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IV


JULIET
Saints do not move, though grant for prayers' sake.
ROMEO
Then move not while my prayer's effect I take.
Thus from my lips, by thine, my sin is purged.
JULIET
Then have my lips the sin that they have took.
ROMEO
Sin from my lips? O trespass sweetly urged!
Give me my sin again.
JULIET
You kiss by th' book.
William Shakespeare, The Most Excellent and Lamentable Tragedie of Romeo and Juliet.

André d'Herblay se mourait. Aramis avait reçu la nouvelle par les postes de Rouen voilà quelques jours maintenant. Sa mère lui avait écrit une lettre sèche et brève pour le lui annoncer. Il était mandé à Rouen pour dire adieu à son père et payer les funérailles. Ses frères jouaient la petite fortune familiale et étaient criblés de dettes, Hélène une fois encore grosse et empêchée par son mari. Le jeune homme ne voulait y aller, pour avouer la vérité. Il avait gagné l'amitié de Louise-Gabrielle, elle l'avait enivré. Tous les soirs lorsqu'il n'était de garde, ou elle n'aidait sa maîtresse, ils se promenaient dans les jardins au crépuscule, ils dansaient dans des bals et lisaient ensemble. Il était comblé. Il ne s'autorisait à l'embrasser ou la conquérir, car il n'était point sûr de ses sentiments. Elle riait et rougissait, osait parfois, prise de quelques ardeurs, lui tenir la main lorsqu'ils allaient voir une pièce macabre, mais elle l'obligeait en lui rappelant qu'elle serait un jour mariée. En vérité, elle-même refusait de s'avouer ses sentiments, elle ne voulait souffrir lorsqu'elle devrait l'abandonner pour un autre. Plus les semaines s'écoulaient, plus il était assuré dans ses amours envers la duchesse de Chevreuse : c'était elle qu'il aimait, puis Dieu aussi. Cette rencontre l'avait transformé et la personne de Louise-Gabrielle lui donnait envie de poursuivre ses travaux de théologie. Elle était vive et passionnée et l'aidait à disserter le soir, avant qu'elle ne rentrât aider la belle Marie de Rohan.

Ils avaient de longues discussions sur Augustin, l'amour Divin et la place de l'homme dans le miroir de la Création. Sans être dévote, elle était pieuse et respectait les profonds rites qui rythmaient la vie des bons catholiques. Avec les jours, il s'était fait à l'idée de n'obtenir d'elle que son amitié la plus profonde. Il avait désiré sa présence des mois durant, et la savoir auprès de lui, de savoir qu'il pouvait lui parler sans honte et rire, cela confortait son cœur incertain. Mais il savait que dans les tréfonds les plus abyssaux de son âme, un feu brûlait, ardent comme la chevelure de Louise-Gabrielle. C'était plus que du désir, une passion incontrôlable qui le ferait sombrer n'importe où et n'importe quand, un abîme si fort qui l'entrainerait sans le savoir. Mais la foi était son ancrage, et jamais il ne la laisserait s'enfuir de nouveau. Il était au carrefour d'une vie naissante enfin, tourmenté mais heureux dans sa douleur, comme si dans son aveuglement, il avait enfin trouvé la Voie, un parfait équilibre entre les passions humaines et la volonté divine. Louise-Gabrielle représentait ainsi l'inatteignable, une sorte d'idéal à conquérir et pour lequel il fallait d'abord souffrir avant enfin d'en être digne. Car après tout dans les romans courtois, le chevalier ne devait-il point subir tant d'épreuves destinées à le rendre humble, honorable, courageux, digne devant les pieds de sa dame ? Il relut une énième fois la lettre, puis la posa sur son petit meuble d'ébène. Il demanderait à Tréville cinq jours de congé pour aller au chevet du seigneur son père, car qui pouvait le lui refuser ? Le soir, lorsqu'il peinait à s'endormir, ou était-ce pour cela qu'il ne trouvait pas le sommeil, il imaginait enfin les mots de rage et de haine qu'il n'avait jamais pu avouer à son père.

