
ᴍᴀʀᴇ́ᴄᴀɢᴇ
[1792 mots]
Les pâles rayons du soleil se forgeaient péniblement un passage à travers les nombreux troncs de la sylve. D'épaisses traînées de brouillard s'accrochaient aux arbres ou erraient au-dessus d'une onde opaque d'où remontaient des effluves rances et pestilentielles. Tout était plongé dans un silence de mort. Le seul bruit perceptible était celui de leurs pas qui résonnait le long du chemin humide.
— Mec... ça va, on est entre nous. Tu peux m'détacher maintenant.
Le militaire à la carrure massive qui se trouvait au-devant ne prêta aucune attention à la requête du jeune homme. Enjambant des branchages, contournant des troncs déracinés, impassible, il continuait sa lente progression.
— J'te jure que je dirai rien. Oh, allez ! Tu vas quand même pas m'traîner derrière toi comme un clebs tout le long ‽
Bien qu'agacé par le verbiage incessant de son cadet, l'homme resta mutique. Il se contenta simplement de rajuster la corde accrochée à son ceinturon, et qui maintenait le jeune captif.
— Mec, j'suis sérieux ! En plus, faut qu'jaille pisser. Détache-moi au moins le temps que j'fasse mes affaires. J'ai besoin de mes deux mains pour la tenir.
Cette fois, le militaire laissa échapper un profond soupir. Ce garçon ne pouvait-il donc pas se contenter de marcher en silence ? Sans pour autant se retourner, il lui demanda d'un ton las :
— Dis-moi... qu'est-ce que tu comprends pas dans boucle-là ?
— Absolument rien.
L'homme leva des yeux exaspérés au ciel. C'était bien là la preuve que l'âge de son interlocuteur n'excédait guère la vingtaine.
— Euh, du coup... reprit le cadet. Ta réponse... ça voulait dire oui ou non ?
— Boucle-là, Henrick !
— O.K., ça marche. J'là boucle. Mais avant, j'peux savoir c'que l'état-major me réserve à notre arrivée ?
— Un dîner de gala, lança l'homme, un sourire moqueur au coin des lèvres.
— Nan, t'es pas sérieux ?
— Si. Et avec une jolie demoiselle qui s'appelle Potence.
— Wow ! Bah, purée, j'suis gâté. Eh, j'espère qu'elle est canon ?
— Oh oui ! Grande et élancée. Je suis sûr qu'elle va te plaire.
Un court silence s'installa durant lequel Henrick, mâchoires crispées, observait froidement le dos du militaire. Si ses yeux avaient pu tirer des balles à cet instant précis, il l'en aurait assurément criblé sans état d'âme.
— Si j'comprends bien... grinça-t-il, t'es pas prêt à m'aider ?
— Non, pas cette fois.
— Donc... t'es d'accord avec eux ? T'es pour tout ce système corrompu, hein ‽
— Je n'ai jamais dit ça, répliqua l'homme après un instant.
— Alors pourquoi tu leur obéis ?Tu n'vois pas que tes actes parlent pour toi-même ?
La seule réponse qu'il obtint fut un pesant silence qui sembla durer une éternité. Constatant que son aîné n'était pas prêt à reprendre la parole, il poursuivit :
— Johnson, tu sais très bien que c'était le seul moyen. Voler ces documents pour les donner aux Réformateurs... c'était la seule solution ! La guerre est inévitable. Il faut l'accepter.
Son monologue achevé, l'homme s'arrêta net. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne se retourne brusquement pour saisir Henrick par le col de son hoodie, le soulevant du sol des quelques centimètres nécessaires pour le porter à hauteur de sa vue. Dents serrées, yeux dilatés, Johnson n'arriva pas tout de suite à exprimer le fond de sa pensée. Il se contenta de planter un regard noir dans celui clair du jeune homme qui le soutint avec défiance. Le souffle du militaire était bruyant et saccadé ; il semblait mugir à chaque expiration. Une fois ses mots trouvés, l'homme les cracha comme ils lui venaient au visage de son cadet :
— La guerre... ‽ C'est bien ça, Henrick ? HEIN ‽ C'est vraiment ce que tu veux ?
