V
JULIET
Come gentle night, come louing blackebrow'd night.
Giue me my Romeo, and when I shall die,
Take him and cut him out in little starres,
And he will make the Face of heauen so fine,
That all the world will be in Loue with night,
And pay no worship to the Garish Sun.
William Shakespeare, The Most Excellent and Lamentable Tragedie of Romeo and Juliet.
Le signe vint s'incarner à Crèvecœur en la balle qui traversa l'épaule d'Aramis. Il ne le savait pas encore mais cette balle si fatidique viendrait à sceller son destin jusqu'en l'an 1630 et hanterait ses nuits sans qu'il ne connût le repos. Cette balle incarnerait pour lui la plus grande des passions, cette souffrance extatique que ressentit le Christ sur la croix, et la culpabilité même d'avoir laissé s'échapper le fruit de ses passions, l'orgueil, la vanité et le désir ardent. Cette balle ferait incliner sa foi et détruirait son Amour, ferait de lui le plus malheureux des hommes et le plus bienheureux des galants. Il perdrait son humanité pour se rapprocher au plus près de la Lumière enfin. Il avait voulu continuer et accompagner d'Artagnan jusqu'en Angleterre mais la douleur était trop importante. Marie de Chevreuse, duchesse de Rohan l'avait quitté quelques jours à peine. Elle n'avait écrit ni prévenu : elle avait disparu. La douleur physique venait complaire la douleur amoureuse. Il s'était promis de repenser son désir monastique en rentrant de son voyage : la blessure allait précipiter ses plans. À travers quelques instants de lucidité, il demande à Bazin de lui écrire deux lettres, toutes deux adressées à l'hôtel de Chevreuse. Si l'une ne pouvait répondre, l'autre peut-être. Mais Aramis ignorait lui-même le grand malheur qui vint frapper l'une de ses destinatrices. Louise-Gabrielle de Fontainebleau avait reçu par les postes de sa même cité de naissance une lettre de son père lui annonçant son mariage prochain. Elle n'était pas triste, mais sa première pensée fut pour son aimé.
Comment lui dirai-je ? Je l'aime, et je pense sincèrement qu'il m'aime en retour, mais je ne peux être unie à lui. Je ne veux briser son cœur, derrière sa fierté, il est doux et grand. Je l'aime, et je pense que je l'aimerais jusqu'à ma mort, car j'ai vécu avec lui une passion ordinaire, une belle passion, oui, une passion digne des beaux romans d'amour. Marie avait dit qu'il me briserait le cœur, c'est à mon tour à présent, et je ne veux. Je le pensais réellement, lorsque je lui ai dit : lorsque vous servirez Dieu, vous penserez à moi. Oh mon cher... Je ne veux vous abandonner, vous êtes trop fier pour cela. Son épousé était un certain Thomas, comte de Vaux, petit seigneur de terres voisines de ses parents. Il avait dix ans de plus que Louise-Gabrielle et ne s'était jamais marié auparavant. Elle l'avait rencontré et même trouvé plutôt bel homme. Elle aimait – non, désirait et admirait en Aramis sa grâce, sa délicatesse et ses belles manières. Elle avait passé chaque soir en sa compagnie lors des derniers mois et ri, et vécu. Avec Aramis, elle avait vécu. Il n'y avait pas un soir où elle avait voulu lui murmurer, ses lèvres contre les siennes je vous aime, je vous aime, je vous aime, et je veux vivre à vos côtés, je veux vous sauver de vous-même. Et ce fatidique matin, à Rouen, son monde entier avait pris feu. Elle s'était avancée sans savoir quelle puissance la possédait, mais cette puissance était forte, une attraction mortelle. Elle avait gardé les quelques pétales qu'elle avait ôtés de sa chevelure et les avait placés dans un petit médaillon qu'elle gardai autour de son coup, près de mon cœur. Aramis séduisait par ce qu'il cachait et qu'un œil attentif pouvait apprendre à apprécier. Thomas était tout l'inverse. Il était grand, beau mais ce genre de beauté que vantaient les hommes entre eux, quelque chose de sombre et d'incertain. Il avait le cheveu et le regard noir, un sourire qui venait fracasser ce portrait qui pouvait sembler cruel au premier abord. Il y avait une grande bonté en lui, et Louise-Gabrielle l'avait sentie. Elle savait, avec grande certitude à présent, qu'elle apprendrait à l'aimer convenablement, et même envisager l'idée des enfants et d'un heureux ménage avec un plaisir accompli et même presque, une joie future. Mais elle se sentait coupable de ressentir cela, d'être partagée entre une passion et un mariage. Car elle était certaine qu'Aramis était l'Amour de sa vie. Cet Amour dût-il durer trois mois ou soixante-dix ans, elle ne le savait, mais elle savait qu'il hanterait son âme, son corps, son esprit, ses lèvres chaque instant des jours bénis par le Seigneur.