Vous êtes un monstre ; vous m'avez brisé. Vous avez brisé ma sœur et changé mes frères en des copies conformes de vous, des garçons gâtés et stupides, votre épouse n'est qu'un spectre qui se cache derrière vous et votre colère. Je vous hais, je vous ai toujours haï. Vous m'avez détesté depuis le moment même de ma naissance, vous rappelez-vous les mots que vous prononçâtes lorsque vous me laissâtes enfin devant les portes du séminaire ? "Tu es un faible, mon fils, et vous succomberez au péché : vous l'avez toujours côtoyé. Quand je vous vois, j'ai honte car c'est un faible qui est né de ma chair. Jamais vous ne serez digne de moi." Mais je n'ai jamais voulu être digne de vous. Je ne vous ai jamais aimé, comme vous ne m'avez jamais aimé. Ce que vous vouliez, c'était l'absolution, une certitude, avec moi, de pouvoir entrer au Paradis et d'expier vos péchés. Et moi, qu'étais-je seulement, à part jeune et innocent ? Le péché n'est pas né avec moi, il s'est construit par VOS fautes, par votre haine, par votre méprise. Vous m'appelez faible, mais c'est vous qui l'êtes. Dieu est amour, et si vous n'êtes pas mon père, alors Il le sera, Il l'est. Vous ne savez aimer, mais moi j'aime, j'aime et je brûle de tout mon être pour le Divin, et pour une femme. Oui, je suis un homme et voué au péché, mais je l'admets, je le sais, et connaître ses faiblesses amène une nouvelle Voie vers Son amour. Vous souvenez vous, lorsque devant les portes du séminaire, vous m'offrîtes Les Confessions ? Je ne lus l'ouvrage qu'à mes treize ans, mais j'ai plus appris dans ce livre qu'en neuf ans de vie avec vous. Vous n'êtes qu'un monstre ; vous m'avez brisé. Il ne pleurait jamais lorsqu'il pensait ces paroles. Il n'avait jamais pleuré, par peur d'abimer ses beaux yeux, il n'avait jamais pleuré, car verser des larmes c'était avouer la faiblesse même que son père méprisait, c'était se condamner à la mortalité, renier l'exercice de la prière et s'abaisser à la prédestination. Il se torturait en ne trouvant le sommeil, errait d'Augustin à Loyola, de Loyola à d'Aquin, de d'Aquin à François d'Assises et de François d'Assis à Augustin.

Ce n'était plus une crise de foi comme il avait pu en vivre mais un excédent de foi, une transfiguration, une sublimation de la passion amoureuse en passion religieuse, une illumination enfin, comme prendrait tout son sens dans le "Prends, Lis !" qu'il avait tant attendu. L'étude des textes, l'interprétation étaient ce qu'il préférait, car il pouvait tout faire dire à une ligne seule, et ce pouvoir de manipuler les mots à sa guise était un don de Dieu lui-même. Quand il serait abbé - car il serait abbé, à présent que sa route se dessinait devant ses yeux comme le plus clair des poèmes - il userait de cette compréhension nouvelle pour assoir de cette influence. Il aimait les livres et avait plaisir à en parler, et de cette nouvelle liberté il goûtait à des ouvrages inconnus et décriés. L'un de ses vices était les tragédies anglaises où la passion se montrait dans toute sa splendeur. Trois retenaient son cœur, et ils les connaissaient jusque dans les moindres vers. Au séminaire, et avec l'aide de George de Villiers, il avait appris l'anglais, puis le duc l'avait introduit au théâtre de son île. Coriolan, Richard II et III ravivaient en lui la flamme de ses doutes, le spectre de l'Amour et de l'abandon. "The better sort, As thoughts of things Diuine, are intermixt with scruples, and do set the Faith it selfe against the Faith: as thus: Come litle ones: & then again, it is as hard to come, as for a Camell to thred the posterne of a Needles eye."

