𝟑.
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— Ils vont vraiment t'virer pour un truc dont t'es pas fautif ? T'es sûr de c'que t'avances ?
— J'en sais rien honnêtement, Jimin. Mais je suis sûr que c'est ce qui va se passer.
— Némésis Corporation a l'air d'être une boîte ouverte d'esprit et en avance sur son temps. J'pense pas qu'ils vont te jeter pour ça, ça s'rait injuste de leur part.
Taehyung soupire tandis qu'il voit le paysage urbain de Séoul défiler, pas très convaincu par les propos de son meilleur ami. Il a envie d'y croire et de partager le même enthousiasme que lui, mais le moral n'est pas là. Il s'en est allé depuis des jours, délaissé dans l'une des nombreuses chambres aux murs rose pâle de l'hôpital Severance.
Ses derniers jours furent compliqués à gérer pour lui. Il avait encore du mal à assimiler cette nouvelle apparence qu'il trouvait et trouve encore abominable avec laquelle il devra vivre le restant de ses jours. Ses journées s'étaient résumées à pleurer, regarder les murs, pleurer à nouveau, se convaincre que sa vie est un échec, penser à un moyen d'abréger sa souffrance et ainsi de suite. Le Taehyung sûr de lui au maquillage impeccable et à l'apparat renversant n'est plus qu'un lointain souvenir. Le nouveau Taehyung a l'allure d'une épave humaine, l'œil bouffi à force d'avoir trop versé de larmes et s'est vêtu les premiers vêtements qui passaient que Jimin lui avait apportés quelques semaines plus tôt durant sa convalescence.
Méconnaissable et ombre de lui-même : il ressemble à un véritable mort vivant, à quelqu'un résigné face aux aléas de la vie.
Quelques heures plus tôt, il avait signé les papiers administratifs pour sa sortie de l'institut. Taehyung avait préalablement appelé son ami pour que celui-ci vienne le chercher et les voilà côte-à-côte dans la vieille Hyundai Pony bordeaux de ce dernier, roulant en direction de l'immeuble où vit le châtain.
— J'ai annoncé à Seokjin-hyung que tu sortais enfin par texto, il propose qu'on fête ça autour d'un verre samedi qui arrive si tu te sens d'attaque. Ça te dit ?
— Je sais pas... Je t'avoue que je suis pas très serein de me balader dehors avec cette merde sur la gueule, avoue Tae tout en pointant le fin bandage qui recouvre la moitié de son visage.
Son ami détourne le regard de la route pour lui jeter un regard plein de compassion envers lui. Malgré son look mi-punk mi-grunge qui choque les plus arriérés, ses bijoux cloutés, ses incalculables anneaux aux oreilles et en plus de celui à la lèvre inférieure, ses cheveux décolorés et son make-up charbonneux : Jimin rayonne par sa bonté et sa bonne humeur contagieuse. Au-delà de son apparence marginale, se dissimule un garçon qui a le cœur sur la main et qui n'a jamais cessé d'encourager Taehyung depuis les bancs du lycée. Et Taehyung avait toujours veillé à lui rendre la pareille, à croire pour deux en ses ambitions.
— Même venir à mes futurs concerts, tu voudras pas ? demande Jimin, sur un ton faussement triste tout en tirant la moue.
— Tu sais très bien que je raterai ça pour rien au monde, Blondie. Même malade comme un chien, je viendrai te voir !
— T'es chou, Tae-tae. Faudra que je te fasse écouter le son qu'on est en train de bosser pour notre prochain album avec les gars. Les radios vont s'entretuer pour nous inviter sur leur plateau, moi je te le garantis.
Les lèvres de Tae se retroussent en un doux sourire. Un vrai, qui ne dissimule rien de nocif.
Il avait vu Jimin répéter pendant des heures et des heures à s'en détruire les doigts contre les cordes de sa guitare électrique, jusqu'à ce que sa voix soit éteinte. Le petit blond est un bosseur acharné qui cherche toujours à se dépasser, à voir plus grand. Déjà lors du concours de groupes organisé par leur établissement scolaire, Jimin avait illuminé le public par son charisme naturel et son âme de leader. L'aura qu'il dégageait à cette époque n'avait pas changé. Mieux encore, elle s'est magnifiée avec le temps. Il avait pris de la valeur comme un bon vieux vin.