Que cet Amour fût consommé ou une simple passion de l'esprit, elle ne le savait, mais elle savait aussi qu'elle voudrait le revoir, et, un malheur dût-il se produire un jour en la personne de son futur époux, elle se remarierait, et peut-être alors, avec le bel Aramis. Elle reçut sa lettre quelques jours plus tard. Dans toute sa sincérité, Louise-Gabrielle avait tout avoué à Thomas. Un après-midi, alors qu'elle se sentait mélancolique et en mal de son aimé, de ses petites manies, de ces petites choses incontrôlables qui le rendaient si singulier, elle se tourna vers son fiancé et les mots lui échappèrent. J'en aime un autre. Vous êtes doux et vous êtes bon, j'apprendrai à vous aimer, mais il est dans mon cœur et le sera toujours. Je le connais comme ma propre personne. Cela s'est fait comme dans les contes. Il m'a vue, il m'a aimée, et je l'ai vu, je l'ai aimé. Il s'est promis à Dieu, et je sais que je ne partagerai sa vie, mais il demeurera. Vous aussi avez aimé, et avez dans votre cœur cette première passion, ce premier feu de vie qui vous a tendu de tout votre être vers une personne. Je vous promets d'apprendre à vous aimer, et vous ferez ainsi, et nous serons heureux. Il avait souri et lui avait pris la main, avant de l'embrasser. Nous serons heureux, je vous crois, Louise-Gabrielle. Mais la lettre arriva, et avec elle, le malheur sur quatre années, la douleur, la passion, l'Amour et le regret. Lorsque la jeune femme eut à réfléchir sur ces événements, bien des années plus tard, elle répondait qu'il lui avait offert en ces quatre ans des épreuves éternelles, la solitude et une souffrance du côté du cœur qui se répétait à l'infini comme des vagues sur une baie. Ce fut un matin radieux de juillet que vint la lettre. Elle savait par la duchesse qu'il était en mission au service de la Reine, mais elle ne lui avait donné plus de détails, car son départ avait été précipité vers Tours. Le Roi l'avait à nouveau exilée, seule et dépourvue d'alliés à ses côtés. Lorsque Louise-Gabrielle vit les lettres, sans même les ouvrir, elle savait.
À Crèvecœur, le ** juillet 1626.
Je vous écris, ma douce, car je me sens mourir. J'ai été blessé, une balle m'a traversé l'épaule et il n'y a point de médecin pour me soigner. Bazin a fait de son possible ; mon sort en revient à Dieu seul. Lorsque je mourrai, priez pour moi. J'ai eu la chance d'avoir été aimé par vous ; c'est le plus beau cadeau que je puisse demander au Ciel.
Adieu, ma douce, ma chère, mon aimée. Adieu au Ciel.
Votre dévoué Aramis.