Il devait retrouver son amante à la nuit tombée pour lui annoncer son départ. Inconsciemment peut-être, amoureux sans doute, il espérait revoir Louise-Gabrielle chez la Chevreuse. Toute la journée durant, il eut l'esprit préoccupé, si bien que ses amis se moquèrent gentiment de lui. Mais comment se confier, comment leur dire tout ce qu'il avait sur le cœur ? Il ne pouvait se résigner et dire, d'une seule parole, calme et froide : mon père va mourir, et il ne m'a jamais aimé. Et vous tous, je vous aime tendrement mais que savez-vous de la douleur ? Vous avez vécu heureux ; vos pères vous ont aimé et chéri, et pendant que vous étiez couverts de présents et de tendresse, j'étais couvert de violence et de coups. Et celle qui fait battre mon âme — je ne peux le lui avouer, car elle ne m'appartiendra jamais. Lorsque je pleure, je souffre et je prie en prenant Augustin pour témoin, je sais que de son Paradis, il est le seul à me comprendre, il est le seul à me pardonner. Je me réfugie dans le secret, mes amis, mais pas tant par vanité que par faiblesse. Je ne supporte plus l'enveloppe de chair qui couvre mes os, car elle est périssable et corrompue ; elle me rappelle à chaque instant de besoins primaires, de honte. Comment puis-je vivre avec le désir de m'élever et le désir de vivre mon désir ? Ô mes chers compagnons, que je vous aime, oui, mais combien vous ne pouvez combien je souffre et souffrirai. Si j'avais des ailes, oui, si j'avais des ailes, alors je m'enfuirais de tout ceci et me poserais loin, loin de tout ceci. Et je pourrais aimer. Quelle douceur que d'aimer et d'être aimé, de savoir qu'une personne nous attend, au coin du feu, et que ses bras sont des plus grands bastions que tous ceux qu'un roi puisse vouloir conquérir. Oh, comme je voudrais aimer et être aimé ! J'ai des ailes, à présent : celles de l'Amour. Or, maintenant, tout est clair devant mes yeux : l'Amour est substitué par une puissance autre, une force terrible et coupable, le pouvoir du Divin. Combien voudrais-je échanger vingt ans de ma vie pour être délivré de ce malheur, de ce couperet qui menace de me tuer à chaque respiration, ce poids qui m'empêche de vivre, qui m'empêche de penser, de désirer, d'être humain enfin !

Ces pensées l'assaillaient jusqu'à lui causer les migraines les plus profondes, jusqu'à lui donner la nausée et le prévenir du sommeil. Ce soir-là, il ne vit pas Louise-Gabrielle. Aramis n'osa s'enquérir d'elle auprès de son amante, il ne voulait lui paraître désobligeant. Dans le creux de la nuit, ses pensées errèrent de nouveau tandis qu'il regarda le corps presque nu de la belle Marie de Rohan. Il l'embrassa doucement sur la joue et l'enlaça, prenant garde à ne point la réveiller. Il posa sa tête contre sa poitrine et écouta longuement  sa lente respiration, les battements de son cœur, les bruits lointains de la rue à leurs pieds. Il ressentait un sens de sécurité dans ses bras, mais il ne l'aimait, ou pas réellement. Non, il l'aimait, mais il ne l'aimait pas. Il brûlait pour elle et souffrait de la jalousie qu'elle lui offrait, il souffrait de savoir qu'il n'était pas seul dans ses sentiments, il souffrait de ne pas la voir, mais ce n'était pas la même souffrance qui le prenait lorsque son esprit tendait vers Louise-Gabrielle. L'une était une amante, l'autre une aimée. Marie était presque maternelle avec lui ; elle l'éduquait, le divertissait et l'introduisait en société. Mais elle le détournait de sa voie, et cela aussi elle le savait. Au fond d'elle, Marie aimait Aramis plus qu'il ne l'aimait : il était encore jeune et il avait la vie à saisir, elle était mère et par deux fois épousée. Lorsqu'elle l'avait rencontré pour la première fois, elle avait voulu le prendre sous son aile, lui faire découvrir ce qu'il allait un jour regretter sans même connaître. Il n'était qu'un beau jeune homme qui serait enfermé loin du monde à se couvrir de poussière, attendant sa mort et l'absolution. Elle l'avait pris pour amant pour qu'il connût au moins un temps les joies du monde et peut-être alors, lui faire changer son esprit. Mais plus elle s'y efforçait, plus il résistait et plus il se torturait. Elle souffrait pour lui, mais elle ne pouvait lui dire car alors, il prendrait sur ses épaules tout le poids de cette culpabilité même. Aramis était une âme tourmentée, et il fallait être aveugle pour ne point s'en rendre compte. Son enfance malheureuse avait produit sur lui la plus grande des rigueurs et la plus grande des douleurs. Il vivait constamment dans l'idée de satisfaire son père qu'il disait haïr, mais il ne pouvait se résigner à le renier.

