
V. 𝖒𝖎𝖌𝖍𝖙𝖞 𝖜𝖆𝖗𝖗𝖎𝖔𝖗
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— À ton avis, qui est le père ? Demanda Alenis, dépliant une chemise de soie aubergine, avant de délicatement la poser sur la chaise.
Kai lui avait tout raconté de son entrevu dans la salle du trône; depuis sa rencontre avec le roi, jusqu'à son départ de la pièce, deux heures plus tard, le crâne emplit d'informations sur la famille royale, qu'elle s'était empressée de noter dans le carnet de cuir, que lui avait offert Daemon.
Ses notes lui permettraient, dans un avenir proche, d'en savoir assez sur les membres de la cour — de leur désir les plus enfouis, à leurs peurs les plus terribles-— pour utiliser efficacement son talent de manipulatrice sur eux. Elle sèmerait le chaos, et détournerait l'attention des courtisans, assez longtemps du moins, pour leur faire oublier les rumeurs de bâtardise qui pesaient sur les princes Velaryon.
Les trois garçons étaient d'ailleurs le sujet de conversation, sur lequel, Alenis et elle, débattait depuis qu'elle était rentrée. De leur apparence, que Kai jugeait comme tristement banale, et dénuée d'intérêt, jusqu'à dérivé sur une question bien plus croustillante. Qui, parmi les nombreux chevaliers royaux, s'était octroyé le droit à des nuits de plaisirs intenses avec l'héritière du trône ?
— Je n'en sais rien, avoua Kai, à contrecœur, assise devant la coiffeuse. Et puis, il pourrait y en avoir plus d'un.
La rouquine, derrière elle, cilla, une main sur le dossier de la chaise.
— Tu t'fiches de moi ?
Kai haussa une épaule, se leva, et se délesta de ses habits couverts de sueur, repoussant la boule de vêtement sale à l'autre bout de la pièce, d'un vigoureux coup de pied . Elle enfila la chemise de nuit, ronronnant presque en reniflant les effluves de jasmin qui s'en dégageait, sous le regard pétillant d'Alenis.
— Le problème, pesta-t-elle, dégageant ses épais cheveux noirs du col. C'est que des hommes, prêt à coucher avec une princesse, il y'en a une flopée ici.
Son amie acquiesça durement. Rien que depuis leur arrivée à Port-Réal, seulement quelques heures plus tôt, elle avait croisé pas moins de treize hommes correspondant à la description du géniteur des princes; grand, brun, les yeux foncés.
Les deux filles, malgré leurs jeunes âges, n'avait jamais été étrangère aux choses de l'amour, ni au sexe. Elles auraient eu bien du mal, en grandissant dans un bordel, où les gémissements et les claquements résonnaient en chœur, du matin au soir. A dix ans et onze ans, elles avaient assisté à des scènes, qui aurait fait tourner l'œil, la plus débauchée des femmes du Donjon Rouge.
Kai s'efforçait d'oublier. Oublier les corps nus, transpirant, les grondements des ivrognes bedonnant, et les cris des femmes, qui n'étaient, malheureusement, pas toujours dû au plaisir.
Néanmoins, ces années à Chambre Pourpre leur avait arraché, à elle et à Alenis, cette crédulité, qui rendait les jeunes filles de leur âge -—et même plus âgées— vulnérable face au désir des hommes. Cette conscience accru du danger qu'ils représentaient, sous leurs sourires enjôleurs et leurs belles paroles, leur permettait de déceler leurs véritables attentes, et de, toujours, avoir un coup d'avance.
Rejoignant son lit à baldaquin, un grand meuble en bois de fer, placé au centre de la pièce, si haut, qu'il frôlait de près la brique au plafond, Maelakai grommela;
— Et toi ? Tu as du nouveau ?
La bouille couverte de tâches de rousseurs s'illumina, signe que sa collecte, de son côté, avait été fructueuse.
— J'ai fait l'tour du château, dit-elle, nouant ses boucles de feu autour d'une plume de corbeau, comme Laena le lui avait enseigné. J'ai mémorisé les postes d'gardes, les appartements du roi, d'la reine, et d'la princesse. J'nous ferais une carte demain.
Comme attendu de sa part.
Si l'art de la bienséance, des pirouettes politiques, et de la littérature lui était étrangé, Alenis était douée d'un talent, peaufiné au fils des ans, pour la cartographie. Dans une certaine limite, couché sur papier les lieux dans lesquels elle se trouvait, la rassurait. Si elle savait où se situer, alors elle ne pourrait pas se perdre, et personne ne pourrait prendre avantage de son ignorance. Chaque terrain devenait indubitablement le sien.
Une semaine après que les filles aient atterrit à Pentos, encore secouées par leurs épreuves à la Capitale, elle en avait déjà fait le tour, et dessiné méthodiquement, chacun des recoins. La moindre ruelle, le moindre couloir dérobé du château, elle l'avait esquissé. Du marché de la Grande Place, jusqu'au bout de plage reculé, près d'une grotte sous-marine, où Vhagar et Caraxès s'endormaient, et où personne n'osait s'aventurer, de peur de réveiller les bêtes ronchonnes.
Braquant ses yeux, plissés par la fatigue, au feu crépitant dans le foyer, dans le fond de l'immense chambre, Kai se glissa dans le drap de satin, jusqu'au cou. Sans tarder, Alenis la rejoignit.
En opposition à toute bienséance, voulant que les dames de compagnies dorment ensemble dans l'un des baraquements prévu à cet effet, les filles avaient décrété qu'elles partageraient cette chambre, bien trop spacieuse pour un seul être. Kai ne l'aurait certainement pas avoué, même sous la torture, mais dormir seule, dans ce labyrinthe d'ombres et d'assassins, la couvrait de frissons.
De plus, Daemon n'avait été d'aucune aide, lui précisant, quelques heures avant son départ, que le château était truffé de passages secrets. Avec cette précision mesquine en tête — car elle était sûr qu'il avait agi sciemment, afin de la torturer— impossible de trouver le sommeil. Et, même si, par miracle, il la rejoignait, elle savait d'hors et déjà, qu'il ne saurait en rien reposant. Chaque nuit était identique, si bien qu'au réveil, elle doutait de ne pas être enfermée dans une boucle temporelle; du sang, des montagnes, un lac, et..., et un dragon.
Aussi imposant que Vhagar, et aussi sournois que Caraxès, dès la nuit tombée, son géant venait la chercher. Grand, noir, avec des ailes de chauve-souris, de trois fois sa largeur, il était le plus beau reptile qu'elle eusse observée. Et ses yeux..., deux énormes joyaux, aussi vert que la mousse d'automne, et plus profond que les mers des cités libres. Ils la hantaient, de jour comme de nuit.
Ce dragon n'existait pas, son subconscient se plaisait à l'imaginer, souvent, mais diantre ! Elle aurait tué pour un instant auprès de ce dieu, pour l'allégresse d'effleurer ses écailles d'obsidiennes, pour le spectacle que devait être le vol d'une telle bête.
Pourtant, chaque fois qu'elle rationalisait ses songes, en se rappelant qu'elle ne verrait jamais son âme sœur au corps de ténèbres, et qu'il serait plus sage de l'apprécier pour ce qu'il était, un simple rêve, son cœur se mettait à tambouriner sous ses côtes, et elle était prise de violent vertiges. Comme si une nuée d'oiseaux migrait dans son organe, et voulait en émerger. Ou plutôt, comme si quelque chose rugissait à l'intérieur...
Heureusement, dormir avec son amie apaisait cette douleur cajoleuse.
— Quand nous rentrerons, je narguerais Baela avec les histoires que nous aurons vécu ici.
Somnolente, Kai renifla, un mince sourire aux lèvres;
— Et que comptes-tu lui dire ?
Alenis roula sur le matelas, collant son corps à celui de Kai — bien qu'il y ai la place pour une dizaine de mouflets dans ce lit— peinant à garder les yeux ouverts.
— Que je me suis dégoté un chevalier, bailla-t-elle en fermant définitivement les paupières. Mieux..un prince, oui, je lui dirait qu'j'ai un prince (sa voix baissa d'une octave, devenant trainante) grand, fort, elle s'ra verte, cette pim-
Sa phrase mourut, remplacée par un long, et bruyant, ronflement.
Kai serra la bouche pour contenir un rire, et jetant une dernière œillade à son amie, dont les cheveux de feu -— oujours aussi indomptable, malgré la plume— se répandait sur l'oreiller, se dit qu'elle aurait peut-être dû, face à ses bruits animal, lui trouver une couchette dans la porcherie, plutôt que dans ses draps.
— Bonne nuit Leni, sourit-elle tendrement.