Elle savait. Et elle devait se rendre auprès de lui. Elle écrivit un rapide billet à destination d'une commune lingère de Tours, Marie Michon et un autre pour son épousé. Qu'il lui pardonnât ou non, elle n'en avait cure car elle le lui avait dit : elle aimait et son devoir était de venir à son secours. Louise-Gabrielle fit mander une petite carriole au prix de plusieurs livres aux cochers. En ces temps de troubles avec l'Angleterre et le règne des guerres de religion faussement apaisées, entre les nombreuses cabales de cours, les autorités étaient méfiantes et surveillaient. Louise-Gabrielle n'échappaient pas à leurs regards suspicieux et aux petites mouches de la police du Roi. Mais ils ne se souciaient pas vraiment d'une petite héritière de province, inconnue et malgré sa position auprès de la duchesse de Chevreuse, la jeune femme n'avait jamais comploté, ou du moins, point encore. Une fois la carriole attelée et les cochers payés, elle partit. Elle atteignit Beauvais à la nuit, et l'un de ses compagnons dut la forcer à rester dans une auberge au lieu de continuer son voyage. Elle se reposa un peu, mangea, et ordonna une chambre pour elle. Elle sombra dans le lit et pleura. Elle pleura de toutes les larmes de son corps. Elle pleura jusqu'à-ce que ses yeux se fermât, jusqu'à-ce qu'elle fût une coquille vide, un spectre qui fuyait les limbes et errait continuellement. Comment pourrait-elle supporter cette vie, loin de ce qui la rendait passionnément et profondément humaine ? Elle vivait pour aimer, et aimait vivre, mais le futur devenait sur ses yeux un exploit insurmontable, une douleur insoutenable, un poids, une montagne, une honte. Elle avait honte d'elle-même, de ses pensées de pécheresse qui n'étaient pas digne d'une jeune femme de bonne famille. Seules les plus grandes amantes des romans savaient ces sentiments, et Louise-Gabrielle avait honte. Si elle eût été un homme, là... Elle aurait pu désirer et connaître ces joies sans remords. Elle avait honte de s'être précipitée loin de son domicile et de son futur maître et époux pour un homme qui lui donnait des pensées impures, un homme de guerre qui se détournait de Dieu, et qui trempait dans les intrigues à l'encontre du Cardinal. Elle avait honte, elle avait honte, elle avait hon—. Trois coups vinrent interrompre ses pensées coupables.
❝ Madame, il y a ici un homme pour vous voir.
— Qui donc ? Je n'ai mis personne au courant de...
— Votre fiancé, madame.
— Oh. Faites-le entrer.
Elle lissa ses jupes et sécha ses larmes. C'était le milieu de la nuit, et elle croyait à des malandrins venus trousser la première femme qu'ils pouvaient trouver. Ce fut bien le comte de Vaux qui passa la porte pourtant.
— Louise-Gabrielle, je vous ai enfin trouvée... J'ai reçu votre billet ce matin, juste après votre départ. J'étais inquiet. Je me suis figuré que voyager seul serait un danger, je ne veux qu'il vous arrive malheur. J'ai fait le tour de toutes les auberges de Beauvais pour vous trouver
— Thomas, je... J'étais obligée.
— Je comprends. Vous m'avez dit la vérité hier, et je ne veux forcer sur vous le mariage. Si vous aimez un autre, je l'accepte. Je vous accompagnerai jusqu'à lui, et je repartirai. Je veux simplement vous savoir en sûreté. Jusqu'à notre union, vous avez vos secrets qui ne me regardent. Allez, douce guerrière, dormez, car il vous attend.
— Merci, répondit-elle simplement. ❞
Mais elle ne savait pas qu'il l'aimait déjà tant. Thomas était tombé amoureux de Louise-Gabrielle le jour où il avait posé les yeux sur elle, il était tombé amoureux d'elle avant même de voir son visage, il était tombé amoureux au son de sa voix et de son rire, il était tombé amoureux. Son cœur avait souffert lorsqu'elle lui avait avoué qu'elle en aimait un autre, mais que pouvait-il y faire ? Il ne pouvait la forcer à l'aimer en retour, il ne pouvait qu'attendre et elle, lucide sur sa propre situation, elle lui avait promis d'apprendre. Dans cette petite chambre, il n'y avait qu'un lit, et Thomas avait proposé de dormir à même le sol avec quelques couvertures. Louise-Gabrielle s'était immédiatement rendormie, les yeux rouges et gonflés. Il se releva peu de temps après pour raviver les flammes dans l'âtre et couvrit sa fiancée de fourrures pour qu'elle n'attrapât point froid. Lorsqu'il se pencha vers elle, elle lui retint doucement la main. Restez auprès de moi, avait-elle murmuré. Il ne savait si elle lui parlait ou à l'amant dans ses songes, mais il resta. Il se serra sur le lit et enlaça la jeune femme. Elle posa sa tête sur sa poitrine et sombra dans un profond sommeil. Il l'admira toute la nuit durant jusqu'au petit matin, et dans sa naïveté, il pensa : nous serons un beau couple, vous et moi, lorsque vous serez prête. Dormez, belle dame, je combattrai vos mauvais rêves pendant votre sommeil. Ils se remirent en route. Thomas chevaucha aux côtés de Louise-Gabrielle, qui était en carriole. Un essieu se brisa à cinq lieues de Crèvecœur à cause de la boue. La jeune femme sortit en trombes et continua seule à cheval, le volant presque à son futur époux. Ne vous inquiétez point, j'y arriverai. Je ne doute point, ma douce, mais ne brisez pas la nuque jusqu'à lui. Si vous devez mourir avant lui, j'en serai peiné. Je vous retrouverai à Paris, Thomas. Merci pour tout. Elle lança son cheval à toute vitesse jusqu'à la ville. Ses robes se tachèrent et se couvrirent de terre, mais qu'importait pour elle ? Son cœur battait, et la passion guidait ses pas. Par chance, il n'y eut qu'une auberge à Crèvecœur. La cabaretière lui indiqua une petite chambre à l'étage. Elle s'y précipita. L'escalier lui sembla être un labyrinthe sans fin, sombre, humide, mortel. Lorsqu'elle entra enfin dans la chambre, elle vacilla.