Une part en lui désirait encore cette reconnaissance, cet amour dont il avait souffert et se jeter dans les bras de Dieu et des femmes l'aidait sans qu'il n'y pût y échapper. Une force invisible le tirait et Marie tentait désespérément de l'en défaire. Au fond d'elle, elle savait qu'il ne l'aimait pas autant qu'elle, mais il était jeune et il l'oublierait bien assez vite, le temps voulu. Elle avait vu la façon avec laquelle il parlait de Louise-Gabrielle, et dont elle-même rougissait à sa venue. Il n'y avait rien de plus beau qu'un amour naissant, et elle voulait le voir s'accomplir, au prix de ses propres sentiments. Elle ne voulait simplement pas renoncer à lui à présent. Lorsqu'il lui avait dit que son père était en train d'agoniser et qu'il devait se rendre à ses côtés pour les derniers sacrements, elle n'avait su quoi lui dire, à part lui présenter sa douleur partagée. Il s'était muré un temps dans le silence et une léthargie profonde dont il s'était dégagé qu'à la nuit tombée, après une longue méditation sur le prie-Dieu de sa compagne. Calme et pensif, Aramis l'avait entourée de ses bras et embrassée dignement et posé sa tête sur son épaule. Il avait voulu pleurer, mais il ne s'y était point autorisé, car depuis son enfance, il s'était fait la plus stricte obligation de ne jamais pleurer. Et lorsqu'elle se tenait avec lui, dans ce grand lit de damas, protégés du monde par les épais rideaux, elle voulait lui dire de fuir et de vivre enfin, d'aller retrouver celle qui faisait réellement battre son cœur. Il oscillait chaque instant : pensant aimer de toute sa passion Marie, il ne voulait jamais la quitter et finir ses jours avec elle, mais c'étaient là les pensées d'un enfant, et l'adulte en lui répondait qu'il ne devait se condamner aux bassesses mais revenir sur le droit chemin et la Voie. Mais enfin, il arpentait une troisième destinée, et elle devait le mener aux funérailles de son père. Il quitta ainsi l'hôtel de Chevreuse en matinée, après avoir reçu de M. de Tréville cinq jours de congé. Il avait été honnête en lui donnant pour raison des troubles familiaux mais ses comparses qui trouvaient sans doute mal advenu son départ ne le croyaient guère. Il ne leur avait jamais parlé des siens, alors pourquoi s'absentait-il sinon pour rencontrer une nouvelle maîtresse ? Le jeune homme n'avait rien dit ni laissé paraître et s'en était allé. Il arriva après une journée entière de route mais ne désira voir sa famille aussitôt. La ville était grande et bruyante, sale et sombre, dangereuse et puante. Aramis frissonna, car cet homme-là, cet Aramis disparaîtrait le temps de son séjour et serait remplacé par la douloureuse figure d'Henri. Il détestait Henri, car Henri tremblait à la vue de son père, Henri ne rougissait pas par pudeur ou douceur mais par peur, Henri avait peur, il avait toujours peur. Dans une petite auberge, il laissa se reposer son cheval et entra. Il commanda un grand verre de vin et du pain avec un peu de viande : tout ce dont il avait besoin pour survivre à sa famille. En mangeant, il se plongea encore dans Saint Augustin. Si Athos, Porthos et maintenant d'Artagnan étaient ses meilleurs amis terrestres, Augustin était son meilleur ami spirituel et intellectuel.