— C'est le seul moyen pour toutre construire, s'obstina le jeune, tentant de se défaire de la poigne d'acier de Johnson.
— Mais tu n'as aucune idée de ce qu'est la guerre ! Tu ne l'as jamais connue, jamais vue ! Tu n'as aucune idée de ce qu'elle fait aux hommes. Tu n'as jamais perdu de proches à cause d'elle, tu n'as jamais vu de personnes chères exploser, partir en morceaux sous tes yeux...
Surpris comme peiné par ces mots, Henrick sentit ses yeux s'agrandir et les commissures de ses lèvres s'affaisser. Il ignorait que Johnson ait pu connaître La Dernière Guerre. En réalité, il ignorait presque tout de son passé...
— Toi... Tu n'es qu'un sale petit morveux qui croit être le héros de cette histoire ! Bon sang, tu ne sais même pas que si tu es passé dans la promotion c'était juste pour sauver les fesses de jeunes plus expérimentés que toi ! Des jeunes qui EUX seraient plus à même d'être des héros ! Mais toi, Henrick... tu n'as rien de spécial. RIEN ! Tes notes ont été truquées, tu aurais dû redoubler ! (Johnson marqua une pause de plusieurs secondes, son regard se durcit un peu plus.) Et maintenant... tu vas crever. Ouais, tu vas te retrouver à te balancer au bout d'une putain de corde, pour quoi ? Hein, QUOI ?
— Pour changer les choses ! rugit Henrick avec férocité. Tu crois que tu m'apprends quelque chose, en me disant que je n'suis qu'un moins que rien ? Je le sais. Je le sais même très bien ! Je l'ai toujours su... Durant toute ma vie, on m'a craché au visage en me disant que mon existence était inutile ! Mais j'ai voulu prouver le contraire. J'ai voulu... montrer que même un minable comme moi pouvait faire de grandes choses. (Il reprit sa respiration avant de poursuivre.) Alors oui, je n'ai peut-être pas connu la guerre comme tu le dis. Les morts, les pertes d'amis... ou de proches... Mais j'ai au moins compris une chose, on ne pourra jamais changer ce monde si on n'est pas prêt à faire des sacrifices ! En ça, j'y crois et je suis prêt à mourir pour mes convictions. Je n'ai pas peur de la mort ! Ce qui m'effraie vraiment... c'est d'être en vie. En vie et de ne rien faire à part acquiescer à toute l'absurdité de ce système. J'en ai marre ! Je veux que les choses changent. Et elles ne changeront jamais si on reste là à obéir aux ordres !
Le regard du jeune s'illuminait à présent d'une lueur nouvelle. Une lueur plus vive, plus intense. Johnson la connaissait ; ses yeux avaient autrefois brillé d'un tel éclat. Dans les yeux bleus d'Henrick se reflétait une détermination brûlante et inébranlable.
— Abruti, souffla simplement l'homme, tout en relâchant sa prise du col du jeune homme.
Enfin libre, ce dernier recula de quelques pas chancelants, puis il se plia en deux pour se mettre à aspirer de grandes goulées d'air. Johnson l'observa, un léger sourire aux lèvres. Il avait étouffé durant tout ce temps, mais sans jamais rien en laisser paraître. Malgré la rébellion juvénile qu'il décelait en lui, le militaire commençait à réaliser que les propos d'Henrick n'étaient pas totalement insensés. Oui. Peut-être pourrait-il prendre son parti, finalement... ?
Des hurlements retentirent soudain, coupant brusquement court à ses réflexions.
— Et merde ! jura Johnson avant de retirer précipitamment la sangle qui retenait son fusil dans son dos. Des érovines!
— Des quoi ‽ s'étrangla son cadet d'une voix suraiguë.
— Des érovines ! Une joyeuseté tout droit sortie des Terres Mortes.
