VI
CHIMÈNE
Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ;
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
Sachant que je t'adore et que je te poursuis.
Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu'il faut que je perde, encore que je l'aime.
Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ :
Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard.
La seule occasion qu'aura la médisance,
C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu.
Pierre Corneille, Le Cid.
À Crèvecœur , le ** août 1626.
Tu es partie. Tu es partie. Tu es partie. Je suis en vie grâce à toi, et tu es partie. Je vais prendre les ordres, Louise-Gabrielle. Tu ne veux plus de moi. Je m'en vais me retirer du monde, car sans toi, je ne peux plus vivre. Adieu, alors.
Aramis d'Herblay.
À Paris, le ** octobre 1626.
Louise, où es-tu donc ? Je regrette, j'ai voulu prendre les ordres après ton départ, mais ta voix m'en a empêché. Il n'y a pas un endroit où je ne t'ai vue, tu me hantes comme tu hantes le cœur de tout homme. Pardonne-moi, Louise. J'ai voulu faire du zèle, j'ai voulu faire le fier. Je t'aime, Louise, tu es ma crise de foi. Pour toi, je mourrai, et si jamais je ne te reverrai, cela sera au Ciel.
Ton Aramis.
À Paris, le ** décembre 1626.
Louise, je crois t'avoir vue au Louvre, aujourd'hui. J'ai vu une femme aux cheveux de feu, et j'ai voulu aller la voir, mais je l'ai appelée et lorsqu'elle s'est retournée : ce n'était point toi. Je me perds dans les bras de Marie, car dans son étreinte je veux retrouver la tienne. Je ne sais point où tu es, je ne sais point si tu penses à moi, mais je pense à toi. Parfois, je regarde les étoiles en me disant que ce sont les mêmes astres que tu admires aussi.
Ton aimé.
À Paris, le ** janvier 1627.
La nouvelle année est là, et avec elle, aucun signe de toi. Oui, Louise, lorsque je t'avais dit "la seule pensée de vous, Louise, me dévore comme un péché que je n'ai pas encore commis" , je le pensais. Mais toi, lorsque tu m'as dit : "Vous me dévorez ; pas un jour ne passe sans que je ne pense à vous, sans que je ne veuille quitter ma vie ici pour vous. S'il vous plaît... Je vous aime. Je vous aime, je vous aime, je vous aime", le pensais-tu ? Je le crois, je choisis de le croire. Je prie chaque soir pour toi, avec ce petit livre d'heures que tu m'as offert. Il porte encore ton odeur. Je ne sais si tu reçois mes lettres, je l'espère. Je ne supporte la pensée de te savoir avec un autre, j'espère qu'il te traite bien. Tu sais que je suis à ton service, s'il te fait le moindre mal, écris et j'accourrai.
Ton aimé.
À Vaux, le ** février 1627.
Je vous prie, monsieur, de cesser de m'écrire. Votre destin n'est plus attaché au mien, et si toutes les paroles qui m'échappèrent il y a encore quelques mois étaient vraies en leur temps, elle ne le sont plus aujourd'hui. Je suis femme mariée et comtesse, Aramis. Je ne vous oublierai jamais, car vous avez apporté le réconfort à mon cœur dans un moment de désespoir, et je vis avec la certitude de vous avoir sauvé. Je suis partie car je ne voulais vous détourner de votre Chemin, vous ne l'avez encore pris. Est-ce l'amour que vous me portez ou une simple couardise ? Je pense que vous avez peur, monsieur. Vous n'avez point le courage de vous rendre corps et âme au Divin, car vous avez peur de ne point être aimé. J'ai entendu par les murmures de la cour que vous soupez avec beaucoup de femmes, tard le soir. Est-ce un message à ma destination, ou que vvus noyez votre chagrin dans des pâles copies de mon être ? Vous valez mieux que cela, Aramis. Ce n'est point celui que j'eus aimé à vingt-ans.
Louise-Gabrielle de Fontainebleau, comtesse de Vaux.
À Vaux, le ** mars 1627.
Pardonne-moi, Aramis. Je ne pensais ma dernière lettre, ou du moins point entièrement. Je t'aime, et t'aimerai toujours, mais je ne suis plus à toi. Tu vis dans mes souvenirs, mais je ne suis plus que cela, pour toi : un souvenir. Tu mérites mieux que moi, et tu le sais. Accomplis-toi, et oublie-moi, cela vaut mieux pour nous deux.
Louise.