Son ouvrage s'usait fort au fil des ans, cela en faisait presque dix qu'il le lisait sans relâche, qu'il ne quittait jamais ses côtés. Il dormait avec, reposant sur le côté de l'oreiller solitaire lorsqu'une dame ne l'occupait point. Ce livre était le seul témoignage d'un signe qui ressemblait à de l'amour de la part de son père. Il était son bien le plus précieux, et si un jour sa demeure devait finir en flammes, il ne sauverait pas ses clefs de nacre ou ses meubles d'ébène mais son vieil ouvrage des Confessions qui tombait en pièces, aux pages jaunies et criblées de petites notes. Il finit enfin et prit une chambre le temps de son séjour et y laissa ses sacs qui contenaient quelques habits et ses divers accessoires si étranges qu'il aimait tant afin de garder une apparence soignée et délicate. Il se changea enfin pur revêtir une tenue noire et austère, ne gardant que son épée, son livre et, dans sa petite poche près du cœur, les pétales ramassés dans la chevelure de Louise-Gabrielle. Il respira enfin et sortit par les petits chemins sinueux. Alors qu'il errait vers les bords de Seine, il fut frappé de nouveau car il vit une chevelure rousse bénie, et il crut la revoir. Il suivit cette forme à travers les faubourgs, il la suivit jusqu'à l'abbaye, il voulut hurler, crier, s'approprier son nom mais comment le pouvait-il ? Il ne pouvait simplement, et il l'eût perdu dans les jardins entre l'abbaye et la cathédrale. Il ne sut si ce fut-elle, mais il le savait au fond, et il savait qu'il la reverrait, comme il avait fait le serment qu'elle serait un jour sa force, et lui la sienne. Aramis ne voulait pas céder au Henri apeuré et timide. Il voulait demeurer. Il voulait combattre. Enfin il se redressa et pinça doucement ses oreilles, et ajusta son costume. Il inspira profondément et se perdit jusque dans les petits hameaux qui dormaient au pied des collines. À l'ombre d'une petite rue tranquille, l'on sentait déjà les effluves des colorants du quartier des tisserands, et les couleurs si vives frappaient les yeux. Il entendit les cris avant même d'entrer dans la maison de son enfance. Il ne ressentit rien lorsqu'il en passa le perron, il ne ressentait plus rien pour cet endroit depuis sa neuvième année. La maison sentait l'urine et le cadavre. Personne ne se soucia de lui pendant plusieurs minutes. Nicolas embrassait une femme dans un coin, Louis hurlait à quelque valet. Hélène lisait loin du vacarme et leur mère allait et venait du haut des escaliers avec des sauts d'eau brûlante. Ce fut elle qui le remarqua en premier. Elle laissa échapper un grand rire, mais un rire cruel et froid, un rire empli de méchanceté et de haine.

❝  Regardez qui est là, mes enfants. C'est votre lâche de frère, celui qui a fui Dieu pour la débauche. Que viens-tu faire ici, Henri ? Tu viens enfin te repentir de tes péchés, et bénir la mort de ton père ? Tu sais qu'il n'y a rien pour toi. Il n'y aura jamais rien pour toi. Tu n'es rien.

— Moi aussi, je suis heureux de vous revoir, mère. Je n'ai point fui Dieu, mère, je suis à Lui, mais vous ne l'êtes point. Mon devoir est à ma famille, mais à Dieu et au Roi en premier. J'ai demandé congé aux mousquetaires pour vous visiter, soyez-en au moins reconnaissants.

— J'ai été reconnaissante à Dieu le jour où tu lui as été confié.

— Je ne suis venu ici pour me laisser insulter, mère. Je viens voir mon père avant qu'il ne trépassât. Après vous n'entendrez plus de moi.

— Monte, et pars.

Il ne répondit point et monta les escaliers sous les regards haineux de ses frères. Il sentait le rouge lui monter aux joues, mais il luttait car il ne devait être faible. Il apperçut le doux sourire de sa sœur dans l'ombre et le lui rendit tandis qu'il gravissait les marches. Tous ses souvenirs fusaient à son esprit et il se vit successivement à trois, cinq et neuf ans, gravissant ces mêmes marches, allant voir son père. Il se pinça les oreilles, ce petit geste qu'il avait acquis par délicatesse mais aussi par la douleur, pour se rappeler du présent, de la punition divine. Il poussa enfin la porte entrouverte de la chambre. Il entendait les quintes de toux répétées, et il sentait la chaleur et la fièvre. Étendu sur le lit, André d'Herblay avait les yeux clos, et la respiration difficile. Chaque souffle ressemblait à un hurlement du vent. Aramis s'avança auprès du lit.