Jimin et ses camarades voulaient être la nouvelle relève du Rock, suivre le chemin de grands groupes comme Nirvana ou Soundgarden. C'était un pari risqué et pourtant, ils l'ont fait malgré les difficultés du début rencontrées. S'ils ont pu y arriver, c'est parce qu'ils avaient toujours cru en eux-mêmes et en leur créativité, depuis le jour où leur groupe s'est formé. La presse locale s'était emparée de ce nouveau phénomène musical qui sortait des sentiers battus. De petites scènes dans les cafés de Séoul, on parle désormais de tournées dans de plus grandes salles et pourquoi pas dans l'ensemble du pays. Leur musique saturée aux paroles pleines de poésie dont les rapports humains sont le sujet principal a su conquérir le cœur de personnes de tout horizon et ils espéraient, une fois la Corée du Sud tout entière séduite, voyager dans le monde entier et rallier de nouveaux fans.
— Les Æon vont conquérir la Terre !
— Et comment, on va tout faire pour !
— Et je suis convaincu que vous y parviendrez !
Jimin lui saisit délicatement la main et exerce une pression légère dessus en guise de remerciements face à ses encouragements. Soudain les yeux de ce dernier se transforment en soucoupe, comme s'il était frappé d'une illumination. Sa réaction suit son geste, la pression sur sa main se renforce.
— En parlant d'concert, l'autre con a joué au KBS Hall Arena la semaine dernière. Il chante bien pour un connard d'son espèce. Au vu d'sa gueule de dur à cuir, j'aurais pas deviné qu'il est du genre à jouer les popstars en dehors des caméras.
— Il y a trop de monde que tu trouves con, Jimin, ça m'aide pas. Tu parles de qui, là ?
— Mais si, celui qui est fort musclé et qui a des tattoos partout sur le corps ! renchérit le blond. Il est dans la même agence que toi !
Après quelques secondes de réflexion, Tae comprend de qui parle son ami et un certain malaise commence à le submerger.
— Ah, ce con là...
— Jungkook, c'est ça son nom, hein ?
— Ouais... répond Taehyung de manière évasive.
— Rassure-moi, il t'emmerde plus ? Sinon, j'm'occupe d'son cas.
— C'est du passé, il a compris qu'il devait se calmer...
Les souvenirs de ses débuts chez Némésis Corporation sont encore tout frais. Trouver ses marques au sein d'une agence de renom alors qu'on est novice s'avère compliqué. Cette étape fut loin d'être simple pour Taehyung lorsqu'il a intégré cette équipe qui voulait faire la différence entre toutes les agences de mannequinat déjà existantes.
C'était encore plus difficile face aux railleries incessantes de son aîné, Jeon Jungkook.
Neuf ans les séparent et pourtant, à l'époque, son comportement était digne d'un collégien. Taehyung avait bien compris qu'il n'était pas le bienvenu à ses yeux car plus le temps passait, plus les piques de Jungkook devenaient cruelles et le rendaient malade. Croiser le noir de jais entre les couloirs de l'agence ou poser à ses côtés lors de shootings l'angoissait, lui refilait des noeuds d'estomac douloureux. Certains ont vu cela comme de la taquinerie, d'autres comme du harcèlement bête et méchant guidée par ce sentiment hostile qu'est la jalousie. Cependant, personne n'avait eu le cran de le dénoncer et c'était évident que Némésis Corporation ne virerait pas l'une de ses personnalités phares.
Jungkook était l'un des mannequins les plus influents du moment et si ce n'est le plus controversé : son allure de mauvais garçon qui faisait craquer hommes et femmes réunis, les multiples dessins gravés à l'encre qui parcouraient son corps tout entier et les quelques piercings qui décoraient son visage défrayaient la chronique. Les mentalités se bousculaient et chaque fois que ses photos étaient dévoilées, c'était la même effervescence qui secouait toute la Corée du Sud et les mêmes débats qui revenaient sur la table. Et Némésis Corporation aimait jouer avec le feu et la provocation et Jungkook était leur carte maîtresse dans ce domaine.