Il déchira la lettre, mais regretta le geste immédiatement. En août, après son départ, il avait voulu se débarrasser des pétales de glycine qu'il avait gardé contre son cœur, dans la petite poche de sa chemise. Mais c'était la colère qui avait parlé, et il avait regretté son geste immédiatement, avant de descendre en trombes et tenter de les retrouver. Après son départ, il avait réellement voulu prendre l'habit noir, car s'il ne pouvait vivre avec elle, alors il vivrait dans le silence et le rachat de ses fautes. Mais d'Artagnan l'avait sauvé de cet acte infâme. Il lui avait apporté une lettre de Paris et une autre de Tours, toutes deux de Marie de Rohan. Elle ne l'avait trahi, ou oublié mais simplement exilée en Touraine par le Roi. Il avait encore au moins un amour, même si ce n'était plus celui de la passion. Il n'avait pas pleuré lorsque la balle l'avait atteint par surprise, il n'avait pas pleuré quand il se sentit condamné. Il n'avait pas pleuré lorsqu'il avait appris la mort de sa douce et tendre sœur, il s'était refusé aux larmes. La lettre était venue comme un déchirement, une autre balle dans son corps meurtri. Tous les souvenirs d'Hélène d'Herblay s'étaient ravivés par la fièvre. Il s'était souvenu de sa naissance, lorsque toute la famille pensa perdre l'enfant, une fille en plus. Mais elle avait survécu, mais elle avait survécu et s'était accrochée à la vie comme un marin à une épave. Aramis l'avait élevée et lui avait transmis son amour pour la lecture et les soieries. Ils avaient beaucoup monté au grenier pour jouer et se vêtir dans grands tissus pour imiter les nobles de la cour. Lorsqu'il fut envoyé au séminaire, Hélène venait le visiter aussi souvent que possible ; elle lui racontait les garçons qui faisaient palpiter son cœur, et lui rêvait aux jeunes filles et à la vie qui lui était empêchée. Elle lui faisait passer en secret des romans, et il découvrit l'Astrée à ses quinze ans, et se pensa en berger d'Arcadie épris des jeunes filles nubiles. "Celadon fut un de ceux qui plus vivement la ressentirent, tellement espris des perfections d'Astrée, que la haine de leurs parents ne peut l'empescher de se perdre entièrement en elle." Après son renvoi du séminaire, il continua à lui échanger des lettres, et elle fut mariée à un bourgeois bedonnant de Rouen. J'ai peur, lui avait-elle écrit. J'ai peur, Henri, s'il me bat ? Ou s'il me maltraite ? Je suis vendue pour le bon vouloir de mes parents, et j'ai si peur Henri, imagine si je tombe enceinte et si je ne survis pas ? Elle avait eu un premier enfant qui n'avait pas survécu les trois mois. Et à présent, elle était morte parce que son mari n'avait point compris qu'elle était trop jeune et trop fragile.
Il avait voulu pleurer lorsqu'il avait partagé cette nuit avec Louise-Gabrielle. Jamais tant il n'avait vu femme si belle, si grande, si douce, si parfaite. Il lui avait semblé apprendre de nouveau l'Amour avec elle. Il la voulait pleinement et entièrement, il voulait se donner à elle pleinement et entièrement. Il avait professé son Amour, et c'était la première fois qu'il pensait et ressentait ces mots : je t'aime. Il avait voulu pleurer de bonheur et de douleur, de la savoir enfin, à jamais ici avec lui, unie par la chair et les sentiments. Il se souvenait de cette nuit comme d'un tableau ; il avait mémorisé la moindre sensation, le moindre mot, la moindre respiration, le moindre plaisir. Jamais il n'avait autant aimé le corps d'une femme, jamais il n'avait autant aimé une femme. Quand d'Artagnan vint le retrouver, il ne se résolut à lui expliquer ses maux, et la nouvelle de la duchesse de Chevreuse le contenta un temps. Il garda de son épaule une cicatrice profonde et blafarde qui parcourait son torse et son dos. Louise-Gabrielle avait tenté de retirer les éclats de balle et de recoudre, mais il reçut néanmoins la visite d'un médecin de Paris déjà payé qui refusa de donner le nom de son maître. Aramis avait supposé qu'il s'agissait du dernier geste de son amante à son égard. Lors de ses nuits de garde au Louvre, il avait tenté de s'enquérir à son sujet, mais personne ne savait ce qu'il était advenu d'une petite noble de province. Un soir, par bonheur, il entendit prononcer son nom : elle était devenue comtesse de Vaux, et résidait dans un petit château à quelques lieues de Melun. Il lui envoya toutes ses lettres dans l'espoir d'au moins la savoir en vie. La première vint comme un couteau sous la gorge, mais au fond de lui, il n'était pas surpris : ce n'était que ce qu'il méritait. Le soir où il l'avait reçue, il était en compagnie d'Athos ; Porthos et d'Artagnan étaient de garde au Louvre. Il avait été troublé et il avait senti la honte et le chagrin lui monter jusqu'aux joues. Il avait alors demandé à son compagnon de l'excuser, mais il resta.
❝ Qui est donc celle qui blesse votre cœur ce soir, mon ami ? Ce ne sont point des phrases de Saint Augustin qui vous troublent, inutile de me le dire.
— Vous allez vous moquer de ma naïveté, Athos.
— Jamais, enfin ! Vous êtes mon plus cher ami, Aramis, et jamais je ne vous désobligerai. J'ai pour vous un profond respect et une réelle affection. Je suis presque blessé par votre manque de confiance en moi. Maintenant, parlez, car je vous sens lourd de désespoir.
— Vous souvient-il en mars de l'an passé, lorsque au Luxembourg je ramassai le mouchoir d'une belle dame ?
— Oui, et je me permets mon cher, de vous faire remarquer que vous aimez les mouchoirs délicats de femme.
— Taisez-vous donc ! dit Aramis avec un léger sourire. Cette femme est l'élue de mon cœur, je la rencontrai d'abord en juin 1625, et jusqu'en mars de l'an passé, j'errai pour elle. Figurez-vous, je ne savais son nom, ni son visage véritable. Au Luxembourg, Dieu la plaça sur mon chemin, et je pensai l'avoir jusqu'à la mort de l'un ou de l'autre. À celle de mon père, à Rouen, je la vis et nous partageâmes notre premier baiser. Oh, Athos, qu'elle est belle, qu'elle est douce, elle est... La raison pour laquelle je respire, pour laquelle je me lève le matin et je me couche le soir.
— Même maintenant ?
— Même maintenant. Lorsque je fus blessé, je lui écrivis : elle vint. Ce fut elle qui me sauva, et nous connûmes l'union parfaite -
— Mais à présent, elle est mariée ?