Aramis était étendu dans la pénombre, son valet assis dans un coin à lire les Saintes Écritures, à prier sous la croix auprès du lit. Il était fiévreux et délirant, une lettre à moitié dépliée était déchirée sur sa poitrine tremblante. Le beau jeune homme qu'elle connaissait était en train d'agoniser, devant elle gisait un martyr, semblable à ceux tableaux religieux de la fin du siècle précédent. La première chose que fit Louise-Gabrielle fut de tirer les rideaux et d'ouvrir la fenêtre. Il empestait le sang et la maladie, et pour le soigner, ou du moins, le tenter, elle aurait besoin de lumière. Ce fut dans cette lumière qu'elle se rendit pleinement compte de son état. Son épaule était à moitié broyée par un éclat de balle de mousquet. Le sang avait séché et la plaie était infestée de pus. Quelque lange y avait été placé mais sans succès, et ce devait sans doute être le pauvre valet qui eut dû s'occuper de son infortuné maître. Aramis avait le cheveu sale et échevelé, les yeux rouges par les larmes, la bouche sèche. Il respirait avec difficulté et sa voix rauque peinait à prononcer distinctement ses paroles.
❝ Bazin, qui est-ce ? parvint-il à articuler.
— Mon ami, c'est moi : Louise. Je suis venue aussitôt que j'ai reçu votre billet. Oh, mon doux, je suis là : tout ira bien, mon ami. Tout ira bien, parce que... Parce que, parce que je vous aime, murmura péniblement la jeune femme.
— Hélène... Hélène.
— Aramis, mon doux ami, qui est-elle ?
— Hélène... Et il pleura dans le délire qu'emportait sa fièvre.
Louise-Gabrielle s'assit sur le lit et l'enlaça. Son corps entier était brûlant et dévoré par la douleur. Il gémit lorsqu'il sentit sur sa peau sa main, et ses baisers. À travers son délire, il sentait la voix divine se mêler à celle de son aimée. Son être était plongé dans une brume de douleur, et il parvenait à distinguer la jeune femme. À travers cette brume, il tendait les mains vers elle, mais la faiblesse, la peur de la Mort le clouaient : s'il devait mourir, il mourrait dans les bras de son aimée. Il savait qu'elle était à ses côtés, et lorsqu'elle posa ses mains douces sur son torse blessé, il frissonna. La douleur s'interrompit un instant pour la remplacer par de l'extase. La lettre tomba au sol et elle la ramassa.
De Rouen le ** juillet 1626.
Henri, votre sœur Hélène expira son dernier soupir le lundi ** juillet à six heures du matin, après avoir donné naissance à un garçon prénommé Florent. Il trépassa quelques heures après. Si vous n'êtes trop occupé à courir la gueuse ou trahir vos vœux, nous l'enterrons dans quatre jours.
Nicolas d'Herblay.
Elle laissa échapper un cri, et une douleur vint secouer son corps.