L'un de ses photoshoots, qui a créé un véritable raz-de-marée, avait fait la une de la presse coréenne et fait l'objet des pires rumeurs possibles. Des clichés noir et blanc où l'on avait fait revêtir « L'Apollon Séditieux » de vêtements en cuir, de boucles et de clous de la tête aux pieds, où l'on avait utilisé du corpse paint pour couvrir ses yeux et ses lèvres de noir et son teint de blanc qui lui donnait une expression inhumaine, voire démoniaque après avoir plaqué ses cheveux vers l'arrière pour dégager son visage et faire ressortir sa machoire saillante. On l'avait également accessoirisé d'une guitare électrique Harley Benton couleur nuit à la forme dite « Warlock » qui valait une fortune et on avait pris soin d'illuminer un pentagramme derrière lui pour le rendu final avant de le photographier.
Une poignée de jours à peine écoulée, le public non réceptif à cette série de photos accusa Némésis de faire la promotion du satanisme, de pousser les jeunes à vouer un culte au Diable et d'écouter du Métal. Parce que c'est bien connu que tous les metalleux sacrifient à chaque pleine lune des innocents avant de se baigner dans leur sang à la gloire du démon cornu et que, par conséquent, il faudrait bannir cette musique barbare des ondes radiophoniques pour que personne ne finisse comme eux : corrompus jusqu'à la moelle épinière. Et les idioties de cet acabit s'enchaînèrent encore et encore, pendant que ses détracteurs en revenaient à Dieu, à l'implorer pour sauver les pauvres mannequins sans défense de son emprise perverse qui les conduiraient en enfer. Ces accusations avaient même remonté jusqu'aux oreilles de l'Outre-Atlantique, c'était pour dire.
Titre racoleur, titre mélioratif ou péjoratif : peu importe le résultat tant que l'on parle de cette agence qui rime avec « chaos ». Celle qui tire les ficelles du royaume Némésis avait joui de toute cette attention portée, qu'elle était bienveillante ou non. Et Taehyung est persuadé que dès qu'elle le pourra, elle réitérera l'expérience.
Par ailleurs, Tae avait observé Jungkook et prêté attention à différents détails le concernant. Dans les loges, loin du tumulte du public, loin des œillades curieuses, hors de la scène. Taehyung avait tout vu de ses propres yeux, non sans éprouver un pincement dans la poitrine lorsqu'il avait découvert cette autre facette de son aîné.
Derrière cette image rude qu'il renvoyait, c'est une personne mal dans sa peau, qui charcute son visage devant la glace quand il se retrouve seul dans les loges, qui étire sa peau le plus possible jusqu'à ce qu'elle cède sous ses doigts tatoués, un faux air joyeux qui finit toujours par s'effondrer. Cet homme est complètement terrorisé du qu'en dira-t-on et d'être éjecté de l'industrie, comme on éjecte un pion d'un échiquier. Et les retombées de cette séance photo aux airs diaboliques, les critiques qui le visaient, n'ont fait que le condamner un peu plus à douter de lui-même chaque jour, à supporter une pression supplémentaire qui était déjà trop lourde pour lui.
Il y a toujours une raison qui explique les agissements et le comportement de quelqu'un. Certains sont pardonnables, d'autres ne méritent aucun pardon.
Taehyung avait compris l'aversion que lui vouait son aîné, à force de le côtoyer et d'être témoin sans le vouloir de ses baisses de confiance en lui. Mais il ne pardonnerait pas cela. On ne brise pas l'ego de quelqu'un dans le but de se sentir supérieur. Les intimidations, les moqueries sur son apparence androgyne et ses petites poignées d'amour, les mauvaises blagues...
Non, jamais il ne fermerait les yeux sur cette conduite qui n'avait pas lieu d'être et qui l'avait poussé à se détester sans le vouloir. Tae ne s'était pas gêné pour le lui faire savoir en face à face, après l'avoir surpris pour la énième fois en train de s'apitoyer sur son sort, les yeux explosés, sans doute parce qu'il avait pleuré – ou consommé, qui sait ?
Jungkook avait tenté de s'excuser et de le retenir, de faire comprendre à Taehyung combien il se sentait coupable d'avoir agi de façon infecte avec lui, mais qu'il devait aussi le comprendre. Parce qu'un jour, d'après lui, son tour viendrait. Les doutes horribles qui l'accablaient chaque jour hors des caméras le contamineraient également et il ne resterait plus que ses larmes pour pleurer, une fois que Némésis Corporation en aurait assez de lui.