— À présent, elle est mariée, et ne veut plus de moi. Que dois-je faire, Athos ? Si je prends le noir, alors je la perd, mais si j'attends, elle m'est déjà perdue.
— Mon doux Aramis, vous savez comme moi que des vœux se brisent, aussi purs soient-ils. Rien ne vous empêche de rentrer dans les ordres et d'en sortir si quelque malheur vient frapper son époux. Savez-vous qui est-il ?
— Je crois qu'elle est comtesse de Vaux.
— Comtesse de Vaux parbleu ? Elle est l'épouse du comte Thomas ! C'est un ami que je connus lors de mon éducation militaire. Il a environ mon âge, tendre et séduisant. Mais ne vous tourmentez point, Aramis. Elle sait que vous l'aimez.
— Mais Athos, commença Aramis, je me fiche de savoir si elle m'aime, je veux simplement vivre avec elle.
Il ne put contrôler ses larmes comme à son habitude, et ses beaux yeux bleus se tintèrent de rouge. Il laissa sa tête choir sur l'épaule de son ami et sanglota doucement. Athos l'entoura de ses bras, et garda son menton sur la tête d'Aramis.
— Aramis, ne pleure pas, je t'en supplie. Tu es trop bon pour elle, je ne t'ai jamais vu ainsi.
— Mais tu ne peux comprendre, tu n'as jamais senti tout ton être transporté vers une femme.
— Si, mon ami, je te comprends, comme je te comprends. Mais parle-moi d'elle, comme ça, le temps de notre échange, elle vivra avec toi. Qu'est-ce qu'il fait que tu l'aimes ?
— Tout. Quand je l'ai vue pour la première fois, au bal, elle était vêtue de bleu et de jaune. Les tissus semblaient venir de sa peau même si bien qu'elle paraissait presque nue. Plutôt, je l'entendis rire avant même de la voir. La salle était si bruyante, mais ce fut la seule chose que j'entendis. C'était une mélodie, une musique que je voulais entendre jusques à l'éternité. Et sa voix, sa voix... C'est une voix chaude, douce, tintée, qui connaît les vers de Pétrarque et Du Bellay par cœur. Elle est si belle, rousse, avec des yeux verts qui semblent gris, des grandes lèvres rouges et des petites dents blanches. Des taches de rousseur constellent son visage, et des petits grains de beauté sont cachés sur ses joues et entre ses lèvres. Ses lèvres... Sont une nouvelle communion, une nouvelle eucharistie. C'est un élixir de jeunesse, une hostie dans laquelle je me saoule jusqu'à l'ivresse de mort. Elle est belle, mais intelligente, et d'un corps qui ressemble à ces statues grecques. Je suis un Pygmalion épris de Galatée, cette fois pourtant, Aphrodite n'existe pas pour venir me sauver. Ses mains sont blanches et douces, elle sent la glycine, le jasmin et le lilas. Oh, Athos, comme je l'aime. Je me damne pour elle, car je ne sais quoi faire d'autre. Je me noie dans son corps, dans la chaleur de ses étreintes, et la cicatrice qui constelle mon épaule est là pour me rappeler que je lui dois la vie. Je veux sentir à nouveau ses mains sur ma poitrine, sentir son corps contre le mien. Je veux l'aimer et m'égarer, je veux m'unir à elle dans la chair et dans l'âme, porter jusque dans mon propre corps la marque de son existence. Et elle ne veut plus de moi. Je n'ai plus qu'à rêver d'elle, Athos, et à revivre cette nuit à l'infini. À chaque fois que je ferme mes yeux, je la vois. Je l'ai toujours vue. Même si à présent, elle ne m'aime plus, même si je la quitte en sachant qu'il n'y a plus une place pour nous dans mille Enfers car elle ne m'aime plus, je l'attendrai.
— Mon ami, va dormir, et rêve d'elle. ❞
Aramis sourit doucement à son ami et prit congé. Il se retira dans sa chambre tandis qu'Athos somnolait sur un petit fauteuil en attendant leurs compagnons. Le jeune homme frissonna en se déshabillant. Ses belles mains tremblèrent lorsqu'il déboutonna sa chemise et ses chausses, et ses vêtements de damas et de lin tombèrent au sol. Il s'observa nu devant le miroir, et il se trouva beau. Il l'était, d'une façon séduisante et galante, avec ses longs cheveux blond foncé et bouclés, sa fine moustache juste au-dessus de la lèvre supérieure. Ses yeux étaient d'un bleu froid, comme la mer durant une tempête, gris dans la colère. Sa peau était blanche et pâle, rosée aux joues et aux oreilles, constellée par endroits de taches de rousseur effacées. Il était grand sans être immense, le plus petit de sa troupe d'amis ; il était bien bâti et musclé, avec des poils blonds sur le torse, les bras et les jambes. Non, il se trouvait beau. Il avait deux grains de beauté sur chaque joue, dissimulés parfois par un peu de poudre, par pur effet de galanterie. Il sentait l'amande, le jasmin et le cuir, et un peu de poudre de mousquet venait parfois se loger sur le bout de ses mains. Son sourire était doux et sensible, et ses lèvres roses découvraient parfois des petites dents blanches et délicates, bien plus soignées que tout homme de son temps. Et sur son épaule, cette cicatrice. Il vint promener ses doigts sur la chair abîmée. Elle était venue comme un signe de Dieu lui rappeler qu'il était mortel, et trop orgueilleux. Elle était encore douloureuse par endroits, mais la douleur se transformait en plaisir en imaginant Louise-Gabrielle promener ses propres doigts dessus, en imaginant son souffle près de son oreille, et de savoir que c'était à elle, et elle seule qu'il devait son salut. Il continua à tracer le contour de la cicatrice jusqu'à l'extase de la souffrance, mais elle ne vint pas : il était seul. Il lui sembla alors remarquer qu'elle formait comme une paire d'ailes, comme une colombe prête à s'envoler. Si j'avais des ailes... Mais j'ai été Icare, et elle le Soleil qui les a brûlées. Je veux m'approcher trop près et me faire consumer éternellement. Il soupira enfin et passa des chausses de nuit. Il s'assit sur son grand lit en damas bleu pâle – sa couleur favorite – et ramena ses jambes contre sa poitrine, avant de poser la tête sur ses genoux. Le feu s'éteignait peu à peu, comme son amour. Il ne sut pas vraiment quand il s'endormit, et comment, et ce qu'il avait rêvé, mais à l'aube, il avait entre ses mains les lettres de Louise-Gabrielle, et les quelques pétales séchés de glycine. Non, il l'aimait trop pour vivre sans elle.