Elle lui baisa le crâne, et souffla sur la bougie à sa droite, s'autorisant enfin, à la lueur des flammes du foyer, à s'écrouler, terrassée par la fatigue.
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Les couloirs foisonnaient de murmures.
Ce matin-là, c'est le tintamarre des servantes qui avait réveillé Maelakai, en sursaut, affolée par le bruit. À Pentos, dans le château solitaire où elle avait vécu ses trois dernières années, perchée en haut d'une colline, le silence régnait. Seuls quelques hennissements provenant de l'écurie, et autres râles saurien —car Vhagar, au réveil, n'était que rarement d'humeur égale— perçaient le mutisme environnant.
Mais, au Donjon Rouge, tout était différent. Non pas que les murs soient moins épais, ceux de la chambre de Kai était large de cinq pouces, simplement, à la Capitale, dès l'aube, les petites gens ne savaient s'empêcher de piailler. Il y avait toujours un nouveau ragot, un autre scandale, une liaison sur laquelle jacasser. C'était bien pire qu'un poulailler.
Et les commérages du jour portaient tous sur la nouvelle attraction du donjon; la pupille du Prince Vaurien, aux yeux charoïtes, confiée aux bons soins de sa majesté, le roi, son frère.
Consciente d'être épiée, comme un morceau de viande juteux, en pleine période de famine, Kai s'était particulièrement souciée de sa toilette, et notamment de ses accessoires; elle portait une robe de soie noir, ses bras nues découvrait deux chaînes d'argent — offertes par Daemon, grâce aux conseils de sa femme, à son dernier anniversaire— enroulées comme des serpent autour de ses biceps, et en leur sein, un crâne de dragon. A son cou pendait un collier, dont le symbole représentait le blason des Woodgard: une hydre à cinq têtes, taillée dans l'ambre sombre.
Woodgard et Targaryen, réunis en une œuvre d'art minutieusement calculée.
Une armure.
Traversant les longs couloirs de briques, le dos droit, elle lissa sa jupe, un rictus aux lèvres. Si ces cul-pincés —aussi appelé "la cour"— voulaient du scandale, ils seraient servis. Son œil de reptile se fixa sur chaque visage, savourant l'expression indignée dans laquelle ils se déformaient sur son passage. Son cœur se gonfla de satisfaction. C'était une entrée réussie.
Père aurait été fier, elle pouvait presque le voir, en face d'elle, au bout de ce couloir, une main sur la garde de son épée, et un sourire crochu étirant sa bouche. Un sourire qu'il aurait condescendu aux vulgaires qui l'épiait. Oui. Il aurait été fier.
— N'ont-ils rien d'mieux à faire ?
Alenis à ses côtés, à peine en retrait, claqua la langue. Ses sandales piétinaient la dalle, et, contrairement à son amie, qui avait le buste en avant et le cou d'un cygne, elle avait les épaules voûtées et le menton rentré dans sa gorge.
Son œil vert perçait les crânes, comme une lance jetée dans la mêlée. Quiconque croisait son regard, déglutissait, et se détournait prestement. Ses clavicules dénudées claquaient au rythme de ses pas. C'était un jeune loup, et le donjon était une bergerie, Un troupeau, frêle et vulnérable, prêt à être décimé.
Marchant devant deux servantes, qui échangeaient des messes-basses, assez peu discrètement pour que la rouquine perçoivent le terme peu glorieux de, "bâtarde", les poings d'Alenis se replièrent.
— Laisse, temporisa Kai, que rien n'aurait pu troubler. Qu'elles aient de quoi jacqueter au déjeuner.
Tel un aigle examinant une future proie, du haut d'une branche, elle inclina la tête vers les commères. Celles-ci se pétrifièrent, à la façon d'une biche percevant le pas feutré du chasseur aguerri.
Elle retroussa ses lèvres sur ses dents;
— Bonjour.
Raide comme la mort, et aussi blême qu'elle, elles se ramassèrent sur elles-même. Alenis rit sous cape.
Cette manière, propre à elle —très certainement héritée de son père, puis aiguisée avec l'âge— qu'avait Kai de se montrer courtoise et méprisante en un seul temps, avait toujours provoqué chez son amie, la plus grande des fascinations.
— Bonjour, ma demoiselle.
Elle laissa courir ses pupilles scrutatrices sur leurs vêtements. Des chiffons. Le tissu était abimé, sali par le travail, et le bas de leurs jupes avaient pris une teinte brunâtre, tâché, très certainement, par une matière graisseuse, dont Kai ne souhaitait guère connaitre l'origine.
— Hum.
Sans un mot, le nez levé —car, malgré tout, les femmes faisaient, à vue d'œil, une trentaine de centimètre de plus qu'elle— elle reprit sa marche. Alenis lui emboita le pas, balayant ses boucles rousses et dorés, encadrant sauvagement son visage, dans le vent.
Dès la seconde où elles atteignirent le second couloir, une longue allée de dalles claires, sous un enchevêtrement d'arches en pierre rouge pâle, laissant passer le soleil, baignant les deux silhouettes d'un halo ocre, un rire frais, brut, échappa à la rouquine, tordant si puissamment son ventre qu'elle dû s'arrêter.
Son amie l'a zieuta brièvement, puis examina les alentours. Personne. Ses épaules se relâchèrent, et elle se laissa choir contre la pierre.
— Je crois qu'elles étaient sur l'point de se pisser dessus, rit Alenis.
Elle s'ourla d'un rictus.
— Ce ne serait pas étonnant.
Dans une inspiration, si longue qu'elle sembla aspirer tout l'oxygène environnant, Alenis se redressa, calmant son hilarité, les yeux pétillants, un vague sourire flottant sur ses lèvres. Elle s'apprêtait à ouvrir la bouche —sans aucun doute dans le but de sortir une nouvelle vacherie— lorsqu'un tintement éclata dans l'air, faisant frémir les vitraux, et trembler les statues. Des clameurs suivirent le son, et les fillettes se figèrent, surprises.
Cela venait d'en bas, de plus loin. Quand le tintement réapparut, Maelakai saisit son origine: deux épées, de fer ou de bois, elle n'aurait su le dire, mais un seul entrechoquement lui fit comprendre que, peut-importe le matériau employé, les duellistes combattaient avec férocité.
Elles n'échangèrent qu'un regard, se saisirent de leurs jupes, et se précipitèrent vers les escaliers les plus proches, suivant, à l'aveuglette, les halètements, grognements, et applaudissements. Kai avala les marches sinueuses d'à plats de l'escalier serpentin, trois par trois, frôlant une mort certaine, se moquant, en cet instant, d'avoir plus l'air d'une enfant surexcitée —ce qu'elle était— que d'une dame.
Après avoir, miraculeusement, survécu à la descente, elle déboucha sur un grand terrain au sol terreux et graveleux. Elle ralentit la cadence en surprenant des voix à proximité. Son pas se calma, mais pas son pouls, et elle se redressa, jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.
Alenis dévalait toujours les marches, avec un plaisir non dissimulé, bondissant comme un cabri, confiante dans cet escalier tortueux, qui avait pourtant coûté sa hanche à la reine Alysanne Targaryen —arrière grand-mère de Kai. Du monde s'ébaudit, détournant celle-ci de son amie. Quelque chose se produisait tout près, et elle mourrait de savoir quoi.
Doucement, elle pénétra dans la cour inférieure, suivit de la rousse, qui, après un dernier saut, l'avait rejointe. Son nez se fronça à chaque pas. Une vive odeur de fer et de fumée flottait dans l'air. Puis, après une courte marche dans la pénombre, sous la galerie suspendu, la lumière revint. Et le spectacle qu'elle découvrit, les yeux écarquillés, suffit à la convaincre que sa curiosité avait parfois du bon.
Sous les épais nuages gris qui couvrait, ce matin-ci, le bleu du ciel, s'étendait une aire d'entrainement. Sur la droite, un établi, remplis d'épées, de bois et d'acier, rangées méticuleusement par tailles. Sur la gauche, un même établi contenait cette fois, deux rangées d'arcs aux courbes élégantes, attenant à un pot de cuivre, dégueulant une multitude de flèches. Sur une table, reculée contre une immense porte, une trentaine de boucliers, toutes formes et tailles confondus, mais affichant toujours le même blason rouge et noir, avec ses trois têtes de dragon.
La fumée qu'elle avait sentit émanait d'étals, aux quatres coins de l'aire, où plusieurs hommes martelaient de coups des armes fragiles, fondant, moulant, créant ce qui allait certainement devenir de formidables compagnons pour des chevaliers aguerris.