« Profite de ta jeunesse et de ce joli visage que les cieux t'ont offert en cadeau tant que tu le peux encore. Rien n'est éternel ici bas. Tu le découvriras par toi-même en grandissant ». Voilà ce que lui avait dit droit dans les yeux son aîné lors de cette discussion qui, au final, n'en était pas vraiment une. Tae n'avait rien voulu savoir et avait regagné sa demeure, sans se retourner. Mais les mots de Jungkook avait réussi à semer quelques soupçons chez lui et voir son aîné aussi démuni avait remué quelque chose en lui.
Cette ultime confrontation est arrivée peu de temps avant son accident de la route et Tae se demande désormais si Jungkook n'aurait pas des dons de voyance. Maintenant, ils ne sont plus si différents l'un de l'autre : ils partagent une terreur commune.
— Jungkook a essayé de me contacter à plusieurs reprises durant mon séjour à l'hosto', tantôt par sms, tantôt en m'appelant. Mais je n'ai pas pris la peine de répondre.
— Je vois. T'as eu des nouvelles des autres ou des visites ?
— Hoseok est venu me voir une fois et inévitablement il m'a parlé de Jungkook, comme ils sont souvent fourrés ensemble. C'était... Bizarre, presque faux. J'ai toujours pas compris pourquoi il est venu, à moins que je sois bête.
Jung Hoseok environne le même âge que Jungkook, il est même possiblement un peu plus âgé que ce dernier. Aussi loin que Tae s'en souvienne, depuis qu'il fait partie de l'agence, il a toujours vu ces deux-là traîner ensemble. Ils ont l'air d'un couple dépareillé tant ils n'ont rien à voir l'un l'autre, aussi bien par leur manière de s'exprimer que par leurs apparences. À mesure que les semaines passaient, le châtain avait pu noter un détail déroutant qu'il ne pige toujours pas à propos de ce lien qui unit ces deux énergumènes. Jungkook subit la présence d'Hoseok. Aux côtés de celui-ci, il s'efface, se raidit, comme par désir inconscient de disparaître. On l'entend peu, les quelques réponses qu'il donne sont brèves, presque prononcées en un chuchotement, et tout dans sa posture témoigne un embarras plus que visible. Il y a un énorme gouffre qui sépare ce Jungkook du Jungkook harceleur auquel il s'était confronté à son arrivée chez Némésis Corporation. Mais si le noir de jais ne supporte pas la présence de cet homme, pourquoi le laisse-t'il rester près de lui ? Pourquoi ne se rebelle-t-il pas ? Avec son caractère de merde, il aurait pu le rejeter et avoir la paix pour de bon. Alors pourquoi agit-il comme un véritable soumis avec lui ? Question sans réponse jusqu'à présent pour Taehyung, mais son instinct lui souffle que des choses pas très saines doivent se passer entre eux et il préfère ne pas mettre son nez dedans.
Le premier élément que Tae avait remarqué de suite dès sa première rencontre avec Hoseok : sa plastique artificielle. Son visage avait été remodelé à coup de scalpels et d'injections, de son nez en passant par ses pommettes puis par son front lisse ; ce qui lui donne des airs d'homme bionique, de robot humanoïde à la Ghost in the Shell; sa peau ne présentant aucune imperfection, ni bouton, ni trace du temps qui s'effiloche. Même la couleur de ses cheveux n'était pas naturelle, il avait pu observer ses racines foncées pousser sur sa chevelure platine. Ce qui était un comble aux yeux du plus jeune, qui pensait que seule la beauté naturelle comptait aux yeux des agences de mannequinat. Mais il avait ravalé cette réflexion, son but n'était clairement pas de se moquer ni blesser les autres ; seule sa carrière lui importait et c'était toujours le cas à l'heure actuelle.