— Aramis, Aramis, je vous en conjure, ne mourrez pas, survivez. Je vous aime, cela n'est-il point un gage de survie ? Vous n'avez pas le droit de mourir, Aramis, vous n'avez pas le droit de mourir, car c'est moi qui vous l'ordonne. Vous n'avez pas le droit de mourir, vous n'avez pas le droit de laisser vos amis seuls, car si vous mourrez, le monde perdra de sa lumière. Vous n'avez pas le droit de mourir, Aramis, car je vous en supplie, vous n'avez pas le droit de mourir, car si vous disparaissez, je serai seule et je ne peux vivre... Je ne peux vivre sans vous. Vous m'avez envoûtée, corps et âme, et je... je vous... je vous aime, et je ne veux point être éloignée de vous de ce jour jusqu'à ma mort. Je vous en supplie, Aramis. Combattez, vivez, vous n'avez pas le droit, car sans vous, je ne suis rien. Sans votre amour, je ne suis rien. Je vous aime, Aramis. Je vous aime. Vous avez éveillé quelque chose en moi, un feu, un désir, et c'est celui de l'Amour. Tout mon être est tendu vers vous, vous me hantez. Vous souvenez-vous de ce que vous m'avez dit après que nos lèvres se rencontrèrent ? "La seule pensée de vous, Louise, me dévore comme un péché que je n'ai pas encore commis." Vous me dévorez ; pas un jour ne passe sans que je ne pense à vous, sans que je ne veuille quitter ma vie ici pour vous. S'il vous plaît... Je vous aime. Je vous aime, je vous aime, je vous aime.
Sa voix se brisa à chaque mot de plus. Les larmes brouillaient ses yeux. Il tremblait dans ses bras, et son corps devenait si soudainement léger, comme une plume de verre prête à se briser. Elle renifla et ravala ses larmes et se mit au travail. Elle fit mander des bassines d'eau bouillante, et du linge propre. Elle ne savait vraiment comment s'y prendre mais elle devait bien retirer la balle logée dans l'épaule de son aimé, et les éclats qui s'y étaient fichés. Dans la pénombre de la chambre et le silence de l'auberge, Louise-Gabrielle s'affaira. Elle avait passé un tissu blanc dans la bouche d'Aramis pour étouffer ses cris. Il délirait encore à cause de la douleur, et son état empirait. Elle ne savait ce qu'elle faisait à part se répéter : je dois le sauver, je dois le sauver, je dois le sauver. L'odeur métallique du sang lui donna envie de vomir à plusieurs reprises, mais elle continua à travailler. L'os sortait de l'épaule d'Aramis, mais elle parvint à recoudre la blessure. Recoudre de la chair, ce doit être la même chose qu'un tissu. Il étouffait des cris de douleur lorsqu'elle le soignait, et son corps distordu par la souffrance lui brisait l'âme. Cela lui donnait l'impression de le torturer, de faire du mal à l'homme qu'elle aimait plus que tout, plus qu'elle-même, plus que son âme et plus que la vie. Il y avait des soirs, lorsqu'elle était seule, elle ressentait une douleur dans tout le corps, ce besoin, ce désir, d'être à ses côtés, dans ses bras, de sentir son corps sur le sien, son souffle sur sa poitrine, ses mains sur sa gorge. Elle ressentait tout cela, et une honte, mais aussi des questionnements. À vingt-et-un an, il était normal pour une belle et jeune femme de désirer ; et quoique Thomas fût séduisant, et qu'il semblait plus qu'instruit dans l'art d'honorer le corps de la femme, c'était Aramis qu'elle désirait. C'était à lui qu'elle voulait céder son corps, son âme, sa vie, ce qu'elle avait de plus cher et de plus tendre, de plus humain. L'Église et les bonnes mœurs faisaient taire le désir : c'était à l'homme de posséder entièrement la femme, elle devait vivre et se plier à son désir, mais Louise-Gabrielle voulait cela, avoir son corps entre les mains d'un homme beau, grand, tendre, quelqu'un qui lui fît ressentir l'ardeur, la passion, l'extase. Son corps souffrait, elle ressentait le vide en elle, cette aspiration à quelque chose, mais elle ne savait quoi exactement, peut-être l'ambition d'une vie qu'elle ne mènerait jamais – trop commune et promise à un autre – ou alors l'excitation d'un futur incertain et cruel, mais fluctuant et plein de surprises. Aramis s'assoupit lorsqu'elle eut fini. Elle pansa sa blessure, et le sentit sursauter sous la paume de sa main. Elle resta allongée et liée à lui jusqu'au crépuscule. Elle empestait le sang, elle collait mais cela ne faisait pas de différence, car Aramis, dans son délire plein de fièvre, la trouva aussi belle poisseuse de sang que dans la beauté du premier soir où il l'avait rencontrée. Vers vingt heures, il se réveilla un temps, et réussit à avaler un peu de soupe.