Il advint pour lui un miracle : une mascarade était organisé au Louvre par le Roi et la Reine. En tant que mousquetaire de sa majesté, il était convié. L'argent manquait et il n'eût que d'autre choix que de reprendre son costume du fatidique bal de juin 1625. Il lui seyait encore, mais les coutures étaient passées et les dorures un peu fanées. Il s'attela à l'affaire un soir de mai, la mascarade devait avoir lieu quelques jours après. Il n'aimait pas coudre, car il se piquait souvent les mains et saignait parfois, mais dans le geste, il crut revoir sa sœur à ses côtés. Il crut l'entendre de nouveau, lui dire de se concentrer car il allait trop vite, ou qu'il manquait parfois un point. Il avait cherché un peu de solitude loin de ses amis, car malgré tout l'amour qu'il leur portait, Aramis était un enfant du silence. Toute une nuit durant il travailla pour garder l'esprit occupé, car derrière la joie de paraître en société et de danser, il savait que la comtesse de Vaux ferait partie des invités. Il avait achevé son costume à temps, et lorsque le soir vint, il savait qu'il attirerait sur lui les yeux de la cour, mais surtout, c'étaient les yeux de Louise-Gabrielle qu'il désirait. L'air de la nuit ne vint pas le faire broncher lorsqu'il parut dans l'immense salle de bal, et qu'il entendit des soupirs et respirations s'entrecouper. Aramis était paru vêtu d'un pan de soie bleu et jaune drapé de son épaule gauche à ses jambes, laissant entrevoir son torse et sa cicatrice, d'où partaient des fils dorés semblables aux rayons du soleil. Des voiles dorés couvraient pudiquement ses hanches jusqu'à ses genoux, et des sandales de la même couleur venaient serrer ses mollets. Il avait en guise de masque un voile de gaze orangé, trimé par des fils d'or et des plumes assorties. Il chercha du regard la salle, désespéré d'apercevoir le visage familier de son cœur. Il crut revivre la scène de son amour, car il entendit son rire avant même de la voir, et lorsqu'il se retourna, elle était là, devant lui, belle comme le jour, toute vêtue de couleurs pêches et roses, deux ailes de dentelle dans le dos. Elle était un ange ! Elle était son ange. Elle était aux bras d'un immense jeune homme d'une vingtaine d'années aux cheveux noirs, qui semblait un portrait ressemblant du Roi lui-même. Lorsque Louise-Gabrielle posa ses yeux sur Aramis, elle le reconnut, et son corps se mit à trembler, à vibrer, à être irrésistiblement attiré vers lui. Puis elle remarqua la cicatrice et rougit sous son masque. Comme elle le désirait en cet instant ! Comme elle voulait être dans ses bras, ses mains sur son corps, sa poitrine, sa gorge, comme à Crèvecœur, être à lui, pour lui, dans la plus grande vérité de la nature ! Il regarda Claude d'un œil noir et celui-ci, confus, s'excusa et les laissa. Il y eu plusieurs secondes de silence car ni l'un ni l'autre ne savait quoi dire. Je t'aime, et je suis désolée de t'avoir abandonnée, il ne passe pas un instant sans que je ne veuille t'appeler, dire ton nom, le hurler, et sentir tes mains sur ma peau ? Je t'aime, et j'ai été idiot, tu es une femme mariée à présent, et il est de mon devoir de te laisser, même s'il coûte à ma vie, car elle commence et s'achève avec toi ?
❝ Vous souvient-il, madame, de notre première rencontre ?
— Je m'en souviendrai toujours, Aramis.
— Accepteriez-vous cette danse ?
— Mon mari n'est point ici, bon seigneur. Vous le pouvez à votre aise.
— Aussitôt marié qu'il vous quitte ? Vous êtes donc une épouse délaissée ?
— Ne prenez pas tant confiance, Aramis. Mon époux est à La Rochelle, sur ordre du Cardinal, votre ennemi. Il observe des mouvements de troupes anglais. Je suis comtesse à présent, avec un domaine à gérer.
— Vous traite-t-il bien, au moins ?
— Comme un époux prévenant et doux.
Aramis était si proche de Louise-Gabrielle qu'il pouvait entendre les battements de son cœur, sentir son souffle, se noyer dans son odeur. Il pensait qu'elle ne l'aimait plus ; elle pensait qu'il la haïssait.
— Madame, l'on joue une volte. Accepteriez-vous de la danser avec moi ?
— Je ne pourrai rêver de meilleur partenaire.