Son œil investigateur n'avait pas raté non plus ce décalage entre son expression joviale, qui semblait forcée et faisait ressortir toutes ses modifications apportées par la chirurgie esthétique, et cette drôle d'étincelle qui crépitait dans ses iris bruns. Depuis ce jour, Tae n'avait jamais trop su sur quel pied danser avec lui. Il ne savait pas s'il pouvait compter sur lui les yeux fermés ou s'il devait se méfier de lui. Toutes les fois où ils avaient discuté ensemble, à aucun moment il fut possible pour Taehyung de déchiffrer ce que pensait son aîné. Le décrypter revenait à traduire des hiéroglyphes sans avoir fait d'études en égyptologie : tout bonnement infaisable. Comment reconnaître qu'Hoseok appréciait réellement sa compagnie ou l'exécrait de tout son être ? Comment savoir si ces questions, à la frontière de l'intrusivité – « Ce sont tes vrais cheveux ? J'aurais tant aimé avoir leur volume... Tu as de la famille à Séoul ? J'ai entendu dire que vos relations sont tendus entre toi et tes parents, c'est vrai ? Quel dommage, c'est si triste... Tu dois certainement avoir un copain ou une copine ! Non ? » – relevaient d'un intérêt sincère pour lui ou non ?
Ce malaise, cet inconfort omniprésent, il l'avait ressenti également lors de sa visite à l'hôpital Severance, par ses yeux enivrés par cette curiosité morbide. Ils n'étaient pas assez proches pour se considérer comme des amis, ni assez éloignés pour se considérer comme des inconnus. Mais pourquoi se donner la peine de venir le voir s'il le détestait ? Ça n'avait absolument aucun sens et plus le mannequin y songeait, plus ce micmac lui refilait un mal de tête dont il est difficile de se débarrasser. Pire qu'une énigme à résoudre. En tout cas, ses semblants d'interrogatoires lui avaient appris une chose qu'il ne peut remettre en doute : Hoseok est très, très, très bavard. Et c'est sans doute pour cette raison qu'il ressort souvent de leurs quelques « conversations » avec la tête comme un compteur à gaz.
— J'ai eu par téléphone Lisa aussi, chose surprenante. J'ai été très touché qu'elle prenne de mes nouvelles, je ne m'attendais pas à ça venant de sa part. Elle est grave cool, en vrai !
— Et ta boss ?
Taehyung hausse les épaules, mitigé. Cette femme au carré blond impeccable, madame Cheong, – surnommée « La Porte de Prison » entre collègues ‒ qu'il n'a vu qu'en de très rares occasions, ne sort presque pas de son bureau. Pour s'entretenir avec elle, il faut prévoir des semaines à l'avance un rendez-vous tant elle semble peu disponible. Étonnamment, sa patronne était présente lors de son recrutement. La froideur qu'elle avait dégagé à ce moment-là lui avait fait peur cependant avec le temps, il avait appris que c'était sa manière d'être et qu'en dehors de ça, c'est une travailleuse persévérante qui donne toute son énergie pour faire vivre Némésis Corporation avec son équipe. Après tout, lors de son entretien individuel, elle lui avait confié que des garçons comme lui, elle en voyait vingt ou trente débarquer dans son bureau chaque jour ; tous partageant les mêmes rêves de gloire et venant de bleds paumés, de petites villes autour de la capitale. Sauf que Taehyung n'était pas comme ces candidats. Ils étaient beaux. Lui dépassait la sublimité. Et il deviendrait l'égal des dieux entre les mains de l'équipe Némésis, la vénération de tous à la clé. Voilà ce que lui avait promis cette femme, un sourire confiant sur ses lippes pulpeuses.
— Son dernier appel remonte à il y a six mois. Depuis... Silence radio.
— Tu verras bien dans les jours qui viennent. Allez, on arrive.
Ils passent l'immense portail en fer de la résidence où vit Taehyung et Jimin trouve sans trop de problème une place pour garer son vieux carrosse. À quelques mètres d'eux, s'étend un immeuble effleurant le ciel, tant il est haut. Il respire la richesse, la modernité, le confort de vie, la sécurité ; toutes ces petites choses à la fois que Taehyung peut se permettre et ce dernier a très hâte de retrouver son cocon.
— Tu veux que j't'aide à porter tes affaires ou ça ira ? demande Jimin.
— Ça va aller, t'en fais pas.
— Normalement, t'auras besoin de rien faire en rentrant chez toi. J'ai tout récuré pour ton retour, tes courriers et autres sont posés sur ta table dans le salon et t'as quelques courses de faites dans tes placards et ton frigo. T'as juste à t'reposer, bien t'nourrir et retrouver ta vie d'avant.