Le militaire chargea son arme tandis qu'une nouvelle salve de cris gutturaux éclata. Tous ses sens aux aguets, Henrick se mit à tourner la tête dans toutes les directions possibles pour tenter de déceler la provenance de ces horribles sons. Ses yeux se braquèrent finalement sur des taillis un peu plus éloignés. Malgré la brume qui les floutait, le jeune homme s'aperçut avec effroi qu'ils s'agitaient.
— Vite ! cria-t-il à l'adresse de Johnson. File-moi un flingue !
— Dans tes rêves, ouais ! Tire-toi de là ! Je nous couvre !
L'accroissement des hurlements se faisait bien trop rapide. Un vent glacial se leva d'un coup, chassant la brume qui s'effilochait pour bientôt laisser se matérialiser les érovines. Des créatures difformes et gigantesques, aux poils hirsutes, tantôt à tête de loup, tantôt à celle d'un autre carnidé. Elles approchaient à quatre pattes, d'une lenteur suggérant une attaque prochaine. Paralysé devant de telles abominations, Henrick fut brusquement extirpé de sa stupeur par les rauques appels de Johnson :
— Henrick, merde ! T'attends quoi ? Vas te planquer tout de suite !
Le jeune homme cligna une fois, puis une seconde fois des yeux avant de se mettre à courir. Seulement, à peine eut-il effectué quelques pas que l'une de ses bottes buta contre une racine saillante. Déséquilibré, il tomba, sa tête heurtant durement un tronc déraciné. La douleur explosa aussitôt dans tout son crâne et un cri de souffrance lui déchira la gorge. Un fluide désagréablement chaud dégoulina depuis sa tempe jusqu'au bas de sa joue. À moitié sonné, il eut la vison brumeuse de son sang imprimé sur l'écorce tandis qu'il tentait de se relever. Soudain, il sentit une main le soulever avec force pour le jeter au-dessus du tronc. De grandes gerbes d'eau verdâtre se soulevèrent alors que son corps retombait lourdement de l'autre côté.
Recouvrant peu à peu ses esprits, ses tympans se trouvèrent tiraillés par de puissants coups de feu. Ils claquaient comme la foudre s'abattant. Douloureusement, Henrick leva la tête au-dessus de son abri de fortune et fut secoué d'un hoquet d'horreur. À quelques mètres de lui, le corps des bêtes s'affalaient sur le sol humide comme tomberaient des mouches. Chaque fois que les tirs précis de Johnson les atteignaient, – soit à la tête, soit au flan – elles poussaient un cri d'agonie effroyable. Les arbres alentour renvoyèrent leurs plaintes déchirantes en de sinistres échos durant de nombreuses minutes encore. Lorsqu'enfin le silence redevint maître du marécage, une écœurante odeur de sang se mêlait à celle déjà nauséabonde des environs.
Un mouvement à la périphérie de son champ de vision fit sursauter Henrick. Johnson s'était accroupi à ses côtés. Les efforts qu'il venait de fournir avaient couvert son front et ses tempes de sueur, sans pour autant qu'il n'en paraisse plus affecté que ça. En revanche, les battements irréguliers de la poitrine du jeune s'intensifièrent lorsqu'il vit l'homme déposer son fusil pour se saisir d'un couteau. Crispé, Henrick se prépara à sentir les crocs glacés de la lame fondre dans sa chair. Mais il n'en fut rien. La lame coupa simplement la corde qui retenait ses mains liées à son cou. Massant machinalement la peau meurtrie de ses poignets, le jeune homme leva des yeux plein d'incompréhension vers le militaire qui rengainait son arme.
— Henrick... moi aussi, je veux que les choses changent, expliqua-t-il. Mais je ne veux pas pour cela mettre en péril des milliers de vies innocentes. Cependant, je suis prêt à t'aider, et à coopérer avec les Réformateurs. En échange, je veux qu'on trouve une autre solution... que la guerre. (Ses yeux fixèrent le jeune avec intensité.) Qu'est-ce que tu en dis ?
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