Partout, des cibles, certaines, faites pour les arcs, surélevés, difficile d'accès, d'autres, pour les épées, s'édifiaient sous la forme de silhouettes aux corps de bois, couverte de sac rembourrés de pailles, sûrement assez lourde pour encaisser les coups portés par leurs assaillants.
Conquise, Maelakai frôla du regard chaque équipement, bibelots, et autres machineries dont elle ignorait l'usage. C'était bien mieux que "l'aire" sur laquelle elle s'entraînait à Pentos, si tenté que l'on pouvait appeler un bout de plage, des rochers pointus, ou encore, des collines aux herbes sèches et coupantes, ainsi. D'après Daemon, c'était une bonne chose de travailler sur un terrain inhospitalité, cela endurcissait. Sûrement avait-il raison, mais, face aux ressources que possédait le Donjon Rouge, ces mots paraissait bien terne.
Quelque part au milieu de cela, progressait un concert de chocs de mat et de grognements. Les tintements.
— Ma parole, mais il veut le tuer, siffla Alenis.
Lentement, les yeux de Kai revinrent vers elle, puis se guidèrent, instinctivement, vers sa droite.
Se tournant autour comme des prédateurs, deux corps, capitonnés dans des habits, vert sombre pour l'un, et vermillon, pour l'autre, s'affrontaient, un brin titubant, lattes de bois au poing. Trop éloignée pour en voir d'avantage, Kai cilla tout de même face à la brutalité du combat. A leurs tailles, elle ne les considéra pas plus âgés qu'elle, néanmoins, il semblait se dégageait des deux garçons une animosité hors du commun.
Sans crier gare, sous les clameurs des spectateurs, bien installés dans la galerie suspendu, qui devait leur donner une vue imprenable sur le combat, le vert brandit son épée, visant la tête. Si l'autre n'avait pas esquivé, à la dernière seconde, le choc aurait été violent. Et, si l'épée s'était trouvé être de fer, le tranchant l'aurait décapité, d'un seul coup.
— Il est fou, s'étonna Alenis.
La face rougie par l'émoi, lui donnait une vague ressemblance, à cause de ses tâches de rousseur, avec une fraise bien mûre. Elle fronça les sourcils.
— Non, il n'est pas fou, répliqua Kai, les yeux plissés, concentré sur ce jeune corps vigoureux, emplit d'amertume. Il est seulement...
— Enragé, termina une voix paresseuse.
Alenis sursauta, les poings serrés, exhalant un feulement, alors que Kai, impassible, ne détourna le regard de l'entraînement qu'un bref instant, afin de saisir le visage de son interlocuteur. Un garçon, blond, était avachis contre le mur près d'elles. Quand le combattant balança son épée dans l'épaule du rouge, lui arrachant une plainte aiguë, elle hocha la tête.
— Oui, il est enragé.
— Mais t'es qui, toi ? Grogna Alenis, les poings sur les hanches.
Tandis que Kai, absorbée par l'affrontement, ne leur prêtait qu'un maigre intérêt, le garçon releva ses yeux, jusque-là posés sur les lignes d'un ancien livre, vers la rouquine. Alenis ne dissimula rien de sa surprise en rencontrant deux iris vairons, l'un jaune, l'autre mauve, et le dévisagea avec un tel ahurissement, qu'il en aurait était presque vexant. Mais, il ne se vexa pas, au contraire, il haussa un sourcil railleur vers elle.
— Haelon Targaryen, fils du roi Viserys Ier, et de la reine Alicent Hightower, Prince des Sept Couronnes. Et, toi, t'es qui ?
Il appuya volontairement sur son intonation, imitant celle, aigre et gutturale, de la jeune fille. Celle-ci déglutit péniblement, dare-dare plus à l'étroit dans sa propre chair.
— Kai, appela-t-elle nerveusement.
Pas de réponse.
— Kai !
La brune, dont l'attention était polarisée par les mouvements animal des duellistes, ne revint à elle que lorsque, après quelques minutes, paniquée, Alenis lui tira le bras avec la force d'un bûcheron fendant du bois.
— Quoi ? Râla-t-elle, se dégageant d'un coup sec, agacée d'avoir dû interrompre son analyse.
Son amie jeta le menton vers le garçon, qui, divertit par la scène, se fendit d'un large sourire.
Kai fixa d'abord ses cheveux ondulés, coupé aux épaules, d'un or si clair qu'il rappelait les nuances d'écumes que pouvait rejeter la Baie de Néra, puis sur son visage, à la fois familier et étranger, gardant encore les rondeurs de l'enfance, et enfin sur ses yeux singulier. Non comptant de ne point être de la même couleur, ils étaient si différents —d'une manière qu'elle n'aurait su expliquer— qu'ils semblaient appartenir à deux entités propres.
Il se déplia ses jambes, se releva, époussetant sa tunique matelassée, noire comme la nuit, et tendit une main aimable vers les filles, son bouquin coincé sous un bras.
— Bonjour.
Alenis se réfugia derrière Kai. Non pour se protéger, comme on aurait pu le penser au premier abord, mais plutôt comme un chien, les babines découvertes, défendant son maître, prêt à bondir à la gorge d'un inconnu à la moindre menace. Le garçon l'observa faire, curieux.
Élégamment, Maelakai, qui s'était reconstituée, en un quart de seconde, une expression placide, s'empara de la main tendue du bout des doigts, avant de la relâcher tout aussi promptement, laissant retomber son bras contre son flanc.
— Prince Haelon, salua-t-elle, tout en simplicité.
Elle ne s'abaissa pas à s'incliner, son corps resta figé dans le marbre.
Aucun adulte ne la regardait, tous bien trop accaparés par la joute qui se déroulait toujours derrière elle. Et puis, Père lui en avait assez appris au sujet de son interlocuteur, pour qu'elle soit sûre, de ne point subir de remontrances.
Haelon, le Maudit, second fils du roi.
De ce qu'elle en savait, ses informations se basant sur son seul véritable outil de connaissance concernant la famille royale, autrement dit Daemon, la seconde grossesse de la reine Alicent avait été, bien que pénible et douloureuse —la reine restant alitée les trois derniers mois— puissamment désirée. L'enfant qui devait en naître, était, de l'avis de tous les mestres, assez imposant pour retourner les entrailles de sa mère.
Alicent priait pour une fille, moins bruyante que son premier enfant, une compagne de jeu pour Aegon, et une poupée à babiller pour elle. Ses dames de compagnie, tout comme le Grand Mestre, l'encourageait dans ce sens. La position du ventre était assez révélatrice du sexe de cet enfant.
Alors, lorsque, épuisée par l'effort, transpirante, et sanglotante, l'on avait confié un petit être, rouge et vagissant, aux bras de la reine, elle avait éprouvé un bonheur sans pareil. Une fille, aux cheveux d'argent, était née, l'on nommerait cette dernière Helaena, l'éclat du soleil.
Mais, tandis que l'on emportait la princesse, afin de la nettoyer, l'envelopper, pour la présenter au Roi, la reine poussa un hurlement sinistre. Ses tripailles se tordaient douloureusement alors qu'elle s'agitait, comme une possédée, sur le lit. Il n'avait pas fallu trop de quatre servantes, deux pour les bras, deux pour les jambes, afin de l'empêcher de se mouvoir.
La ventrière, alarmée par les suppliques de la reine, lui avait ouvert les cuisses, et ce qu'elle y avait trouvé l'avait suffoquée. Un crâne se démenait dans l'antre de la vie, écorchant, griffant, afin de ne pas succomber à l'asphyxie.
Sans plus attendre, comprenant que la mère serait trop affaiblie pour mettre au monde ce second prince ou princesse, elle s'était munie de ses outils.
Il avait fallu plus d'une trentaine de minutes pour extraire l'enfant, sous les lamentations, coups, et protestations de la reine. Quand il fut enfin libérée de sa cage de chair, Alicent, qui avait extraordinairement bien résisté à l'opération barbare, assez, du moins, pour ne pas s'évanouir sur l'heure, ordonna qu'on sorte de sa vue cette chose, qui, pour elle, n'avait rien d'un nouveau-né.
Les dames de compagnie avait tenté d'apaiser la reine, en vain, certaines ont même raconté, des années après, qu'elles avaient dû éloigner l'enfant, car, dans sa folie alimentée par sa souffrance, la reine avait menacé de se débarrasser de lui elle-même, s'emparant d'une paire de ciseaux de la ventrière.
C'est cette dernière qui avait emporté le nourrisson, nu, et l'avait confié au Roi —qui attendait anxieusement derrière la porte— les bras trempés du sang de la reine.
— C'est un garçon Votre Majesté, s'était-elle contenté de dire, avant de faire demi-tour.