— Pourquoi êtes-vous venue, Louise ?
— Parce que vous me l'avez demandé. Je serais venue si vous étiez à l'autre bout de la France ou aux Indes. J'ai eu peur de vous perdre, Aramis. J'ai eu peur. Je ne veux pas vous perdre.
Elle lui caressa doucement la joue, assise sur le lit à côté de lui. Tandis que sa main descendait le long de sa belle joue rosée, il l'arrêta. Avec difficulté, il s'assit et la lui la prit, et l'embrassa. Il embrassa la paume, puis le poignet, puis le bras. Malgré son état de martyr certain, ses lèvres restaient si douces, comme une pêche prête à être mangée. Elle se rapprocha, et l'enlaça.
— Reposez-vous, mon ami. Vous n'êtes pas encore sauvé.
— Ce que vous avez dit tout à l'heure, vous le pensiez réellement ?
— Quoi donc, fit-elle dans un petit mouvement de recul en rougissant. Mais il garda sa main sur son bras, et sa bouche contre son poignet.
— Que vous m'aimiez ? Que sans moi, vous ne pouvez vivre ?
— Vous l'avez entendu ?
— J'ai tout entendu, j'ai tout retenu et cet instant vivra dans mon esprit jusqu'à ma mort. Il vivra avec ce beau soir de juin où je vous ai rencontrée.
— Dormez, mon bel Aramis. Je ne veux vous perdre.
— Moi non plus, et il l'embrassa.
Il l'embrassa, et le cœur de Louise-Gabrielle explosa. Il était beau, même dans la douleur, avec ses beaux yeux bleus pétillants, et ses cheveux blonds même sales. Son souffle avait le goût du vin, toujours du vin. Il était assis en face d'elle, contre le mur, avec son bandage imprégné de sang, mais il n'avait jamais été plus beau qu'en cet instant.
— Ce que nous nous apprêtons à faire, murmura Louise-Gabrielle, je le choisis car c'est vous que je veux. Je vous veux, et je sais que vous me désirez. C'est l'acte ultime d'amour.
— Que le jour ne lève jamais, car je veux que cette nuit dure éternellement.
Elle toucha doucement sa poitrine bandé. Il sursauta légèrement à cause de sa blessure.
— Je vous ai fait mal ?
— Oui, mais la douleur me rappelle que je suis vivant, et si je suis vivant, c'est parce que je suis avec toi. Continue, continue, continue.
Elle l'embrassait encore et encore, et les mains douces d'Aramis virent se frayer un chemin entre la chevelure rousse et désordonnée de Louise-Gabrielle et les tissus qui couvraient sa poitrine. Il la dénuda avec délicatesse, et elle sentait l'effort qui lui était imparti pour ne point hurler de douleur à chaque mouvement. Mais il l'aimait, il l'aimait, et chaque instant lui rappelait la chance immense qu'il avait d'être ici, là, avec elle. Il vint lentement toucher sa poitrine, ses beaux seins rosés, et l'observa se soulever à chaque respiration qui se faisait plus intense. Il l'attira vers elle et allongée, elle se retrouva à quelques pouces de ses lèvres, ses bras l'enlaçant, l'étreignant avec une violence qui était douce à son âme.
— Serre-moi fort, serre-moi si fort, car je ne me sens vivante qu'à travers toi, Je ne me sens vivante que pour toi. Tu as du l'entendre tant de fois Aramis, oh, mais je t'aime, je t'aime, je t'aime...
Il ne lui laissa pas le temps de continuer car il buvait ses paroles, et il les buvait comme un élixir de jeunesse de ses lèvres.
— Je ne l'ai jamais entendu de toi, jamais assez, et tu peux me le répéter autant de fois que tu le désires, car à chaque fois, j'aurais encore plus envie de te sentir comme maintenant, sur mon corps, dans la pure union charnelle du désir et de la passion.
— Et la douleur, s'assura-t-elle une dernière fois, tu ne souffres point trop ?
— Pour toi je souffrirai tout ce que Dieu décidera.