— C'est donc toi, mon fils. Tu es venu, finalement. Je ne pensais pas que tu viendrais. Tu me détestes tant.

— Je vous déteste car vous me détestez, père. Vous, et vous seul êtes responsable de l'état que j'ai à votre égard.

— Je vois que tu ne portes donc pas la croix. Tu as trahi Dieu, comme tu as trahi ta famille. Tu n'as jamais été capable d'amour. Tu es un lâche : tu fuis devant ce que tu aimes. Tu as toujours été faible, Henri.

— Aramis, souffla-t-il entre ses deux. Je m'appelle Aramis, père. Je ne suis point lâche, je choisis la vie que j'ai décidé de mener. Je sers Dieu et le Roi en tant que mousquetaire. Je ne suis point lâche, car je suis ici, à vos côtés. Mais peut-être que c'est par haine pour vous que je suis venu vous voir. C'est vous montrer que je suis plus fort, plus grand, plus haut. Qu'avez-vous achevé, mon père ? Je suis garde du Roi, ami de la Reine et de sa suite. Vous n'êtes rien, qu'un tisserand qui sera oublié, mais moi... Je serai grand. Sur cela, je ne me suis jamais trompé. J'ai toujours aspiré à la grandeur. Vous dites que je ne suis capable d'aimer, mais vous, m'avez-vous jamais aimé ? Non, jamais. Mais moi, mon père, j'aime. Chaque soir, j'ai un paradis qui m'attend dans les bras de ma maîtresse. Vous êtes faible, mon père, mais moi je suis vivant. Je vous hais, mais dans cette haine j'ai découvert l'amour. Mourrez en sachant, mon père, que je vous pardonne, car cela est la pire des malédictions. ❞

Il sortit en trombes de la chambre, et renversa une petite table de bois où était posé un bol de porcelaine qui se brisa. Il descendit et sortit sans se retourner. En courant ainsi, il sentit se libérer de son être le jeune Henri, il sentit se desceller de son âme les fautes, les tourments et les cauchemars. L'air semblait plus pur, le soleil plus radieux. Il n'entendit les cris et les insultes de sa mère, les pleurs de sa sœur ou la colère de ses frères. Il n'entendit plus car Henri était mort et Aramis renaissait, jeune, fort, vainqueur. Mais dans cette victoire si amère, les larmes luttaient aussi, et il ne voulait pas pleurer, il ne voulait pas avouer ses faiblesses. Il dormit paisiblement cette nuit-là, et les cauchemars ne vinrent pas le visiter. Le lendemain, il décida de revenir sur les traces de son spectre, et s'assit sur un petit muret non loin de l'abbaye. Il ouvrit Dante, et continua son parcours au travers de l'Enfer. "Je restai sans parler, sans une seule larme, tout le long de ce jour et de la nuit suivante, jusqu'au nouveau soleil qui revint sur le monde. Lorsqu'un faible rayon eut enfin pénétré sans la triste prison, je ne pus contempler dans leurs quatre regards, sinon ma propre angoisse. De rage et de douleur, je me mordis les poings ; mais eux, pensant alors que c'était par besoin de manger, tout de suite ils se mirent debout." Lui aussi traversait l'Enfer, et cherchait à retrouver sa Béatrice ; les Limbes étaient un chemin de croix, et le Paradis un idéal inatteignable, car le seul Paradis qui existait était les bras de son aimée. Il errait en Enfer, et la voie vers le Purgatoire était longue, sinueuse et ardue. Peut-être qu'un jour, dans tout ce chaos, il connaîtrait enfin la paix. Mais en cet instant, il ne voulait plus retenir ses larmes, il voulait pleurer enfin, montrer un instant de faiblesse et de détresse. Il voulait —

❝ Je savais bien que c'était vous, mon ami. Je ne peux l'expliquer mais je savais bien que c'était vous.

— Louise-Gabrielle ? Que faites-vous ici ?

Sa voix était rauque et tremblante comme elle ne l'avait jamais vu auparavant, ses yeux rouges mais dépourvus de toutes larmes. Ses joues étaient roses mais tout son visage était pâle de chagrin et de colère. Ses beaux cheveux blonds si souvent bien coiffés étaient mis en désordre par le vent. Louise-Gabrielle vint s'assoir à ses côtés et lui prit gentiment ses mains.

— Oh mon cher, qu'avez-vous ?

— C'est mon père, il est mort, ou en train de mourir. Je ne l'ai jamais aimé, et hier je lui ai dit ce que j'avais sur le cœur... J'ai cru que je ressentirais quelque chose, à l'intérieur, que cela apaiserais ma colère... Mais je suis en colère contre moi-même, et en colère contre lui.

— Ne vous inquiétez point, car je suis là.

Elle s'approcha doucement et lui sourit. Elle serra sa main et la porta à son visage. Dans un petit geste taquin, elle lui pinça les oreilles comme il avait tant l'habitude de le faire. Cela le surprit, et au travers de ses larmes qu'il refoulait, il esquissa un sourire et laissa échapper un petit rire. Elle leva les yeux et vit que quelques pétales s'étaient emmêlés dans ses cheveux. Elle s'approcha et les enleva, faisant mine de les jeter. Mais elle resta, et leurs visages se rapprochèrent doucement, puis leurs lèvres, puis leurs cœurs. Les lèvres d'Aramis avaient le goût du vin et de l'Amour, celle de Louise-Gabrielle du miel et de la joie. Il voulait se perdre et s'enivrer dans ses lèvres, il voulait boire encore et encore de ce vin si précieux, de cette joie, de cette bénédiction.

— Par ce baiser, mon péché disparaît, murmura-t-il dans un souffle.

— Alors reprenez-le, car pour vous je vivrai dans le péché.

— La seule pensée de vous, Louise, me dévore, comme un péché que je n'ai pas encore commis.

— Vous parlez bien d'Amour pour un homme destiné aux ordres.

— Je peux encore m'en détourner.

— Vous pouvez encore vous en détourner. Mais si jamais vous avez un changement dans votre âme, je vous offre ceci.

Elle désigna alors un petit livre de velours bleu incrusté d'ivoire et d'or. Il l'ouvrit délicatement et vit sur la première page une petite écriture menue et fine.

— "Lorsque vous servirez Dieu, vous penserez à moi."

— C'est un livre d'heures que j'ai fait faire pour vous, mon doux ami. Vos compagnons disent que vous avez souvent des revirements quant à votre futur, et vous êtes dans ma vie comme si je vous connaissais depuis toujours. Je voulais que vous gardiez une trace de moi si vous veniez à vous retirer du monde.

— Je... Il resta muet et la dévora du regard. Je vous aime, mais il ne pouvait le dire. Il ne la connaissait à vrai dire, mais il avait ce sentiment de l'avoir dans son cœur depuis une autre vie.

— Vous ?

— Vous êtes radieuse, fut tout ce qu'il trouva à lui dire.

— Lorsque vous servirez Dieu, vous penserez à moi. ❞

Il avait toujours désiré cet instant, et Aramis se sentait vivant. Il ne la revit pas après cette rencontre. Elle était rentrée à Paris et lui avait encore trois jours de congé. Chaque matin, il venait s'assoir sur ce petit banc et espèrait la revoir. Mais elle ne venait point. Le doute s'insinuait en lui comme le venin du Serpent. Ce qu'il avait pris pour une déclaration d'amour n'était-il qu'une démonstration de séduction ? Non, car elle lui avait offert ce livre d'heures. Mais il avait lu les prières de pénitence et la culpabilité l'assaillait car il était mené hors du droit chemin par une femme embrassée par le Malin ? Car plus Aramis était heureux, plus les Voix se faisaient fortes, et il errait entre les limbes de l'Enfer auquel il serait condamné s'il n'embrassait Son chemin et le Paradis déchu qui n'existait que dans l'incertitude de l'Amour et du Doute perpétuel. Il était au Purgatoire, mais il ne savait vers quelle espérance. Il attendrait un signe. Dieu, ou l'Amour.

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