Il s'inclina devant elle et lui prit la main pour la conduire au centre de la salle. Loin, loin autour d'eux, les murmures de la cour. C'est l'un des mousquetaires du roi, et la jeune comtesse de Vaux ! Mais où est donc son époux, seigneur et maître ? Danser une volte avec un soldat, c'est s'afficher en putain. N'a-t-elle point honte ? La musique s'installa, et le monde plongea dans les ténèbres. Il n'y avait qu'eux. Elle ne put détacher son regard de lui, et lui d'elle. À chaque petit saut, une bouffée de désir vint envahir de la jeune comtesse. Elle aimait danser tant, et danser avec lui.
— Je peux aller les faire taire.
— Non Aramis, je n'en ai cure. Car, murmura-t-elle alors qu'il s'approchait d'elle pour la porter en l'air, tout ce que je vous avais dit est et restera vrai jusqu'à mon trépas.
Il la prit alors dans ses bras, une main sur la taille, une main sur la cuisse, et la fit sauter, avant de la retrouver dans ses bras. Elle s'appuyait sur son épaule blessée, et la douleur revint à l'extase. Lors du deuxième saut, ses ailes tremblèrent et des larmes vinrent noyer ses beaux yeux gris et verts. Lors du troisième saut enfin, il l'attira contre elle.
— Vous me voulez toujours dans votre vie ?
— Et vous ne haïssez point ?
— La seule pensée de vous, Louise, me dévore comme un péché que je n'ai pas encore commis.
— Aramis, je...
Et lorsque la danse s'acheva dans les applaudissements et les médisances, elle s'enfuit comme un ange honteux. Elle traversa plusieurs salons jusqu'à s'enfermer dans une petite bibliothèque. Elle se lova contre un mur et tenta de calmer sa respiration haletante et la chaleur qui enfermait son corps. Seule un petit chandelier éclairait la pièce, et les ombres des flammes se déplaçaient sur les tapisseries comme des monstres prêts à la dévorer. Elle passa les mains ses cheveux puis lissa sa robe. Elle balaya ses yeux pour faire cesser les larmes, mais elles ne s'arrêtaient point. Elle fixa son regard sur les ombres, les monstres, les formes de la tapisserie qui narraient les amours fâcheuses d'Hélios et Leucothé. Leur hymen, leur amour, leur perte.
— Louise, êtes-vous ici ?
— Partez, Aramis, je vous en supplie. Partez.
Mais il ne partit point. Il poussa la porte avec délicatesse et vint s'approcher d'elle. Il n'osa pas la toucher de peur de la briser, de peur de succomber au péché de nouveau. Il s'agenouilla devant elle, et la regarda, ses yeux aussi brillants de larmes. Elle baissa la tête et lui tendit la main. Il vint la porter à sa joue, puis à ses lèvres. Il embrassa la paume, puis le poignet, puis le bras. Il se releva, et tomba dans ses bras, une main le long de ses cuisses, l'autre dans son dos. Elle se dégagea doucement pour lui caresser le visage et lui pincer les oreilles. Il rit faiblement, et elle se pencha sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Ses lèvres étaient brûlantes, toujours ce vin d'amour, ce vin d'un hyménée incertain et désolé, un remède contre l'agonie. Il descendit doucement vers son cou, et ses lèvres sur son petit grain de beauté à la naissance de la gorge et y plaça sa main. Elle l'enlaçait si fort, autour de son corps qui souffrait de désir, d'amour et de passion. Il descendit encore, vers sa poitrine, avant de s'arrêter.
— Je peux...
— Continue, souffla-t-elle, continue, ne t'arrête jamais.
Il releva la tête et l'embrassa une nouvelle fois avant de s'enivrer de sa poitrine. Il dessina des petits ronds de son pouce, avant d'y poser ses lèvres. Louise-Gabrielle l'attira vers elle, et Aramis commença à descendre ses mains pour lui soulever ses jupes.
— Tu es sûre ? demanda-t-il une dernière fois.
— C'est toi que je choisis, Aramis. C'est toi que je choisirai, je préfère subir mille Enfers avec toi qu'un Paradis seule. C'est à toi que je veux donner éternellement mon corps, mon plaisir, mon âme. En faisant ainsi, je choisis, je te choisis. Je pense que j'aimerais mon époux, mais point comme je t'aime toi. C'est toi que je choisis, jusques à l'éternité. Je le redis éternellement, car je ne sais quand je pourrai te le murmurer encore et encore : je t'aime, et t'aimerai toujours, Aramis d'Herblay. J'aime ton sourire, j'aime ton corps, j'aime ce que tu me fais ressentir lorsque tu me touches, j'aime ton incertitude, j'aime ta passion, j'aime ta voix, j'aime ton odeur, j'aime ton doute, j'aime ta culpabilité, j'aime ta tristesse, j'aime ton ambition. Je t'aime pleinement et entièrement, je t'aime dans toute ta faiblesse.
Il la serra doucement contre la tapisserie, et souleva un à un ses jupons. Elle lui souleva les pans de soie qui constituaient ses bas, et ils commencèrent à ne faire qu'un. Le désir la prit subitement, sans avertissement, et étouffa dans le cou d'Aramis des gémissements de plaisir. Plus fort, plus fort, lui chuchota-t-elle, et il s'exécuta. Il laissa errer sa bouche, ses lèvres, sa langue sur son cou, et il voulait la boire, l'avoir entièrement dans son être jusqu'à consumation. Il commença à ralentir mais ses mouvements de bassin se firent plus longs, plus profonds. Louise-Gabrielle l'enserrait, et ses ongles venaient griffer le dos de son amant, mais il ne bronchait pas, car il aimait la douleur, il aimait sa douleur. Les ébats avec Thomas n'étaient pas aussi passionnés. Il était bon amant, et elle ressentait avec certitude du plaisir, mais elle ne ressentait pas de la passion, pas cette douleur du corps, cette douleur au bas-ventre, cette douleur qui demandait à être comblée, apaisée et aimée. Il continua et mesure que ses saccades se firent plus intenses, il laissa ses mains glisser vers la poitrine de son amante, et serra l'un et l'autre de ses seins, serra sa taille, son cou, ses seins à nouveau. La mort de l'étoile, le constellement et le fourmillement les prirent tous deux alors, et il s'effondra dans ses bras. Ils avaient le souffle court et le corps palpitant.