Perplexe, Viserys était resté quelques instants figé, avant de se défaire de son drapé sombre, enroulant le bébé à l'intérieur. Maigre, fripé et silencieux, il avait soulevé lentement ses paupières pour observer son père. En découvrant les yeux, vairons, Viserys avait largement souri, au bord des larmes.
— Il ressemble à sa grand-mère, avait-il, disait-on, confessé à un garde, près de lui.
Son regard avait erré sur ce bout d'humain, si calme, et il avait senti comme un changement dans l'atmosphère, un renouveau, tout du moins, c'est ce qu'il se plaisait à dire à chaque banquet.
— Haelon, s'était-il entendu prononcer, dans un souffle. Prince Haelon Targaryen.
Haelon, grand héros, était né. Mais, bien que l'on dise que Viserys n'avait sourit autant que pour la naissance de sa première née, Rhaenyra, La Joie du Royaume, le surnom que le peuple trouva à ce petit prince inattendu, que son père voyait comme un cadeau des Sept, ne reflétait pas cet enjouement.
Le Maudit, surnom évocateur, et terrible pour un enfant, lui avait sûrement été donné en opposition avec celui de sa jumelle, La Bénit. Cela dit, d'autres théories avaient été mises sur le tapis, celle que Daemon prisait, et que, par conséquent, il avait soufflé à Kai, était que ce sobriquet venait de la reine en personne. Toujours amère, bien des années après, envers ce garçon dont elle ne voulait rien savoir, il n'aurait pas été étonnant que, au cours d'une discussion, épié par des oreilles indiscrètes, elle ait lâché, dans un excès d'humeur, que cet enfant était maudit.
Mais, à la vérité, peut importait l'histoire derrière ce surnom, ce qui importait était que, à cause de lui, le peuple, tout comme les gens du palais, dédaignait le sang et le statut de ce prince, permettant à Maelakai, d'en faire autant.
De fait, elle ne s'accommoda pas des politesses, courbettes, et autres civilités habituelles, et, entendant un nouveau rugissement de colère, pivota sec vers les deux adversaires, ignorant le prince.
Le plus petit, le rouge, s'était rebiffé, et d'un coup de latte bien placé, avait renversé l'autre sous son corps. Tous deux avaient désormais lâché leurs armes, se battant aux poings, roulant dans la terre, salissant cheveux et vêtements, sous les halètements inquiets de leur public. Ça n'avait plus rien d'un entraînement, il s'agissait là d'un règlement de compte.
Sans s'en apercevoir, happée par ce tableau, Kai s'était rapprochée, se tenant maintenant assez près pour distinguer les corps des duellistes, que deux gardes tentaient de séparer.
C'est avec un effarement, qu'elle eu bien du mal à camouflé, qu'elle s'aperçut que le rouge, avec son épaisse tignasse brune, et son sang barbouillant son visage, se trouvait être Jacaerys Velaryon, prince, héritier du trône, et, visiblement, combattant en roulade émérite.
Le second, qu'un grand chevalier, le visage fermé, venait de retirer du corps de Jacaerys, elle ne le connaissait pas, mais, au vu de ses longues mèches d'argent, elle n'avait quasiment aucun doute sur son appartenance à la maison des dragons.
Les deux furent séparés, puis placés à grande distance l'un de l'autre, de peur qu'ils ne se jettent à la gorge.
— C'est toujours comme ça, soupira Haelon, las.
Alenis et lui entouraient Kai, de par et d'autre, qui ne les avaient absolument pas vu la suivre.
— Toujours ? S'étonna la rousse. Mais, c'est qu'ils n'y vont pas d'mains mortes.
— Oui, là se trouve le cœur du problème. L'un de ces crétins va véritablement finir, un jour ou l'autre, par ne pas se relever.
— Pourquoi le font-ils alors ? S'enquit Kai.
Il haussa les épaules.
— Et bien, Jace méprise Aemond. Je ne suis pas certifié que c'est intentionnel, mais il le fait. Quant à Aemond, cela le touche, alors il se venge à sa manière, là où c'est autorisé.
— Donc, à l'entraînement, compléta Alenis avec un air entendu.
Il acquiesça gravement. Tandis que l'on enguirlandait, et nettoyait les combattants, Kai avisa les deux enfants restant, qui papotaient sur des marches d'escaliers, et qu'elle n'avait, jusqu'à lors —bien trop occupée à détailler le style de combat des autres—pas remarqué.
Elle reconnut le plus jeune, à ses bouclettes, comme étant Lucerys Velaryon, quant à l'autre, bien plus grand que le premier, engoncé dans une tenue verte, dont elle déterminait l'âge, à vue d'œil, entre les treize et quinze ans, elle devina qu'il s'agissait du premier fils du roi, Aegon, second du nom, Targaryen.
— Eux, ils n'ont pas l'air de se haïr, décréta t-elle en pointant son index vers les deux "amis".
— Oh, parce que ce n'est pas le cas. Aegon et Luc s'entendent bien. D'ailleurs, Aegon s'entend mieux avec eux qu'avec nous.
— Et c'est quelque chose qui te peine ?
Son air impassible, nonchalant au possible, poussa le prince à se confier, sans savoir qu'en réalité, elle tirait les ficelles d'un jeu dont elle comptait passer maître;
— Non, sourit-il en secouant la tête. Plus Aegon reste loin de moi, mieux je me porte. C'est un crétin.
Alenis posa son regard sur l'aîné de la fratrie, revint sur Haelon, et fit la moue.
— C'est une impression où, pour toi, ce sont tous des crétins ?
Le sourire du prince s'élargit.
— Qui sait ?
Maelakai pointa enfin le doigt sur cette chose familière chez lui, lorsqu'il souriait, tout son visage s'illuminait, et il était presque difficile de soutenir du regard cette expression tant elle resplendissait, exactement comme celle du roi. Un soleil. C'était un soleil, brûlant et chaleureux.
— Et toi, demanda-t-elle, lui accordant, pour la première fois, son attention la plus totale. Avec qui t'entends-tu ?
Époussetant son gros livre, qu'il gardait précieusement dans ses bras, comme l'aurait fait un enfant avec une peluche, il en tapota la couverture.
— Avec Daevor, principalement.
Maelakai ouvrit de grands yeux, épatée, et suivit les courbes de l'ouvrage avec envie. Quand son regard se reposa sur le prince, il s'était éclairé.
— C'est un Daevor ? Je croyais les avoir tous lu.
Haelon parut tout aussi surpris qu'elle, avant qu'un véritable sourire ne reviennent hanter ses lèvres.
— Pas à un mot, à quiconque, mais j'ai volé celui-ci dans la réserve personnelle de mon père.
— Oh.
Daevor était l'auteur favori de Maelakai. Ses ouvrages datait presque tous de trois siècles en arrière, il était l'un des rares dont les écrits avait pu être conservé après le Fléau. Ses meilleurs livres avait, selon lui, était perdu à cette période, mais ceux qu'il restait...Diantre ! C'était un régale pour n'importe quel lecteur. Ce que Kai appréciait le plus avec cet auteur, était que jamais l'on avait su dire si il s'agissait d'une femme ou d'un homme, et bien qu'elle ai sa préférence, le mystère resterait entier, jusqu'à la fin des temps.
— Tu voudras l'emprunter ? S'intéressa Haelon. Je ne l'ai pas terminé, mais je te le passerai quand ce sera le cas.
Kai sentit une douce chaleur envahir ses veines.
— Oui, volontiers.
Le regard d'Alenis passa de son amie, au prince, dérivant vers le livre, au moins trois fois, avant qu'elle ne se poste entre eux. Son regard flamba un instant, si bien que Haelon amorça un mouvement de recule, puis, subitement, son visage se dérida et elle lui servit son plus joli sourire.
— Moi c'est Alenis. Et elle, c'est Maelakai.
— Kai, rectifia cette dernière.
— Il semblerait qu'elle t'aime bien, poursuivit la rousse. Et, si elle t'aime bien, j't'aime bien.
Le prince ricana, et Kai, derrière Alenis, roula des yeux. Il fit un pas vers elles, puis un deuxième, jusqu'à ce que son corps soit assez près d'elles pour les toucher en tendant le bras. Il pénétrait leur territoire avec prudence.
— Donc, nous sommes amis ?
— Amis ? S'étrangla Kai.
Alenis lui coula une oiellade, plus que noir, et elle comprit le message. Carrant les épaules, retrouvant une position dans laquelle elle avait l'avantage, elle acquiesça posément.
— Oui, j'imagine que nous pourrions être...
Le mot restait coincé dans sa gorge. "Fais toi des alliés, tu n'as cure de te faire des amis" lui avait-dit Daemon. Il avait raison, cependant, à leurs âges, il n'était pas aisé de constituer des alliances, alors à défaut, encore valait-il mieux se faire passer pour une amie. Entrer dans la bergerie, en tant que dragon, sous une peau de brebis, lui figurait moins stupide que de ne point y entrer.