Lentement, un grand sourire prend place sur le visage de Tae. Sans son meilleur ami, la vie aurait été bien plus difficile. Il lui sera éternellement reconnaissant pour tout ce qu'il a fait pour lui en ces temps compliqués et pour sa simple présence au quotidien. Tae le sait au fond de lui, il ne trouvera pas plus valeureux ami que lui. Et si un jour Jimin venait à rencontrer des problèmes, il répondra présent sans la moindre hésitation et fera tout son possible pour l'aider.
Avec une douceur qu'il ne témoigne qu'aux personnes chères à son cœur, le mannequin attire le chanteur dans une longue étreinte, étreinte à laquelle ce dernier répond de suite en y mettant plus de pression.
— Merci encore pour tout, t'es le best Blondie.
— Y'a pas d'quoi, chou. Tu sais que j'serai toujours là pour toi, quoi qu'il arrive. Tu m'appelles si jamais t'as b'soin de quoi que ce soit, même si t'as l'impression que ta demande est conne. Tu m'dis quoi pour samedi, hein ?
— Oui, promis !
— Et s'il y a un seul couillon qui vient t'emmerder, j'le castagne !
Après un au revoir touchant, Jimin quitte les lieux puis Taehyung entre dans son immeuble avec ses affaires récupérées. Il se dirige vers l'ascenseur, entre à l'intérieur puis appuie sur le bouton correspondant à son étage, à savoir le cinquième. Après quelques secondes d'attente, une voix monocorde féminine lui annonce alors qu'il est arrivé à destination puis il sort. Avec nonchalance, il avance vers sa porte, attrape ses clés et passe le seuil.
Jimin n'a pas menti quand il disait qu'il avait nettoyé l'appartement. Une douce odeur parfumée, fleurie qui rappelle celle de la lessive, flotte dans l'air. Son parquet brille, étincelle de mille feux avec les rayons du crépuscule qui traversent sa baie vitrée et rien ne semble avoir bougé depuis son hospitalisation. Tout est propre, comme si Taehyung ne s'était jamais absenté au cours de cette année. Comme si tout était parfaitement normal. Comme ce crash routier n'avait jamais eu lieu et n'était qu'un simple mirage.
Taehyung part de suite ranger ses vêtements propres dans son dressing-room puis mettre ceux qui sont sales à la machine. Faire ces tâches toutes bêtes lui fait un bien fou. Se dégourdir les jambes, bouger librement sans aucun plâtre pouvant le retenir lui a énormément manqué. Une fois cela fait, il repart dans le salon et s'installe devant sa table à manger ; là où reposent tous ses courriers et quelques magazines de mode que Taehyung suit de près. Alors qu'il feuillette un peu toute la paperasse, un magazine en particulier retient son attention. Il reconnaît de suite cette photo qui apparaît sur la couverture, un sentiment de nostalgie s'emparant de lui.
Il s'agit sans nul doute de l'une de ses séances photos préférées.
On lui avait fait revêtir de nombreux bijoux en or dans le but de faire ressortir le pigment de sa peau crépusculaire et d'inspirer une somptuosité royale, presque divine. Bracelets fins, grosses bagues, plastron et boucles d'oreilles à pinces : aucun détail n'avait été omis et Taehyung ne s'attendait pas à porter autant d'ornements aussi onéreux et qui pèseraient aussi lourds. On lui avait apposé de faux tatouages éphémères représentant des serpents qui partaient de ses avant-bras et remontaient jusqu'à ses mains. Les maquilleuses avaient trouvé le maquillage parfait pour mettre en valeur le bleu gris de ses yeux. Une touche de fard à paupières orangé, un trait d'eye-liner aiguisant un peu plus son regard, un peu de mascara pour agrandir ce dernier... Vint ensuite la coiffure. Les mains expertes s'activèrent de donner du volume à ses cheveux épais, de les boucler. On l'aida après cela à se fringuer de cet ensemble d'habits immaculés qu'il osait à peine toucher, tant il avait peur de les abîmer, tant ils avaient l'air fragiles. Tae n'avait aucune idée de quel tissu ils avaient utilisé pour confectionner ces vêtements, mais il a encore en mémoire le contact exquis de celui-ci contre sa peau sensible. C'était une étoffe agréable, cotonneuse, qui fondait sous la pulpe de ses doigts ; le genre de matière que Taehyung aimerait porter tous les jours tant c'est confortable.