— Moi aussi, je t'aime, dit-il enfin. Je ne veux pas me séparer de toi, mais je dois te laisser partir.
— Continue à m'écrire, Aramis. Et si jamais tu décides de rentrer dans les ordres, tu penseras à moi en priant Dieu. Je ne pensais pas ma lettre de février, j'étais en colère, j'étais en colère contre moi-même aussi. Non, tout ce que je t'ai dit la dernière fois est vrai.
— Je ferai tout ce que tu me demandes, mon ange.
— Mon ange ?
— Oui, ne te rappelles donc-tu pas ? "Et l'homme peut-il donner à l'homme l'intelligence de ces mystères de gloire ? L'ange à l'ange, ou l'ange à l'homme ?" Tu es l'ange, et je suis l'homme. Même aujourd'hui, tu es un ange. Tu es mon ange, ma joie, ma déesse, mon âme.
— Je suis ton ange. J'aime cela. Toi, tu es mon secret, ma fortune, mon aimé, mon Phoebus. Et ta cicatrice, tu ne souffres point trop ?
— Si, mais elle me rappelle ta présence.
— Et si je fais comme cela, fit-elle en promenant doucement ses doigts sur les filaments dorés, puis elle se pencha pour l'embrasser et y passer par endroits sa langue, et si je fais comme cela, tu te rappelles ma présence ?
— Toujours, répondit-il dans un rire affectueux. Mais si tu continues, nous allons devoir recommencer, car mon ardeur n'est pas totalement étanchée.
— Eh bien monsieur le mousquetaire ! Je ne vous savais pas aussi fougueux !
— C'est parce qu'avec toi, je suis toujours disposé à l'amour, et il l'embrassa. ❞
Elle repartit au petit matin. Ils s'étaient promis de s'écrire, à défaut de s'aimer complétement. Thomas rentra pour quelques semaines à Vaux, et Louise-Gabrielle apprenait à le connaître et à avoir de l'affection pour lui. Aramis rentra à ses occupations militaires. Il n'échangea plus avec Athos au sujet de son amante mais son ami s'était aperçu du changement produit en lui et du nouvel épanouissement qui fleurissait. Mais le malheur survint lorsque George de Villiers, duc de Buckingham et amoureux secret de la reine débarqua ses troupes à La Rochelle pour soutenir la population protestante. Les mousquetaires furent appelés en septembre, et Thomas aussi. Lorsqu'il lui fit ses adieux, Louise-Gabrielle sentit son cœur se renverser. Elle avait pleuré, il est vrai, car elle développait des sentiments pour lui, une naissance d'amour, certes amputée, mais véritable, et il avait été toujours et tolérant, gentil et bon avec elle. C'était lui qui avait envoyé un médecin soigner Aramis, et il n'avait rien dit sur les murmures qui avaient pu s'entendre à la cour après le bal de mai. Il avait toujours était patient et comprenait que le cœur de son épouse n'était point encore libre pour lui. Louise-Gabrielle avait beaucoup pleuré, et Thomas l'avait doucement embrassé sur le front. Elle lui avait donné une mèche de ses cheveux. Je serai toujours un peu avec vous. Lorsqu'il s'était éloigné, la laissant seule devant son château, elle avait couru à sa suite et l'avait enlacé une dernière fois. Faites attention à vous, Thomas. Ne mourrez point. Ne vous inquiétez pas, ma douce épouse. Je reviendrai pour vous. Vous me le promettez ? Je vous le promets. Écrivez-moi, je vous en supplie, que je vous sache vivant. Cette fois-ci, il était parti, un an seulement après leur mariage. Si elle n'abandonnait, alors c'était à elle d'être abandonnée. Le soir, après son départ, elle s'était repliée sur elle-même dans son grand lit qui semblait maintenant si vide. Elle était restée ainsi, allongée, en boule, les yeux rivés sur le plafond, à ravaler ses larmes. Elle avait besoin de quelqu'un, de bras autour d'elle, quelqu'un pour la rassurer, pour lui dire que tout irait bien, pour lui dire : tout ira bien, parce que je t'aime. Et dans cet instant, elle comprit qu'elle n'avait pas eu le temps de le dire à Thomas, même sincèrement. Toute cette nuit-là, elle pleura en silence dans son grand lit désert, loin de tout homme, loin de toute figure aimée. Elle n'en sortit point pendant plusieurs jours et refusa même de s'alimenter. Ses suivantes s'inquiétaient mais comment résister à la parole de la maîtresse de maison ? Elle reçut durant le courant de septembre deux lettres, de ses deux aimés, et elle se sentit soulagée un instant.
À La Rochelle, le ** septembre 1627.
Ma douce épouse, je prends le temps de vous écrire quelques lignes entre deux assauts anglais. Je suis bien vivant, et nous sommes envoyés à Saint-Martin de Ré pour contrer le débarquement anglais. Je ne suis point seul : votre cher ami Claude de Rouvroy de Saint-Simon est à mes côtés.