Alenis lui asséna un coup de coude dans l'estomac, et le mot franchit ses lèvres, comme si elle l'avait recraché;
— Amis.
Haelon se fendit d'un grand sourire, et leva les bras pour l'étreindre. Un seul regard, aussi polaire que le vent du nord, de la part de la brune, le dissuada de poursuivre son geste. Sans s'en vexer le moins du monde, il recula à bonne distance.
— Prince Haelon, héla une voix rauque à l'autre bout de l'aire. C'est à vous.
Le grand chevalier, au manteau immaculé, dardait sur le petit groupe une attention soupçonneuse.
— Je préfère passer mon tour Ser Criston, j'ai bu un grand bol de lait ce matin, et la selle m'appelle. Mais je serais ravi de remettre cela, en attendant, un autre genre de combat m'attends.
La face de l'homme se durcit, mais ses yeux vert pâle reflétaient le terrible ennui de quelqu'un habitué à ce genre de cirque.
— Pas cette fois. Aegon, approchez. Votre frère et vous m'affronterez.
Le concerné releva le visage vers le chevalier, poussa un lourd soupir, et, tapant fraternellement l'épaule de Lucerys, se dressa sur ses pieds. Soudain, Haelon se tordit en deux, poussant un gémissement.
— Je suis vraiment désolé, je ne saurai tenir, mes intestins cris de détresse.
— Prince Haelon !
Déjà, le garçon prenait ses jambes à son cou, avec l'agilité et la vitesse, d'une gazelle poursuivie par un lion, il gravissait les marches de l'escalier.
— Votre Père en sera tenu informé !
D'un geste hautement dédaigneux, le prince balaya ses propos, la main ballante dans l'air, juste avant de disparaître dans une intersection, sous les regards sidérés des deux jeunes filles. Quelle curieuse rencontre.
— De quoi devrais-je être tenu informé, Ser Criston ?
Une voix douce, mais légèrement enrouée, comme le souffle du vent contre des roches, éclata dans l'aire. Puis, descendant paisiblement de la galerie suspendu, le roi fit son apparition.
A sa vue, Alenis se raidit, et baissa le regard, quant à Kai, elle se courba avec élégance, relevant les pans de sa jupe. Le chevalier, lui, inclina la nuque, et répondit à la question;
— Votre altesse, le prince a refusé le...
— Je sais. Ce n'est pas grave, il s'entraînera demain.
Il se crispa, et resserrant sa prise sur la garde de son épée, acquiesça.
— Oui, Votre Majesté.
Dépassant l'homme sans lui accorder l'ombre d'un regard, il avança vers Maelakai. A sa suite, la Main, Lyonel Fort, toujours aussi sympathique, adressa un sourire chaleureux au Ser Criston, qui lui rendit un reniflement, tournant les talons pour rejoindre les princes verts, et leur donner ses instructions.
Le dos un peu voûté, Viserys s'arrêta devant Kai, un brin d'amusement dans le regard.
— Maelakai, je ne m'attendais pas à te trouver ici.
— J'apprécie l'art du combat, votre grâce.
Il posa ses yeux lilas sur ses fils, derrière elle, qui joutaient avec plus de légèreté.
— Les garçons ont-il su contenter ton appétit ?
Jetant un coup d'œil par dessus son épaule, elle aperçut l'aîné des Targaryen se mettre en position, tournicotant sa latte dans des mouvements imprécis et lent, lui faisant front, son frère —que l'on avait débarbouillé du sang qui envahissait son visage pâle— surveillait les pieds botté qui virevoltaient sans coordination, par simple effronterie, avec une once de mépris.
— Moins bien que si je pouvais me joindre à eux, murmura-t-elle.
Mais il l'entendit, et, quand elle se retourna vers lui, son visage était devenu grave, sombre.
— Une jeune fille n'a rien a faire ici.
Kai recula d'un pas, interdite face à la menace sous-jacente de ces quelques paroles. Déjà, les traits de Viserys se déridaient, et il lui accordait un joli sourire.
— Souhaites-tu que je te présente mes fils ? Vous deviendrez certainement de grands amis.
Pas si certain.
— Oui, articula-t-elle en recouvrant un visage candide. J'en serais enchantée.
Rien n'était plus faux, et les mots roulant sur sa langue avait un goût âpre. En vérité, ce brusque revirement d'attitude chez le souverain lui avait fait l'effet d'un seau d'eau glacé, et elle aurait largement préféré se réfugier dans la chaleur moite de ses appartements, ou mieux encore, retourner à Pentos, rejoindre Père et Mère, et oublier sa mission. Il lui fallait pourtant rester maîtresse de ses émotions, car aucune de ses options n'étaient envisageables.
C'était une occasion à saisir, celle de s'approcher, sans véritablement le faire, des princes. Aussi béjaunes soient-ils, être vu avec eux n'aurait que des avantages pour la suite, les portes s'ouvriront devant elle, et gagnant la confiance de la royauté, elle tisserait sa toile d'araignée entre chaque branche, tirant les fils depuis la plus haute. Intouchable, elle deviendrait.
Donc, quand Viserys lui offrit son bras, drapé dans un tissu soyeux noir, elle l'accepta avec humilité. D'un regard appuyé à sa droite, elle fit comprendre à Alenis de les suivre, celle-ci s'exécuta sans délai, se postant dans le dos de Lyonel Fort, ombre parmi les ombres.
Il la conduisit au milieu de l'aire, là où, d'une habile parade, un aîné venait de désarmer un cadet. L'épée de bois d'Aemond tomba contre le gravas, dans un petit bruit, et il la reluqua, haletant, le visage rouge de sueur, avant d'affronter son frère avec un regard des plus obscures. Aegon ne le considéra pas, tout occupé qu'il était à envoyer des sourires enjôleurs à quelques femmes, encore perchées dans la galerie suspendu. Les garçons Velaryon, assis sur les marches, l'applaudirent.
Maelakai eut un élan d'empathie, court mais sincère, envers le plus jeune des Targaryen. En lui se reflétait sa propre image, cette haine dévorante, cette aversion de la défaite, toutes ses émotions que lui faisait éprouver Daemon, chaque jour, lors de leurs joutes. Mais, elle, avait la satisfaction de combattre un homme fait, un guerrier, qui avait déjà tué, pris par à des batailles, et en était ressorti vainqueur. Aegon n'était qu'un garçon, et elle ne pouvait qu'imaginer la répugnance qu'elle ressentirait à perdre contre lui.
— Bravo, lança Viserys. C'était un joli coup.
Il tapa dans ses mains, trop fripées pour un homme de son âge, avec un large sourire. Aegon s'approcha d'eux, ravi des compliments de son père.
— Vous avez vu cela Père ?
Ses yeux mauves pétillaient d'allégresse, tandis que Viserys lui tapotait l'épaule, dans un geste très bref et un peu réticent. Il se réjouit de l'arrivée de ses petits-fils, qui avait sauté les marches, et profita de leur présence pour se détourner de son aîné. Kai observa la scène de loin, même si elle était physiologiquement très proche. Une araignée en haut de sa branche.
Les deux fils de la princesse —car Joffrey, visiblement, n'était pas là— étaient cajolés par les louanges du roi, Jacaerys reproduisant ses plus grands mouvements dans le vent, scindant l'air sans arme, sous les rires de Viserys et Luc. Le prince Aemond, prostré près d'une cible en paille, rongeait son frein, n'écoutant que d'une oreille les conseils avisés de Ser Criston. Et, le prince Aegon, lui, s'était détaché de son père et contemplait quelque chose avec une telle tendresse, et un tel émerveillement, que l'on aurait pu le croire touché par la parole du divin. Et ce quelque chose n'était autre que..
Les veines de Kai brûlèrent sous sa peau, et si elle avait été un véritable dragon, au lieu d'en posséder simplement quelques gouttes de sang, elle aurait carbonisé le prince d'un jet de flamme meurtrier.
Ce bougre, à peine adolescent, s'honorer le regard en détaillant la frêle silhouette d'Alenis, qui, bien que déroutée, premièrement d'avoir était remarqué, elle qui n'était qu'une ombre évanoui derrière celle des autres, et secondement, d'être admirée d'une telle façon —autrement indécente— se recula sur ses appuis, prête à gronder.
Maelakai, à qui la situation ne plaisait guère, s'interposa d'autorité entre eux. Le charme rompu, le prince, avec une trop longue et bruyante inspiration, comme s'il venait de ressortir d'un plongeon en apnée, baissa les yeux sur elle.