Le photographe l'avait guidé durant les premières minutes de la séance puis Taehyung improvisa, rentra dans la peau de son personnage. Plus de songes ou d'émotions parasites. Rien à part cette concentration dont il faisait preuve et que tout le monde appréciait, rien à part cette détermination qui grouillait en lui depuis son admission entre les couloirs de Némésis Corporation.
Il y eut alors une prise de vue rapprochée de son visage où il braqua ses pupilles droit dans l'objectif de caméra. Son œillade se voulait intimidante et débordante de sang-froid. C'est cette photographie parmi toutes les autres qui a été retenue pour la une de Elle Korea et d'après ce qui se disait, cet exemplaire aurait été écoulé à des milliers d'exemplaires et certaines personnes chercheraient encore à l'heure actuelle de se le procurer, suite à une rupture de stock rapide.
Le jeune mannequin est toujours aussi fier du résultat de cette photo et des autres figurant dans le magazine. Maintenant, cet air conquérant qu'il arborait sur la photographie lui paraît lointain.
Il passe une main sur la partie de son visage, qu'il avait pris soin de recouvrir de bandages propres par crainte de traumatiser Jimin avant la venue de celui-ci à l'hôpital. Est-ce qu'il sera capable de reproduire un portrait similaire avec cette déformation faciale qui détient déjà tout l'allure de fardeau ? Cela relève de l'impossible pour Taehyung. Peut-être qu'il est encore trop tôt et qu'il doit se laisser encore du temps pour accepter ce nouveau faciès ? Cela reste à voir.
Ses questionnements s'arrêtent net lorsqu'une enveloppe marron attire son attention. Celle-ci se démarque parmi les nombreux prospectus et les quelques factures qui jonchent la surface de sa table. D'un geste habile, Taehyung s'en empare et cherche le nom du destinataire. La première chose qu'il remarque est le cachet apposé sur l'ouverture de l'enveloppe. À sa simple vue, son cœur loupe un battement et sa respiration se coupe. Les aiguilles du temps se figent. Il ne reste plus que lui et ce qu'il tient dans sa main. Il cligne des yeux rapidement, croyant rêver. L'écriture gravée sur le papier ne s'est pas évaporée. Tae parvient toujours à lire ces mots :
Némésis Corporation
Seoul 01000
Rep. of Korea
La nervosité le submerge tandis qu'il peut sentir ses épaules s'alourdir soudainement. Pourquoi Jimin ne l'avait pas prévenu de la réception de cette correspondance ? Les courriers de son agence se font plutôt rares, en dehors des fiches de paie et des contrats interminables qu'il reçoit. Est-ce ce fameux contrat pour Versace qui se trouve dedans ? Le mannequin avait trimé pour que ce soit lui qui soit choisi et personne d'autre. L'attente d'un accord entre les deux agences est si longue et inespérée. Des mois entiers se sont écoulés sans que Taehyung n'ait de nouvelle à propos de ce contrat qui relève plus de l'imaginaire que du concret.
Son cerveau turbinant à plein régime, Taehyung succombe à la panique et ouvre à la hâte cette enveloppe dont le contenu sera soit de très bon ou alors de très mauvais augure. Il le parcourt alors rapidement de son œil encore fonctionnel, une boule désagréable se formant peu à peu dans sa gorge à mesure que son inquiétude prend possession de ses sens. Plus il avance dans sa lecture, moins il est rassuré et moins il parvient à tempérer les doutes qui éclatent un à un dans son crâne. Puis arrive cette ligne. Cette unique phrase qui fait éclater son monde, qui ruina tous ses espoirs d'avenir glorieux dans cet univers qui le faisait rêver.
C'est avec un immense regret que moi-même et l'équipe avons pris la décision de rompre votre contrat au sein de Némésis Corporation ainsi que tous les autres en cours pour motif non disciplinaire.
La lumière aveuglante des projecteurs devient obscurité effrayante, les strass se transforment en boue. Et l'objectif des caméras ne sont plus que le reflet d'un échec cuisant.
— ... Quoi ? sanglote Tae, l'emprise sur cette lettre se renforçant au point de rendre le papier moite.
Il relit encore et encore ce maudit papier, plus affolé que jamais, ne comprenant rien à ces formalités. Non, dans le fond, Taehyung ne veut pas comprendre. Il ne veut rien savoir de tout ça, c'est insensé que son agence ne veuille plus de lui, après toute la popularité qu'elle avait gagné grâce à lui et son minois qui sort de l'ordinaire, lui et son aura envoûtante qu'il avait peaufiné à chaque séance photo passée. Ça n'a aucun putain de sens.
Les nerfs en ébullition, Taehyung s'empare de son StarTAC dans la poche interne de sa veste et compose le numéro de l'agence tout en priant toutes les divinités existantes que Madame Cheong décroche.
Première tonalité... Il se met à tourner en rond, comme un lion le ferait dans une cage.
Seconde tonalité... L'ongle de son pouce se coince sous ses incisives.
Troisième tonalité... La pression ne retombe pas. Elle ne fait qu'augmenter et le rend encore plus instable. « Décrochez » est le seul mot, l'unique ordre qui s'impose dans ses songes bousculés et se répète tel un mantra.
Quatrième tonalité... Taehyung se fige.
Répondeur.
Alors que la voix robotique et monocorde de la messagerie d'appels passe en fond, l'Adonis des Podiums fulmine, crie avec rage. Son masque inexpressif craquèle à nouveau et cette furie déborde, déborde, déborde ; totalement hors de contrôle. C'est une colère monstre qui sillonne chaque vaisseau sanguin le constituant, qui fout en vrac toute logique encore présente en lui, qui le dépasse. Au Diable les bonnes conduites !
Dans un geste guidé par cette violence qui déferle en lui, Tae compose le numéro de son meilleur ami rock star, tout en mordillant ses lèvres avec acharnement tellement il était énervé. Bien évidemment, il tombe sur son répondeur. Il lui laisse donc un magnifique message vocal rempli de reproches qu'il regrettera sans doute quelques heures plus tard. Peu importe si c'était de l'inattention de sa part ou non, Jimin aurait dû le prévenir de l'arrivée de cette lettre de licenciement, lettre qui date de quatre mois auparavant. Il sait combien cette place au sein de l'agence importe pour lui, combien ce métier lui tient à cœur et fait vibrer chaque cellule qui constitue son être. Alors pourquoi quelle fichue raison, s'il y en a une, son plus précieux allié ne l'a pas mis au courant de l'existence de ce papier ?
Son parcours ne peut pas se clôturer ainsi. Taehyung refusait que cela se passe ainsi, sans explication de vive voix de la part de la matriarche de la maison Némésis. Après tous les obstacles dressés sur son chemin, le châtain avait appris à ne jamais renoncer et se battre jusqu'au bout pour parvenir à ses fins. Que lui seul est maître de ses actions, de son présent ainsi que de son futur. Qu'il est le dieu de sa propre destinée. La preuve : s'il ne s'était pas donné les moyens, s'il n'avait pas bravé les interdictions instaurées par ses parents, il serait coincé dans leur foyer à faire des études qui ne lui plairaient pas, à subir leurs réprimandes, à endurer leurs commandements. Car leurs envies passaient bien avant le bien-être de leur fils unique. Il avait pu échapper à cet enfer grâce à son ambition démesurée et sa volonté.
C'est pour cela qu'il décide de prendre une décision, même si cela mettra à l'épreuve l'acceptation de sa nouvelle apparence en croisant pour la première fois depuis presque un an les visages qu'il côtoyait.
Oui, demain il en touchera deux mots à « Porte de Prison ». Et si elle aurait la malchance d'être occupée ou de ne pas avoir de temps à lui accorder, ce n'était pas très grave : Taehyung lui trouvera une date de rendez-vous pour elle, que cela lui plaise ou non, indisponible ou non.
On dit que la nuit porte conseil. Ce n'est pas le cas pour Taehyung. Quelques heures de sommeil ne suffiront pas à apaiser l'orage qui gronde dans sa cage thoracique.
On ne se débarrasse pas de lui aussi facilement et il compte bien le faire comprendre, à sa manière.
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