Je pense toujours à vous, ma douce épouse.
Thomas de Vaux.
À Saint-Martin de Ré, le ** septembre 1627.
Mon ange, ma joie, ma déesse, mon âme, je suis bien seul sans toi. Athos et Porthos sont encore à La Rochelle, d'Artagnan... vadrouille. Nous allons recevoir des renforts dans les jours qui viennent. Prie pour nous, j'espère que nous vaincrons. Je te baise les mains et le corps.
Ton secret, ta fortune, ton aimé, ton Phoebus.
Les renforts arrivèrent le 10 octobre. Aramis se battait depuis les maigres fortifications. Il supervisait le commandement des mousquetaires du Roi déployé dans le petit village de Saint-Martin. Chaque soir, il priait sur son petit livre d'heures en velours bleu et dentelé d'ivoire, il priait pour son Salut, pour sa survie, la victoire de la France, et pour Louise-Gabrielle. Même si dans son amour, il priait pour finir ses jours avec elle, il priait pour son bonheur, lui à ses côtés ou non. Sous le feu constant, il se faisait à l'idée de n'obtenir d'elle que son amitié, sa présence, mais être un tiers dans une relation où il n'avait pas d'emprise. Les hommes qui vinrent l'aider étaient une cinquantaine. Ils ne se parlèrent pas beaucoup, parce qu'ils n'avaient jamais le temps ni l'envie. Aramis avait emporté avec lui un petit carnet de cuir dans lequel il écrivait. Il ne savait pas vraiment quoi écrire, à part des mots passionnés pour son amie. Le soir, il buvait jusqu'à une bouteille entière de vin seul, dans son désespoir. Il détestait la mort et il détestait le combat. Tuer des gens n'était pas dans sa nature, et à chaque vie prise, il se signait et priait pour le cadavre roidi à ses pieds. Dans ces instants, il désirait revenir vers la religion. La douleur physique n'était rien face à la douleur spirituelle. Le 14 octobre, Aramis trouva parmi les membres de son régiment le jeune homme qu'il avait aperçu aux côtés de Louise-Gabrielle. Il était toujours à accompagner un homme aux cheveux noirs, très grand et musclé. Il parlait avec assurance et une sorte de grande bonté dans la voix, une gentillesse véritable et une autorité innée. Lorsque le mousquetaire l'avait entendu pour la première fois, il avait voulu aller se confier en lui, l'entendre parler et conforter cette présence rassurante. Il ne parvint pas à lui parler avant la nuit du 15 au 16. Ils avaient été délégués tous deux à la surveillance d'une tourelle nord-ouest face à la mer. Ils avaient commencé à partager une bouteille de vin et quelques bouts de pain. Ils n'avaient vraiment parlé, au début. Puis l'homme rompit le silence en premier, lorsqu'il vit Aramis prier sur son petit livre d'heures.
❝ D'où venez-vous, mon ami ? Vous êtes un fort dévot.
— Je prie car de je déteste tuer des hommes. C'est... un livre de prières qui m'a été donné par une personne qui m'est chère.
— Famille ?
— Non, fit Aramis en rougissant.
— Oh, je vois ! Et quelle est donc cette femme qui a conquis votre cœur de galant ?
— C'est une femme belle, mais surtout intelligente. J'aime tout chez elle, son visage, son corps, sa voix... Son amour des lettres et de l'histoire, mais elle n'est plus à moi, mariée à un comte je crois. Je dois la laisser. Et vous ? Je vois que vous êtes marié.
— Depuis un an seulement, et j'aime mon épouse tendrement, même si elle ne m'aime pas encore entièrement. Elle a connu une passion avant notre union, avec un de vous aussi, un mousquetaire. Mais je ne peux l'en blâmer, elle est jeune. Mais lorsque vous aimez quelqu'un qui ne vous aime en retour, le quotidien est long.
— Un mousquetaire ? Peut-être que je le connais.
— Elle ne m'a jamais dit son nom, mais je crois qu'il se destinait aux ordres. Je crois qu'il venait de Rouen, dans ces environs. Il était chevalier de... Moret ? Hulay ? Non, je ne sais plus.
— Oh. Oh.
Aramis remercia l'obscurité pour cacher l'ardeur qui vint s'emparer de son corps. C'était donc là l'époux de son amante ? Et elle ne l'aimait point ? Ses entrailles entières fondirent en cette seule phrase. Il voulut s'agenouiller et remercier le Ciel. Merci, merci mon Dieu, Vous êtes bon et et Grand. Merci, mon Dieu.
— Mais je suis chanceux. Regardez, elle m'a offert ce petit médaillon, une boucle de ses cheveux.
Thomas ôta de son cou une petite chaîne en or d'où pendait un petit médaillon brun. Il l'ouvrit avec délicatesse : à l'intérieur, un portrait et la mèche de cheveux.
— Comment se nomme-t-elle ?
— Louise-Gabrielle, c'est une jeune enfant de Fontainebleau. Je ne vous ai jamais demandé votre nom, mon ami.
— Aramis d'Herblay, et vous ?
— Thomas de Vaux. D'Herblay, vous dites ?
— Oui, répondit-il incertain.
Il sut à la question de Thomas qu'il avait compris. Le comte fut pris d'un malaise, car il comprit l'amour de son épouse. Il n'était pas jaloux, simplement triste, car ce jeune homme était beau, séduisant et doux. Il comprenait pourquoi elle était attirée par lui, et non point un mari de dix ans son aîné.
— J'espère que vous pourrez la revoir, je suis sûr qu'elle vous aime.