— Prince Aegon, c'est un honneur.
Il lui fallut rassembler toute sa volonté pour se contraindre à s'incliner. La phrase qu'elle venait de prononcer lui piquait le palet. C'est un honneur. Le désir de cracher sur le pavé, afin de laver sa bouche de ces mots lui tordit l'estomac.
— Oh, tu es cette fille non ? La bat...la pupille de mon oncle.
Salopard.
— C'est bien moi.
— Tout le monde ne parle que de toi, au château, renifla-t-il, balançant ses cheveux de rat derrière son épaule. Tu dois en être heureuse. Toutes les jeunes filles d'ici ne peuvent en dire autant.
Et j'imagine que vous devez toutes les connaître, pervers, songea-t-elle, hargneuse. Il était pire que ce que l'on racontait, et il sentait si fort le vin qu'elle aurait pu s'en retrouver toute étourdie, si d'aventure elle avait fait pas vers lui. Ce qu'elle se garda de faire, autant s'approcher d'un cochon pesteux.
Ne lui laisse pas voir le dragon, l'exempta une voix rauque et suave, sonnant tel un gong sous son crâne. La voix de Père. Sois un mouton, inoffensif herbivore, laisse-le avancer, te flairer, s'amollir, et, au moment venu, tu planteras tes canines dans sa chair, et te repaîtra de sa crétinerie.
Malgré l'effusion d'injures dont s'emplissait son esprit —aussi puissamment que la montée des eaux sur les côtes de Pentos—face à ce garçon au rictus déplaisant et aux yeux baladeurs, elle s'arma de son expression la plus virginale.
— J'ignorais que l'on s'intéressait à moi, mais je m'en ébaudit, votre grâce. Dois-je vous compter parmi mes adorateurs ?
Elle lui sourit, innocente brebis, et il se figea. Décontenancé, il balbutia quelques paroles inaudibles, et, le visage livide, repartit s'entraîner. Alenis fixa sa haute silhouette un moment, le visage cramoisi, sans réussir à s'en détacher. Et si le dernier garçon, adjuré par son père, ne s'était pas présenté sous le nez de Maelakai, elle aurait, avec le plus grand des plaisir, arraché les yeux de son amie.
Il ne se présenta pas, ne la salua pas, ni par des mots, ni par des gestes, il se contenta de se tenir là, juste devant elle, avec un air plus qu'ennuyé. Ses mèches d'argent collaient à la sueur de son front, et ses mains, calleuses, tremblaient encore de ses derniers combats. Il maintenait sa respiration, lente et profonde, avec une maîtrise certaine. Ce prince-là n'avait rien à voir avec ses frères. Celui-ci était un dragon.
Aussi, avec cette fois-ci, un intérêt non feint, Maelakai se courba à nouveau, révérend plus qu'un prince, un adversaire à sa taille.
— Prince Aemond.
Quand elle se redressa, avec une lenteur calculée, ses yeux croisèrent les siens. Son cœur cogna sous ses côtes.
Depuis sa rencontre avec Daemon, elle ne s'était plus ébahi face aux iris violets des Targaryen, ce n'était plus cette singularité qu'elle haïssait tant, mais un signe équivoque d'une appartenance à une lignée, autrement plus ancienne que la terre qu'elle foulait aujourd'hui, et, plus estimable encore pour elle que, cette distinction, éternelle, inéluctable, ces prunelles mauves qu'ils partageaient, servait à dire à la face du monde, de qui elle était la fille.
Cependant, ces yeux-ci, envoûtant, magnétique, n'avait rien en commun avec les siens. De l'améthyste brute, fracassé d'une géode, nuançant le lila, l'indigo, l'aubergine, tout cela dans une myriade de couleur, qui, lorsqu'on s'y perdait, rappelait les aurores boréales du Nord, qu'elle avait une fois vu en peinture, dans l'un des vieux livres poussiéreux qui composait la bibliothèque de Pentos. Et, au dessus de cette mer violette, deux pupilles, grandes et aussi noir que l'obsidienne irradiaient, comme si une flamme crépitait en leur sein. Il est enragé.
Le prince fit un pas en arrière, fracturant son expression placide pour laisser entrevoir un affolement chaotique, et elle battit des cils.
— Aemond et vous avez le même âge, informa Viserys.
Délaissant les fils Velaryon, après avoir délicatement flatté les boucles de Lucerys, le roi des sept couronnes se posta dans le dos de la jeune fille, plaçant ses grandes mains sur ses épaules.
Kai en éprouva le plus grand déplaisir. Le contact physique —du moins d'un homme — n'était pas son point fort, Père ne l'y avait pas habitué, et se toucher inconnu ne fit que la conforter dans son aversion pour ce genre d'intimité. Mais elle serra les dents, acceptant son infortune, tandis que Viserys, ignorant tout de sa répulsion, exprimait ses attentes concernant ses relations avec son fils cadet.
— Aemond est un gentil garçon, je suis certain qu'il se fera une joie de vous tenir compagnie lorsque vous en ressentirez le besoin, n'est-ce pas Aemond ?
Sous ses mèches argent, le prince se rembrunit.
— Non.
Il décocha à Kai une oeillade polaire, qui ne l'impressionna guère. Plissant les yeux, elle haussa un sourcil, et enfonça plus profondément son regard dans le sien. Ce jeu là pouvait être joué à deux, mais elle gagnerait à coup sûr.
Viserys secoua la tête, raffermissant sa prise sur elle.
—C'est donc décidé. Pourquoi ne pas commencer par une visite du Donjon ? Aemond, emmène la voir les écuries.
Maelakai voulut protester, mais à quoi bon ? Il lui était plus utile, pour l'instant, d'être dans les bonnes grâces de son oncle.
Viserys s'avisait-il vraiment que, parce que d'un coup malheureux du sort, elle et son dernier garçon, était née la même année, ils deviendraient inévitablement bons amis ? A son sourire béat, elle conclut que oui. C'était consternant de découvrir que le souverain de la plus grande puissance de Westeros, descendant d'un conquérant ailé, n'était rien d'autre qu'un vieux bonhomme, bégaud, dont la seule préoccupation était la bonne entente familiale.
N'avait-il point de rêve, plus grandiose que cela ? N'y avait-il pas de guerre sanglante quelque part, dont il aurait dû se faire un devoir de combattre ? La Triarchie, au-delà des Degrés de Pierre, avait, selon certains commérages, reprit du poil de la bête depuis leur défaite cuisante contre le Prince Vaurien et le Serpent de Mer, et avait l'intention d'étendre leur territoire. N'aurait- t-il pas dû s'occuper de cela ? Il était assis sur le trône de fer, son armée se composait de milliers d'épées, et de plusieurs dragons, maîtres des flammes, tout lui était possible.
Au lieu de quoi, il se tenait ici, reclus et protégé dans son château de grès rouge pâle, enjoignant à des enfants de se tenir tranquille, conviant des banquets, se beurrant la panse au vin rouge, et dans le cas présent, s'épuisant à créer une relation de camaraderie entre le prince Aemond et elle, comme la plus populaire des entremetteuses d'un village.
Et, avec froideur, elle comprit enfin ce que son père voulait dire, lorsqu'il affublait son aîné du surnom calomnieux "Moitié de Roi". Ce n'était, en effet, que la moitié d'un souverain, voire un quart, les restes ressemblaient davantage à un gentil bougre, fermier dans une autre vie, toujours souriant, qui offrirait des friandises aux gnards du coin.
C'en était presque tragique. Ce pauvre homme, fragile et boiteux, coincé sous cette couronne d'or. Un pantin voilà ce qu'il était. Nulle doute pour elle qu'il aurait été largement plus épanoui dans la peau d'un autre.
— Votre Altesse !
La Main, dont Kai avait pratiquement oublié l'existence, tant il se confondait avec la masse de gens vêtus de marron, se détacha du troupeau pour venir les rejoindre. Délaissant les épaules de sa nièce, le Roi pivota sur ses talons. L'enfant pu alors reprendre son souffle, libérée du poids étouffant de cette caresse.
Du coin de l'œil, elle scruta le profil tout en joues et poils de Lyonel Fort, qui, dansant d'un pied à l'autre, hésitait à parler. D'un signe de tête impérieux, Viserys l'y poussa tout de même.
— La Reine souhaite s'entretenir avec vous, au sujet de...
Un tic tordit sa bouche, il lança une œillade à la silhouette de Maelakai, et soudain, elle se sentit étrangement à l'étroit dans ses étoffes.
— Dites à ma femme que je suis occupé, coupa sèchement le Roi.
— C'est à dire...qu'elle est là, votre altesse.
