout ce qui reste des Blanchecombe, désormais. Tachons de faire revivre notre lignée pour le meilleur.
— Oui... j'y tacherais aussi. Je vous le promets.
Plus que jamais, elle voulait en être digne. Digne de ce rang qu'elle pensait illusoire, digne de ce nom qu'elle pensait ne pas être le sien. Digne d'appartenir à cette famille qui, désormais, lui ouvrait les bras pour lui dire que jamais plus, elle ne serait seule.
❅
L'heure du départ avait sonné.
Les dernières cordes furent hissées, et les retardataires montèrent à bord. Le ciel promettait l'entame d'un voyage merveilleux vers Thénaraïm, loin des contrées ymosiennes qui avaient tant éprouvé les mages riseniens. Les ancres levées, les voiles gonflées par le vent, les navires s'élançaient désormais vers l'horizon, prêts à fendre les vagues.
Contre la coque du grand drakkar, Liloïa sautait joyeusement hors de l'eau en suivant leur chemin.
Agrippée aux rambardes de la proue, seule, Jaya observait les rivages de Glascalia s'estomper au loin, le cœur serré. Le vent, charriant les embruns, flirtait dans sa chevelure déployée derrière elle, venant se coller à son visage pâle et chagriné. Renoncer à tout, laisser derrière elle son passé, lui était si difficile. Son enfance, ses parents, son premier amour, ses échecs, ses peines, ses craintes, son fils... Chaque souvenir resurgissait, la rendant incapable de s'en détacher, malgré son désir de le faire. Leurs images restaient greffées à sa rétine.
Or, une présence réconfortante s'éleva dans son dos, la prenant affectueusement par les hanches. Elle savait que c'était lui... mais il lui était impossible de détourner son regard humide de ses terres natales qu'elle ne reverrait plus.
— Mëyrtania, il ne faut plus regarder en arrière.
Il prit sa main et la guida vers le pont du bateau, face à la mer. Face à l'astre diurne qui formait un rai lumineux absolument splendide au-dessus de cette infinie étendue océanique, au ras de la ligne du ciel. Ses yeux polaires étincelaient d'un éclat particulier, un scintillement qui ne provenait pas uniquement du reflet de l'eau, mais aussi des larmes qui y perlaient.
— Il faut regarder en avant. C'est là qu'est notre avenir.
Un avenir radieux comme le soleil saignait l'horizon. Cet horizon, où se mêlaient le bleu et l'orange dans une harmonie parfaite, leur promettait un renouveau empli de bonheur. Un bonheur si beau, un toujours dans l'éternité de ses rêves les plus audacieux. Oui... c'était là, leur destin.
Dans le sillage d'un adieu, où l'absence des êtres chers dessinait le sentier courbé de la mémoire, chaque pas vers l'inconnu était un acte qui enseignait que partir ne signifiait pas oublier, mais honorer nos racines en fleurissant à nouveau sous d'autres cieux.
La route vers la guérison serait peut-être longue et semée d'obstacles après tout ce qu'elle avait vécu, mais Jaya était prête à la parcourir avec son mari.
Car ils étaient ensemble, et c'était tout ce qui comptait.
Elle sourit doucement, essuyant ses larmes, lorsqu'elle sentit les bras musclés de Vadim l'entourer et nicher son visage dans son cou. Il y déposa un baiser, doux comme une promesse.
— Tout ira mieux désormais, tu verras, Mëyrtania. Garde seulement tes yeux ouverts sur l'horizon.
Elle ne doutait pas de lui, ni de sa parole qui rassérénait son âme. Tendrement, elle posa une main sur son avant-bras ferme et l'embrassa à travers le tissu de son manteau. Peut-être était-ce le moment propice pour lui annoncer ?
— Vadim ?
— Oui ?
— Je n'ai pas eu de rouge, ce mois-ci...
Leurs regards se croisèrent par-dessus son épaule. Il resta un instant figé, manifestement étonné. Jaya arbora un sourire timide face aux yeux gorgés de questions de son cher époux.
— Je ne savais pas vraiment comment te le dire...
Plus belle chose était-elle possible sur cette terre ? Ce sentiment enivrant de bonheur était-il comparable ? Lentement, un sourire ému prit vie sur les joues du blond. Un souffle de bonheur. Ce bonheur de savoir qu'ils allaient pouvoir goûter de nouveau à cette vie parfaite et tant souhaitée.
En glissant ses grandes mains autour du ventre de Jaya, Vadim lui fit cette promesse.
Ils allaient vivre...
Ils allaient s'aimer...
Loin de Glascalia, sur des terres plus clémentes.
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