— Et moi aussi.
La balle vint trop rapidement. Seule la nuit les éclairait mais des tirs de canons se rapprochaient, et se rapprochèrent, et l'un toucha la muraille derrière eux. Aramis et Thomas sautèrent ensemble pour éviter les gravats et les pierres. Thomas se releva à peine et il fut touché. Tout arriva si vite. Thomas retomba au sol devant Aramis, et il fut éclaboussé de sang. Frappé d'horreur, Aramis se pencha sur lui, et lui dégrafa son armure pour le laisser respirer.
— Aramis, Aramis, je sais que c'est vous, murmura Thomas.
— Ne parlez pas, s'il vous plaît. Quelqu'un ! Quelqu'un ! Le comte de Vaux a été touché ! hurla le mousquetaire.
— Non Aramis, je vais mourir. Écoutez-moi, je vous pardonne. Je vous pardonne. Elle vous aime, elle vous aime. Allez la voir, Aramis. Dites-lui que je l'aime, et que je lui donne ma bénédiction pour vous épouser. Dites-lui, Aramis.
— Thomas, vous allez survivre, vous irez lui dire vous-même, car je suis sûre qu'elle vous porte dans votre âme. S'il vous plaît, Thomas.
— Aramis, dites à Louise-Gabrielle que je l'aime, et qu'elle peut vous aimer. Tenez, fit-il en levant difficilement la main vers son cou, prenez ce médaillon. Vous savez ce qu'elle m'a dit quand je lui ai donné ? Je serai toujours un peu avec vous. Elle sera toujours un peu avec vous. Dites-lui que je l'aime, dites-lui qu'elle est libre. ❞
Il tenta de redresser la tête mais ne put que cracher du sang. Aramis essaya d'éponger la blessure mais il fut trop tard. Le comte Thomas de vaux avait expiré au matin du 16 octobre 1627 dans les bras d'un homme qu'il aurait du haïr. Claude de Rouvroy de Saint-Simon chargea Aramis de rapatrier son corps auprès de son épouse. Le siège de Saint-Martin n'était point achevé encore mais en tant que pair du royaume, le comte devait reposer dans le caveau de sa famille. Le jeune favori de Louis XIII envoya une lettre à Louise-Gabrielle, comtesse de Vaux, pour la prévenir du trépas de son époux et de la venue d'un mousquetaire du Roi pour lui remettre le corps. Il ne précisa point son nom. Elle ne crut pas à la lettre, d'abord. Quand on la lui donna, elle pensa à Aramis en premier ; lorsqu'elle la lut, elle voulut se frapper, hurler car elle avait d'abord pensé à son amant et non à son mari. Elle se détestait car elle l'avait trompé au lieu de chérir sa tendresse et son amour. Elle se détestait, elle se détestait, elle se détestait... Elle restait prostrée dans son grand lit si froid et si vide, sans sortir, sans manger, dans sa chemise de nuit, presque nue. Elle priait jusqu'à l'évanouissement, et elle se détestait. Elle n'avait pas été une bonne épouse, elle avait été une putain, et les murmures lors du bal de mai avaient raison. Elle n'était qu'une putain. Elle pleura jsuqu'à ce que les larmes ne vinrent plus. Elle ne put pleurer. Elle n'y arrivait plus. Elle se détestait. Elle hurlait dans son sommeil, et chaque rêve était une torture, un supplice. Elle se détestait. On lui annonça un soir l'arrivée d'un mousquetaire. Il ne lui pas à l'esprit que ce put être Aramis. Il était aminci, le visage sale et cireux. Ses vêtements étaient noirs, elle était restée vêtue de sa chemise de lin blanc. Et dans la douleur perverse de sa condition de femme destinée au péché, elle ne le trouva jamais aussi beau qu'en cet instant. Il s'était avancé vers elle, et elle remarqua à son cou une chaîne en or. Il s'inclina.
❝ Madame la comtesse, je viens apporter la dépouille du seigneur votre époux.
— Merci, monsieur.
— Madame, reprit Aramis, la gorge serrée, j'étais présent lorsque votre époux a trépassé. Il m'a confié ses dernières paroles.
— Savait-il...
— Non, mentit Aramis. Il m'a dit à quel point il vous aimait, à quel point il avait aimé ses mois avec vous. Il m'a dit : Dites à Louise-Gabrielle que je l'aime, dites lui que je l'aime. Ses derniers mots furent pour lui...
— Monsieur...
Elle se laissa choir dans ses bras. Elle ne se souciait plus des serviteurs qui pouvaient médire : elle était veuve, seule, extrêmement et totalement seule.
— Louise-Gabrielle, souffla Aramis, vous êtes libre. Vous êtes libre. Vous... Nous pouvons...
— Aramis, dit-elle la gorge nouée, je suis veuve.
— Vous ne l'avez jamais aimé.
Le soufflet arriva aussi vite que la balle quelques jours auparavant. De ses maigres force, elle l'avait giflé, et dans toute la cruauté perverse de la destinée humaine qui tendait au péché, il aima la douleur de la gifle. Par sa douleur, il était en vie. Et en vie signifiait la voir.
— Madame... Je... Pardonnez-moi.
— Sortez, monsieur. Je suis veuve. Je suis en deuil. Je vous remercie. ❞
Elle le planta seul au milieu de l'antichambre. Aramis d'Herblay mourut ce jour-là, et le signe que le jeune homme avait tant attendu revint. Aramis d'Herblay mourut ce jour-là comme il crut être témoin de la perte éternelle de son amour. Ils ne se revirent point avant un an.
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