Kai la sentit plus qu'elle ne la vit. Guindé dans les hauteurs de l'escalier serpentin, un rapace épiait les lieux de ses petits yeux perçants. Sa cible était claire. Au picotement qui grignotait la nuque de l'aînée des filles de Daemon, elle su qu'elle la surveillait, la jaugeait, guettait ses moindres gestes et apparats.
Sa respiration se précipita, elle avait une conscience accrue de la palpitation de son cœur, et de la moiteur de ses paumes. Une panique vieille, épouvantable, qu'elle n'avait plus ressentit depuis des années lui léchait l'épiderme. Elle n'était rien, personne, et il aurait suffit d'un mot de cet abject vautour dans son dos pour la ramener à ce statut, au néant.
Ressaisis-toi !
Elle prit une longue inspiration, pinça les lèvres, et se redressa, carrant les épaules. La vile faiblesse, l'impuissance, restait au creux de son estomac, mais elle l'enferma, comme elle aurait muselé une bête sauvage.
Le coin des lèvres ourlaient dans un rictus vicieux, elle s'arma de sa meilleure arme, sa ruse, avant de faire face à la Reine. Si elle était effrayée alors elle redoublerait d'effort pour le cacher. Si elle ne voit pas les flèches empoisonnées, fichées dans tous les pores de ma peau, impossible de savoir si j'ai été touchée, songea-t-elle.
Alicent Hightower, la Reine des Sept Couronnes, se tenait là, juchée en haut de son perchoir, accompagnée de quatre de ses dames. Ses boucles auburn déroulées sur sa robe sapin faisaient penser à la chute des feuilles, lors de l'automne. Elle était indéniablement belle. D'une beauté douce, fraîche et délicate, comme un bouton de rose. C'était presque trop abominable d'avoir fait d'une telle fleur, un être si avilie. Un caprice des Sept, sans doute.
La veille, dans la pénombre de la salle du trône, ses traits ne lui avaient pas parut aussi éclatants. Et puis, trop accaparée par les princes et leur mère, elle n'avait accordé son attention à la reine qu'un bref instant, le temps d'une révérence. Père l'avait pourtant averti, c'était d'elle dont il fallait se méfier.
Courtisane gracieuse et charmante, elle avait été, jadis, une bonne amie de la princesse. Seule fille de l'ancienne Main, Otto Hightower, elle était née dans une famille riche et prestigieuse, vassale des Tyrell, et avait investi le Donjon Rouge, lorsque son père était encore un proche du Roi.
D'après Daemon, elle était une vile sorcière — c'était le terme le plus noble qu'il lui avait accordé, les autres étant bien plus humiliant— qui avait corrompue son frère, en passant par sa couchette. Elle était intéressée, manipulatrice, et aussi vénéneuse qu'un cobra.
Et, du peu qu'elle en appercevait, Maelakai se rangeait de son avis.
Avec un dernier regard, luisant de ressentiment, la reine tourna les talons, s'évaporant derrière les murs du Donjon dans un torrent de brun et de vert. Viserys poussa un lourd soupir, une ride de contrariété, plus épaisses que celles taillées par l'âge, barra son front.
— Je dois prendre congé, lança-t-il à Kai.
Elle pensait qu'il allait partir sur le champ, c'est ce que Père aurait fait, mais au lieu de cela, il lui envoya un demi-sourire, striant la commissures de ses yeux lilas.
— J'ai beaucoup apprécié ce temps en votre compagnie. J'espère avoir l'occasion de discuter plus longuement avec vous, Maelakai.
Il prononça ces mots avec tant de franchise, qu'elle ne put que le croire. Il s'en alla d'un pas légèrement tressautant.
— Suis-moi, grogna une voix, la dépassant.
Le dernier fils, Aemond, s'arrêta dos à elle, à quelques pas à peine, louchant vers elle de sa face égratignée par le combat. Un frisson givré parcourut son échine, telle une lame plongée dans la neige, quand, pendant une seconde éphémère, elle crut voir sa pupille sombre, perçant la sienne, s'allonger et se rétrécir.
— Les écuries, c'est par ici.
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— C'est dangereux.
— Parce que tu vois une autre solution peut-être ?
Se disputant comme chien et chat, deux silhouettes encapuchonnées remontaient, à pas feutrés, les tortueuses marches serpentines.
La première portait dans son dos un bouclier en bois de chêne, frappé d'un blason inconnu —Deux flammes, jaune et bleu, entremêlées— à sa hanche pendait une latte, elle en tenait gauchement une seconde dans la main, déséquilibrant son centre de gravité, et mettant sa vie en péril à la moindre chute. La seconde, plus adroite, était garnie d'un arc, pratiquement aussi haut qu'elle, et d'un carquois, en travers de sa poitrine, où était entassé un nombre incertain de flèches. Elle les avait récupéré à tâtons dans le noir, et n'avait pas eu grand attrait de les compter, elle en avait suffisamment, c'est tout ce qui importait.
— Si on s'fait prendre, on finira pendu, ou la tête sur un pique.
— Tu dramatises.
— C'est du vol, s'exclama-t-elle à mi-voix.
— De l'emprunt. Maintenant boucle ton museau, on arrive.
Alenis clot sa bouche, marmonnant intérieurement un chapelet d'injures gratiné, pour la plupart apprisse du prince Vaurien — maître en la matière— et qui aurait, sans doute, poussé n'importe quelle septa au suicide.
Le couloir était vide, la flamme des chandelles, accrochées à distance égale sur les deux murs, ondulait sous la caresse de la brise estivale, animant des ombres sur les faces figées des statues. Au fond de l'allée était dressée la porte sombre qu'elles devaient emprunter.
Avec un signe de tête pour son amie, Maelakai posa le pied sur la dalle. Son cœur martelait alors qu'elle avançait, un orteil après l'autre, le ventre lourd et torturé. Quand elle finit par atteindre son but, sans avoir émis le moindre son, ni avoir succombé à son envie de rebrousser chemin, elle sourit, enorgueillit. Mais c'était sans compter sur la rouquine, derrière elle, dont la pointe de l'arc cogna à la jambe d'une armure, faisant résonner un ding sonore qui claironna dans tout le corridor.
Elles échangèrent un regard, mortifiées, et, percevant le claquement de l'acier, et des talons, frappant le sol tel le fouet d'un bourreau, du bout d'un autre couloir, elles se ruèrent sur la porte. Les gardes.
— Bécasse, rumina Kai, tournant la poignée.
Alenis y flanqua un coup d'épaule, se précipitant dans l'espace où seule les ténèbres régnaient.
— La ferme.
Les pieds des jeunes filles dévalèrent les escaliers, hantée par les voix graves, étouffées mais menaçantes, des gardes, cherchant, en vain, la provenance du vacarme. Contournant le septuaire royal, les cuisses et les poumons brûlants, elles débouchèrent sur la cour intérieure. Personne ne semblait les avoir suivis, et c'était déjà un grand exploit en somme.
— Tu crois qu'ils m'ont entendus ? S'inquiéta Alenis, essoufflée.
Elle jetait des coups d'oeils nerveux derrière son épaule, comme si, à tout moment, l'un des manteaux d'or pouvait surgir d'un angle, l'attraper, et la jeter au cachot.
— Evidemment que non, tu t'es montrée si discrète, persifla son amie.
— Oh ça va, j'aimerais bien t'y voir, toi, c'truc est plus haut qu'moi, et il pèse sacrément lourd.
— Moins que les manilles qu'on nous mettra aux pieds si on se fait avoir.
Alenis grimaça et dévisagea ses bottes brunes, elle pouvait presque sentir les bracelets de fer autour de ses chevilles, et le tintement de la chaîne pendant derrière, qui trainait péniblement le boulet de forçat.
— Tu es bien certaine que c'tait nécessaire ?
— Oui. Aucun d'eux n'admettra qu'une fille s'entraîne au maniement des armes, pas même le roi. Ils auraient bien trop à perdre.
— Leur dignité, leur si glorieux honneur ? Devina la rouquine avec une moue répugnée.
Maelakai soupèsa l'épée de bois qu'elle avait habilement chapardé de la réserve, la passant d'une main à l'autre. Brusquement, elle en saisit la garde à deux mains et, aussi vive que la foudre, fendit la brise, clouant la pointe à quelques maigres centimètres du nez d'Alenis. Celle-ci ne put que loucher sur le triangle menaçant, frôlant sa peau, les yeux agrandis de stupeur.
— Ou leurs têtes, acheva la plus jeune, le visage soudain ombrageux.
Alenis cilla, et recula d'un pas.
— Kai ?
Les traits de la brune se détendirent, et elle ricana doucement face à son air ahuri. Son amie roula des yeux, et repoussa la latte d'une claque, comme un chat balayant une mouche.