Ses mains remontèrent vers la poitrine de son amante, et jusqu'à son cou. Elles étaient douces, mais masculines, aux accents d'amande et de fleur d'oranger. Elle ne savait pas réellement ce qu'elle faisait, mais lorsqu'elle hésitait, il guidait ses gestes, et l'embrassait. Elle aimait ses mains autour de son cou, sur sa poitrine, sur son corps, et elle vit les bandages s'emplir à nouveau de sang. Il étouffa un grognement de douleur mais, avec une agilité qu'elle ne lui soupçonnait pas, il se retrouva au-dessus d'elle, les yeux emplis de larmes. Étaient-ce la souffrance, le bonheur ou une tristesse indicible, elle ne put le dire. Il se pencha vers elle et l'embrassa avec force, et elle l'attira vers lui.
— Serre-moi fort, serre-moi fort...
Elle remarqua alors que de son cou pendait un petit pendentif avec un crucifix d'argent orné de grenats et de perles violettes, et elle laissa échapper un petit rire, alors qu'il revenait à sa poitrine, les lèvres sur ses seins, sur son ventre, sur son aine. Le bonheur intense s'empara d'elle tandis qu'elle pensait : c'est donc cela le bonheur intense, c'est donc ce plaisir que l'Église condamne ? Il l'embrassa entre ses jambes, et elle eut un petit mouvement de recul, surprise par la sensation. Cela n'arrêta pas Aramis, qui continua avec plus d'ardeur, plus de passion. Il descendit encore et à la lueur des quelques bougies, vit sur l'une des cuisses de son amante un petit grain de beauté.
— J'ai trouvé ce que je préfère sur ton corps, je voudrais être ce grain de beauté pour être près de toi en permanence.
— Ne veux-tu donc pas continuer au lieu de dire des bêtises ?
Elle rit aux éclats, et lui aussi, et il l'embrassa encore, et encore, et embrassa sa poitrine, ses mains, ses cuisses, son corps.
— Je voudrais toujours continuer, toujours avec toi et jamais plus avec quelqu'un d'autre.
Le moment qu'elle avait tant redouté durant sa jeunesse arriva. Elle grimmaça, ne s'attendant point à cette douleur, à la fois étrange mais agréable.
— Ça va, demanda-t-il ? Veux-tu que ?
— C'est toi qui devrais te reposer, tu viens de te prendre une balle dans l'épaule, moi... Je découvre la vie.
— Louise-Gabrielle de Fontainebleau, je vous aime et je vous aimerai toujours.
— Aramis d'Herblay, je vous aime et vous aimerai toujours.
Il se baissa vers elle, et accéléra dans de légers mouvements de bassins, et elle l'attira vers elle. Son dos était musclé et elle sentait au contact quelques cicatrices. Elle voulait les embrasser toutes, lui faire sentir ses propres lèvres sur son corps. Elle le voulait partout, sur elle, en elle, comme à cet instant, et elle ne pouvait rêver mieux, aspirer à mieux. Elle avait oublié le mariage, la guerre, elle avait tout oublié car seul Aramis comptait. Lui seul comptait. Il lui sembla alors atteindre ce que les savants et les prudes appelaient cette petite mort, ou du moins elle le supposa car elle ne l'avait jamais connu. Son corps fut rempli d'une sensation étrange, comme si des milliers d'étoiles constellaient sa peau, mouraient et renaissaient en elle et sur elle. Il lui sourit enfin, et lui caressa la joue, la couvrit une nouvelle fois de baisers. Elle fut obligée de lui changer son bandage, et il la prit dans ses bras.
— Tu es comme mon âme qui marche dans mon corps, Louise. Et tu seras toujours mon péché, la raison pour laquelle j'abandonnerai le Paradis. Je préfère mille Enfers en ta présence qu'un seul Paradis sans toi.
— Le seul Paradis qui m'accueille, c'est celui de tes bras. Mais Aramis, je dois te le dire : je dois me marier dans plusieurs jours. Je t'aime, et cette nuit était réelle, simple et pleine d'amour. Mais je dois partir. Je ne veux pas te détourner de ton chemin, de la Voie à laquelle tu t'es promise. Je ne veux pas que tu aies ces regrets à cause de moi.
Ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre, Louise-Gabrielle sur la poitrine d'Aramis, veillant toujours à son bandage. Mais elle ne trouva pas le sommeil, elle voulait rester ici éternellement, cachée dans les bras de son amour à jamais. Elle se leva et fouilla dans les affaires du mousquetaire. Elle trouva dans son habit le petit livre d'heures qu'elle lui avait offert. Elle l'ouvrit et réprima les larmes, lorsqu'elle vit Lorsque vous servirez Dieu, vous penserez à moi. En dessous, d'une petite écriture serrée et presque illisible, il avait écrit son prénom. La page était couverte de son prénom, tâchée d'encre. Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle, Louise-Gabrielle.... Il l'avait écrit à l'infini, parce qu'il avait peur de l'oublier, il avait peur de la voir s'enfuir, comme Marie de Rohan, comme sa sœur. Elle s'agenouilla devant la fenêtre et pria. Mon Père, pardonnez-moi pour avoir voulu connaître l'Amour. Nous sommes faits à votre image, et si c'est cela, alors vous aussi avez aimé, et vous avez brûlé, et vous vous êtes consumé. J'aime, mais je ne veux le détourner encore de Votre Voie. Il Vous aime plus que moi, je le sens bien. J'espère qu'il me pardonnera. Elle revint vers le lit, et s'agenouilla à la hauteur du visage d'Aramis. Elle le caressa, avant de l'embrasser doucement. Elle sentit ses lèvres contre les siennes, puis elle posa sa tête contre sa poitrine brûlante, qui se soulevait au rythme de ses respirations.
— Que fais-tu, murmura-t-il d'une voix lointaine.
— Je t'admire, répondit-elle tristement. Maintenant dors et repose-toi, mon amour. Tu n'es pas encore guéri.
Lui aussi lui rendit son baiser, et il referma les yeux dans un soupir de contentement. Louise-Gabrielle alla chercher une plume et un papier et écrivit. Les larmes lui vinrent et tachèrent la lettre, mais elle n'en avait cure.
Mon Aramis, je dois me marier. Je t'aime, je t'aimerai jusqu'à ma mort, mais je dois partir. Tu as été et seras l'amour de ma vie, mais je ne dois être le tien. Tu t'es promis à Dieu, je ne veux pas te détourner de Lui. Je t'aime, et j'espère que tu me pardonneras un jour. Tout ce que j'ai dit et pensé ce soir était sincère, et je chérirai cette nuit jusqu'à ma mort. Lorsque tu serviras Dieu, tu penseras à moi.
Adieu, mon doux, mon cher, mon aimé, mon amant.
Louise.
— Au revoir, sache que je ne t'oublierai jamais, et elle partit. ❞
Lorsqu'il se reveilla au matin, il fut pris d'un nouvel accès de fièvre. La vue de Louise-Gabrielle et de sa sœur se mêlèrent, tandis qu'il entendait Dieu se gausser de lui. Je ne me soucie de savoir si tu es coupable, Aramis, tu es l'enfant de ma pensée. Mais je veux savoir si je suis coupable. Je veux savoir. Un médecin dépêché de Paris, qui refusa de dire son maître, vint le soigner, et dans l'extase de la douleur, cette passion christique, il décida de rentrer dans les ordres. Sa sœur avait trépassé, sa sœur chérie, et il n'avait pas pu être là. Ce fut d'abord une colère contre lui-même. La colère contre Louise-Gabrielle ne vint pas tout de suite, car au fond il comprennait. Mais il ne comprenait pas pourquoi elle ne le lui avait dit simplement. Ou plutôt : il savait, mais il ne voulait point que cela fût vrai. Il était partagé en deux, un Aramis pieux et enfin rentré dans le chemin Divin, et celui qui voulait partir à la suite de Louise-Gabrielle, l'épouser et vivre avec elle jusqu'à sa mort. Mais tandis qu'il débattait de sa thèse, il apprit que Marie de Rohan l'aimait encore : au moins elle, et elle ne se servait de lui. Mais tandis qu'il réalisait à peine son erreur, Louise-Gabrielle de Fontainebleau devenait comtesse, épouse du seigneur Thomas de Vaux. Marie de Rohan avait assistée discrètement à la cérémonie, et le jeune Claude de Rouvroy de Saint-Simon. La jeune mariée avait semblé heureuse, mais son esprit était ailleurs, et elle pleura beaucoup au mal qu'elle avait causé : elle ne reverrait point Aramis avant un an.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro