𝐏𝐑𝐎𝐋𝐎𝐆𝐔𝐄
les plus beaux trésors,
sont ceux invisible par l'œil ,
mais trouvé par le cœur.
- Atticus
Il faisait chaud, trop chaud. Elle sentait une goutte de transpiration rouler le long de sa
nuque jusqu'au creux de sa poitrine. Elle l'essuya d'un revers de la main. Le soleil dorait légèrement le grain de sa peau, sa tête balançait doucement et son pied frôlait l'eau du bout des orteils, au rythme du son qui s'élevait sur le bateau.
Elle aimait l'été, d'aussi loin qu'elle pouvait se souvenir, elle l'avait toujours aimé. Pour elle, l'été était synonyme de beaucoup de choses positives. L'été c'était les vacances, ses seuls moments de répits où elle n'avait pas à aller en classe, faisant semblant de s'intéresser à la vie des autres. L'été c'était la liberté, fini les petits boulots le soir pour être sûr qu'il y aurait quelque chose à manger dans son frigo. Mais surtout l'été c'était des possibilités infini, en été elle devenait qui elle voulait.
Miami était rempli de touristes en cette période, de la chaire à requin comme s'amusait à les appeler Oliver. Elle pouvait donc trouver une distraction étrangère qui ne saurait rien d'elle, et qui lui ferait oublier ses démons le temps d'une saison. Elle adorait ça, le champ infini d'alternatives à son quotidien déprimant que lui offrait l'été.
Assise sur le bateau de pêche de Oliver, les jambes dans le vide, un léger sourire flottant sur ses lèvres, elle se dit que l'été ne pouvait mieux débuter. Les mouvements de l'eau sous ses pieds étaient calmes et observer leur roulement lui procurait un étrange sentiment d'apaisement. Elle rejeta sa tête en arrière, fermant les yeux, profitant de cet instant de quiétude dans le chaos qu'était sa vie.
— Bouge ton cul de là Bex. Sérieux t'as pas d'autres choses à foutre que squatter ma piaule ?
Malheureusement il fut éphémère...
Blake ne se retourna même pas vers son interlocuteur, ce serait lui accorder trop d'importance. Elle se contentait de lui pointer son majeur avec toute la grâce — inexistante— dont elle était capable. Elle l'entendit soupirer, vaincu.
— T'es chiante.
— Mais tu m'aimes.
— Ça ne te rend pas moins chiante.
Elle l'ignora, il avait l'habitude. Blake n'avait jamais été sociable, elle fournissait seulement assez d'interactions avec son espèce pour ne pas se transformer en ermite. Elle n'appréciait pas la compagnie d'autrui, elle préférait de loin la sienne —bien plus intéressante selon elle. Oliver était la seule personne dont elle ne semblait pas se lasser.
Elle ne connectait pas avec les gens, ils étaient barbants. Déjà enfant, Blake s'était faite à l'idée d'être seule. Elle avait eu une phase où elle avait souhaité avoir son crew, avant de réaliser, très rapidement, que c'était trop d'énergie dépensée. Puis; alors qu'elle avait finit par apprécier la solitude, comme si l'univers désirer contrecarrer ses plans, elle avait fait la rencontre de ce gamin pleurnichard.
Elle n'avait jamais compris pourquoi lui, mais c'était ainsi. Son âme-sœur lui était apparu sous l'apparence d'un frêle garçon orphelin, dont la loyauté n'avait d'égal que sa bonne humeur. Ils étaient le jour et la nuit, l'équilibre parfait.
— Bex, soit tu vires ton jolie p'tit cul de mon bateau, soit tu viens aider.
Blake se tourna finalement vers son ami, l'air aimable. Il était juste derrière elle, les bras croisés sur son torse nu, transpirant sous l'effort. Elle le reluqua de haut en bas, sans aucune gêne. C'était un des effets de son cruel manque de sociabilité, elle n'était gênée de rien —peut-être même un peu trop parfois.
— La vue te plait ?
— Pour être sûr faudrait que j'ai une vue sur l'arrière, tu peux te tourner ?
Elle lui décocha son sourire de merdeuse, dont elle seule avait le secret. Il roula des yeux au ciel, l'air vaguement dépité, mais son rictus amusé ne trompait personne. Comprenant qu'elle ne bougerait pas — au fond, il le savait déjà— il se retourna vers son matériel de pêche, tentant de démêler l'un de ses filets. Aussitôt fût-il de dos qu'il entendit le son d'un sifflement approbateur.
— Ah ouais, la vue me plait bien d'ici.
— Oh casse toi, ronchonna t-il.
— Oui capitaine, chantonna-t-elle.
Elle se releva, époussetant l'arrière de son short. Elle attrapa son sac à dos, le fourra sur ses épaules, elle joua l'équilibriste quelques secondes sur le bord du bateau puis elle sautai d'un bond, toujours pas gracieux, sur le ponton. Oliver la regarda faire, une moue exaspérée tirant ses traits. Elle posa deux de ses doigts sur sa tempe en guise de salut, et il lui rendit.
— A plus tocard.
— A plus clocharde.
Elle s'éloignait déjà à grand pas du port, elle n'aimait pas les ports. C'était un lieu de fossé social et ça la rendait malade. Les petits bateaux se retrouvaient coincés entre d'immenses yachts, des monstres des mers. Ils étaient bien trop gros, un étalage d'argent et de luxe sans intérêt qu'elle haïssait. C'était la chaîne alimentaire, les riches contre les pauvres, les gros mangeant les petits.
Blake avait toujours vécu à Miami. C'était un endroit où l'écart social était omniprésent, dans les boutiques, les restaurants, et même la rue. Tout avait été pensé pour une population privilégiée. Et les autres, les parias ? Ils habitaient tous le même coin, Overtown, aussi appelé "la petite favela".
C'était là-bas que Blake avait grandi. Oliver y vivait aussi —quand il ne créchait pas sur son bateau. C'était un endroit sombre et terne, loin de l'image que se faisait les touristes de Miami, "la ville magique". Les rues étaient toutes identiques, des immeubles délabrés ou de ridiculement petites maisons dans lesquelles des familles entières logeaient dans la précarité.
Sa maison était l'une de celle-ci.
Lorsqu'elle poussa le portail en métal, un bruit de crissement terrible s'éleva. Elle soupira en observant la façade en ruine, elle devait se sentir chanceuse, elle avait un jardin —si on pouvait nommer ça un jardin. Il n'était pas grand, l'herbe avait jauni suite à la sécheresse mais il était nécessaire. Pas pour elle, mais pour Bodhi.
Celui-ci aboya d'ailleurs bruyamment derrière la porte, l'air enragé. Les traits de Blake se crispèrent instantanément. Bodhi n'aboyait jamais. Elle hésita une seconde puis se jeta sur la porte. Elle tourna la poignée, les mains tremblantes. Elle sentait l'angoisse tordre son ventre, une bile acide remonter dans sa gorge.
Elle poussa finalement le battant, n'osant plus bouger. Ses yeux bruns rencontrèrent la scène qu'elle avait tant redoutée. Bodhi s'égosillait, s'agitant près d'une masse inerte au sol. Blake était tétanisée, elle fixait la scène immobile, sonnée.
— Maman ?
Elle ne lui répondit pas. Son corps gisait au sol, tel un cadavre. Blake se surprit à penser qu'effectivement, elle aurait préféré qu'il en soit ainsi. Seulement sa mère n'était pas morte, elle n'était tout simplement plus là. Elle était partie très loin de sa fille, dans un monde qu'elle seule connaissait.
Blake posa un pied hésitant sur la moquette beige du salon. Elle réfléchit quelques secondes alors que les jappements de Bodhi s'intensifiaient. Elle courut finalement auprès de sa mère, ses mains tremblantes attrapèrent doucement ses épaules, la secouant.
— Maman, l'appela-t-elle désespérée. Allez réveille toi, lève toi.
Les yeux de Becky papillonnèrent mollement. Elle réussit à en ouvrir un, ses yeux rencontrant ceux embués de son enfant. Ses lèvres gercées s'ouvrirent lentement.
— Lâche-moi.
Ses mots étaient froids, tranchants. Blake baissa les yeux sur le sol jonché de plaquettes de médicaments —vides, évidemment— elle ne voulait pas lâcher. C'était sa mère, elle ne pouvait pas lâcher. Ses doigts rentrèrent dans la peau ivoire de la femme qui l'avait élevé.
— Lâche-moi ! Grogna Becky plus fort.
Dans un effort pénible, elle se dégagea furieusement de la prise de sa fille. Elle se redressa, alors que les bras de Blake retombaient lourdement sur ses genoux. Ses yeux n'avaient pas quitté le sol, elle aurait dû être révoltée, malheureusement, elle n'en avait même plus la force.
— Pauvre idiote, cracha sa mère. Tu pensais faire quoi ? Me sauver ?
Son rire, amer, sans vie, aussi piquant que la morsure d'un serpent. Elle rit comme une folle, sa voix était encore enrouée, son regard vide de tout remords. Blake se sentit stupide, son chien s'était imperceptiblement rapproché d'elle, tentative vaine de la consoler.
— A quoi tu t'attendais ? Tu n'as même pas réussi à sauver ton frère.
C'était un coup bas. Une dague imprégnée de cruauté, voilà ce que sa mère venait de lui planter, en plein cœur. Blake se releva tel un automate, se tenant face à sa génitrice. Cette femme, elle n'avait plus rien d'humaine. Sa peau était pâle, grisonnante, la lueur pétillante de gaieté avait abandonné ses yeux sombres. Un fantôme, voilà ce qu'elle était devenue. Ce n'était plus sa mère.
— Va te faire voir.
— Pardon ? Gronda Becky. Tu parles à qui comme ça ?
— A toi espèce de tarée.
Le visage de Becky se déforma. Sa fille la fixa, sans ciller, le regard aussi dur que du marbre. Cette soudaine assurance l'intimida. Dans un élan d'angoisse, elle leva sa main, abattant son coup. Le son sourd de la gifle résonna dans la pièce, comme le gong d'un changement terribme.
Ce fut le geste de trop. Le tremblement provoquant le tsunami. Blake s'avança d'un pas rapide vers sa chambre, plantant sa mère sur place. Elle ne contrôlait plus ses mouvements, elle était mue par quelque chose de plus puissant que sa peur, l'instinct de survie. Elle ouvrit son placard à la volée, attrapant des vêtements aux hasards, les enfonçant dans son sac à dos. Elle empoigna quelques cadres photos, son ordinateur et elle traversarapidement le salon, récupérant la laisse accrochée au mur. Becky suivit ses mouvements agités d'un œil vitreux.
— Qu'est-ce que tu fous ?
Elle choisit de l'ignorer. Elle ordonna à son chien de s'approcher, accrochant nerveusement la laisse à son collier. Elle passa un main dans sa fourrure chaude, cherchant à le rassurer. Ou peut-être était-ce, elle, qui voulait se rassurer ?
— Où est-ce que tu crois aller ?
— Loin, répondit-elle en mettant la main sur la porte. Loin de toi.
— Vraiment ? Ricana Becky. Tu es mineur et je suis ta mère, tu ne peux aller nulle part.
Ses mots la percutèrent. C'était cruellement vrai, elle ne savait pas où se rendre. L'hésitation de Blake poussa sa mère à redoubler son hilarité, toussant entre chaque rire. Soudain la lumière vint traverser les nuages qui brouillaient son esprit. Elle n'y aurait jamais pensé, pourtant c'était sa dernière possibilité —sa toute dernière chance. Elle planta son regard farouche dans celui de sa mère.
— Détrompe-toi, lança-t-elle méprisante. J'ai toujours mon père.
A ces mots, le rire —toujours enroué— de Becky mourut dans sa gorge. Blake se sentit fière, elle l'avait enfin fait taire. Elle n'hésita plus désormais, elle ouvrit la porte et la claqua tout aussi vite, sans regret.
❃❃❃❃
Blake attendait, son crâne reposant sur un caisson d'appât. Son chien profondément endormi à ses pieds. Les derniers évènements se jouaient en boucle dans sa tête, elle n'arrivait pas à déterminer si elle avait pris la bonne décision. Une part d'elle lui reprochait son comportement, n'aurait-elle pas pu se contenter de serrer les dents ?
Non, elle avait encaissé trop longtemps.
Au fond, si elle avait accepté cet injuste traitement pendant tout ce temps, c'était peut-être car elle pensait le mériter. Oui, Blake se sentait coupable, beaucoup trop coupable pour un si jeune âge. Sa mère lui en voulait, elle s'en voulait et elle était persuadée qu'il lui en voulait. De là où il était Billy lui en voulait sûrement, elle avait fui, une nouvelle fois.
Fuir. C'était la seule manière qu'elle connaissait, Blake ne faisait pas face aux problèmes, elle s'en éloignait, courait, loin, toujours plus loin. Elle n'avait connu que cette méthode, tout au long de sa vie. Elle était exactement comme lui, son père. Une lâche. Lui aussi avait fui, fui les ennuis, fui sa propre famille.
Les chiens ne font pas des chats, pensa-t-elle. Elle le haïssait, plus que sa mère, peut-être même plus qu'elle ne se haïssait. Pourtant il n'en avait pas toujours été ainsi, lorsqu'elle était jeune Blake aimait son père, mieux, elle l'idolâtrait. Il était son héros, son dieu.
Adam Knight, le père de Blake, était un pickpocket de bas étage, un voyou. Il était doué —très doué même— pour négocier, manipuler, il obtenait toujours ce qu'il souhaitait, trait dont lui avait hérité Blake. Il avait grandi dans un quartier pauvre, il avait fallu qu'il se débrouille seul. Son père était un solitaire, une âme libre. Du moins il l'était avant de rencontrer sa mère.
Ils s'étaient rencontrés adolescents, un coup de foudre. Très vite, certainement trop vite, Becky était tombée enceinte. Pour eux, hors de question d'abandonner leur enfant, comme l'avait toujours dit Adam "la famille est le plus précieux des trésors". Il s'était rangé, avait trouvé —à contre cœur— un job et avait acheté une maison.
Adam et sa fille étaient fusionnels. Son père était son seul ami, son seul allié. Elle était une enfant associable n'ayant aucun ami —pas uniquement par choix— vivant dans l'ombre du soleil. La lumière c'était facile à aimer. L'obscurité au contraire, beaucoup moins. Pourtant il l'avait toujours choisie, elle. Il était la seule à la voir. Ils passaient tout leur temps ensemble, elle avait survécu grâce à lui. Il était celui qui lui avait appris à faire face à la difficulté, avec un sourire et un majeur.
Malgré ses précieux conseils, il s'était enfui. Emportant dans son départ le peu de confiance que Blake avait en l'humain. Comment faire confiance quand la personne qui avait promis de ne jamais s'en aller, nous laisse ? Les motifs de sa fuite, elle ne les avait jamais connus. Peut-être s'était-il rendu compte que cette vie de père n'était pas faite pour un homme libre tel que lui ? Foutaises.
Il avait reconstruit une vie parfaite, sur une île parfaite, avec une femme parfaite. Blake n'avait jamais accepté cette trahison, cette désertion. Alors que Adam avait tenté, à de multiples reprises, de regagner l'affection de sa fille, elle lui avait fait face avec un sourire et un majeur, appliquant à merveille ses leçons. Lorsqu'elle eut quatorze ans, elle prit la décision de contredire la garde alternée. Elle était partie, ne comptant jamais revenir. Pourtant aujourd'hui, force était de constater que le destin avait une dent —plutôt une denture— contre elle.
Lorsque Oliver arriva sur son bateau, il n'eut pas besoin de demander. C'est ça que Blake aimait avec lui, elle n'avait pas à parler. Il s'avança jusqu'au gouvernail, posa une main dessus.
— On va où ?
Blake poussa un long soupir, était-ce la seule solution ? Probablement pas, mais elle voulait seulement partir. Loin de sa mère, loin de ses démons, quel endroit pourrait mieux convenir que le paradis sur Terre ?
Elle leva les yeux vers l'étendu bleu, se déployant à perte de vue. Elle se tourna vers Oliver, une lueur d'incertitude, brillant dans les yeux.
— Outer Banks, on va dans les Outer Banks.
Il était temps pour une petite réunion de famille.
- Gigi
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