— Cesse de gouailler, t'veux ? Comment on sors d'ici ?
La cour intérieure avait beau être vaste, ce n'était pas un endroit propice au duel, d'autant que celui-ci se déroulait de nuit, entre deux jeunes damoiselles, et que, ni l'une ni l'autre, ne souhaitait attirer l'attention sur leur entrainement de fortune. Hors, même si le confort de la nuit leur apportait quelque discrétion, elles ne pouvaient décemment pas se permettre de jouter entre les murs du Donjon. Les épées feraient obligatoirement du bruit, et il n'y aurait plus de sens à ces exercices si elles devaient retenir leurs coups.
— Et bien par la porte, pardi.
Cela aurait pu être d'une évidence frappante, si celle-ci n'avait pas été fermement gardée par des hommes armés, entrainés, et qui ne se serait certainement pas laissé charmer par les bouilles angéliques des deux filles.
Malgré tout, rien de tout ceci ne sembla chagriner Maelakai, car elle tourna les talons et s'éloigna avant même qu'Alenis n'ai eu le loisir d'argumenter.
Pour atteindre la cour extérieure, il fallait passer le pont levis, pont qui, comme prévu, était farouchement protégé. Cinq hommes, aux armures rutilantes, qui, à la lueur des torches, leur donnaient une allure incandescente, à la fois fascinante et terrifiante, tournaient devant le pont, bavardant calmement. Des guerriers de feu, et un obstacle de plus sur le chemin, quoi de plus ordinaire ?
Alors que Maelakai comptait les gardes au sol, tâchant d'établir un plan d'attaque ou, au mieux, de diversion, Alenis leva le nez. Brillant.
— Pssst, Mae, regarde.
Elle jeta son menton vers le mur à leur gauche, et Kai suivit sa trajectoire. Vieilles de plusieurs centaines d'années, victimes du temps et de la pluie, quelques-unes des incomparables briques rouges s'étaient détachées, laissant des trous béants là où elles auraient dû se tenir. Seulement une dizaine, mais c'était bien assez.
Pour l'œil du quelconque, ceci n'aurait rien été de plus qu'un mur abîmé, pour elles, c'était une opportunité. Et elles allaient s'empresser de la saisir.
D'un bond, Alenis se mit à grimper, derechef, Maelakai se mit à sa suite. Les armes fixées à leurs corps frêles, entravaient chacun de leurs mouvements, rendant l'ascension pénible, d'une part par leurs grandeurs, et d'une autre, par leurs poids, qui menaçait à tout instant, de les emporter vers le bas, dans une chute funeste, où selon leurs niveaux, elles se rompraient l'os, ou la nuque.
Maelakai tâcha de se concentrer sur sa respiration, longue et lente, elle avisait chaque geste avec la précision, et l'agilité, d'un chat. Elle se hissait, brique par brique, les doigts tâchés par la poudre rouges sable, couvrant la matière, et les orteils, dans ses bottes noires, recroquevillés comme les serres d'un rapace, avalant la distance qui la séparait de son amie, quand un sifflement bas et sinistre, juste sous ses pieds, faillit lui faire lâcher prise.
— Mesdemoiselles.
Son cœur battit fort sous sa peau, et ses bras, brulants de son efforts, se mirent à trembler. C'était la voix, profonde et moqueuse, d'un homme mûre. Alenis au dessus de son crâne, cramponnée d'une main solide à la brique, en suspens dans le vide, jeta un coup d'œil anxieux en contrebas.
Il s'agissait là bien d'un homme, mal en pire, il était bardé, de ses pieds, ferré, à ses épaules, où flottait la robe immaculé des manteaux d'ors, de ses effets de chevalier. Dans la pénombre, bien qu'en plissant les yeux, Alenis ne put distinguer rien d'autre que le contour de sa mâchoire tranchante, et le haut de son casque, dont la brillance n'était qu'accentuée par la lueur de la lune, et c'était bien suffisant.
Maelakai tendit doucement les doigts vers le repli, à quelques centimètres d'elle, mais un coup de pied dans la brique, fit trembler le mur.
— Je vous le déconseille vivement.
Il les héla bas, l'une comme l'autre, d'un doigt tendu. Le cœur au bord des lèvres, les épaules chevrotantes, la rousse amorça la descente, mais, avalée par la peur, elle se rendit moins leste, le plat de son pied glissa contre la brique, et ses paumes, devenues moites, ne lui furent d'aucun secours.
Elle tomba. Avec un hoquet, étouffé par le vent, Maelakai, véloce, brandit sa main comme branche, elle s'y rattrapa de justesse, mais, alourdie par son arc, ses doigts s'échappèrent, et elle piqua vers le sol.
La cour se précipita à sa rencontre.
Elle replia son corps, clos les paupières, serra les dents, résolue à l'impact. Mais celui-ci ne vint jamais. Elle atterrit dans des bras musclés, plaqués d'aciers. Son sauveur n'émit qu'un faible grognement, sous le poids de son corps. Il s'était jeté à son secours.
Maelakai, dont le souffle s'était coupée, s'autorisa à prendre une inspiration. Elle consentit à redescendre de son perchoir, tout en désescalade, jusqu'à plonger, deux pieds en avant, atterrissant sous le nez de l'homme.
— Tout va bien ? S'enquit-elle.
Pour seule réponse, Alenis hocha la tête. Le chevalier la reposa à terre, s'appliquant à une délicatesse qui contrastait avec ses mains de géant. Elle chancela un peu, s'appuyant sur Kai, qui elle, releva le nez, les dents brillantes, prêtes à se défendre, rencontrant un regard chaud, auquel elle ne s'attendait pas.
Plus proche désormais, les jeunes filles s'accordaient à dire, que le mastodonte face à elles, était loin d'être effrayant, spécialement, lorsqu'il souriait à pleine dents, comme il le faisait à présent. Il était grand, les épaules carrés, ses cheveux abondants, sombres, ramené sur sa nuque, et une barbe noire, fraichement taillée, montait jusqu'à ses pommettes.
Ses yeux, d'une couleur imperceptible dans la nuit, mais qui semblait être brun, vert, ou noisettes, se posèrent sur l'arsenal chapardé. Maelakai se sentit bizarrement à l'étroit, dans ses vêtements moites de sueur.
Mais il ne posa guère de question.
— Mettez-vous en positon, ordonna t-il, d'un ton de chef de guerre.
Gourdes, les orphelines de mère, ne surent quoi faire. Il croisa les bras. Un brin vacillante, Alenis banda l'arc d'une main incertaine, sorti une flèche du carquois, et tendit la corde, le triangle anguleux que formait l'étoile, au bout de la flèche, lui blessant la joue.
Maelakai, sur ses gardes, ne quitta pas l'homme du regard. Elle ancra ses pieds au sol, jarret bandé, et fit glisser la latte —qu'elle avait fixée entre le bouclier et sa colonne, afin de rendre l'escalade plus aisée— les deux poings serrée autour de l'épée de bois, elle vrilla les hanches vers le chevalier, d'un coup stupéfiant de force, et d'efficacité, qui siffla l'air autour d'elle.
L'homme arqua légèrement le sourcil.
— Satisfait ? Cingla t-elle, confuse sur le but de tout ceci.
Il avança d'un pas, de la main, il souleva le coude d'Alenis, puis se tourna vers la brune, attrapa ses épaules, et les poussa gentiment vers l'arrière, dans une position de combat, cette fois, parfaite.
— Désormais, je suis satisfait, souffla t-il.
Maelakai, verte de rage, d'avoir été ainsi corrigé, s'apprêta à décocher une pique, plus affutée que la lame de l'épée du manteau d'or, quand celui-ci la contourna, se postant son petit corps, qui se faisait dévorait par le sien, immense. Il aurait pu l'écraser ici même, d'un coup de son poing gargantuesque, malgré cela, aucune peur, aucun sursaut de panique, ne la traversa.
Les nuages dans le ciel se dissipèrent, et l'astre reine, réapparut, éclairant d'une lumière pâle, une moitié de face du chevalier. Il sourit largement.
— Ser Harwin Fort, se présenta t-il en inclinant le menton. Capitaine des manteaux d'ors, c'est un honneur, princesse.
Maelakai blêmit, non car cet homme la connaissait, et s'était donc jouée d'elles, ni parce qu'il l'avait affublé d'un titre qu'elle n'était point censé avoir —officiellement, ou officieusement— mais bien parce que ce nez brusqué, et ce regard brillant, elle l'avait déjà rencontré, sur une bouille toute en joue, deux jours plus tôt.
Sans le vouloir, elle avait mit la main, sur la pièce manquante, de son jeu d'échecs. La tour. Le père.
- Gigi
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