Chapitre 8 : Éprouver
Elle était douillettement enfoncée dans un sommeil réparateur, cotonneux comme un nuage, lorsque la sonnerie de son réveil l'en tira. Thélia se recroquevilla sur le matelas moelleux. Son esprit mit un certain temps à contextualiser les derniers événements. Quand elle réalisa que les draps sur lesquels elle était couchée n'était pas les siens, elle ouvrit brusquement les yeux.
Mystès !
Elle se redressa si abruptement qu'un vertige brouilla sa vision. Le plaid qui la couvrait chu de ses épaules. Ses mèches de cheveux rebiquaient dans tous les sens. Adamer n'était nulle part en vue. La gorge irritée, Thélia passa son doigt sur l'écran de son smartphone pour arrêter la mélodie guillerette, puis glissa à bas du lit et se précipita dans la salle-de-bain. Un message d'Adamer l'informa qu'il avait dû repartir travailler, et lui souhaitait bon courage pour la journée.
Toujours vêtue de ses affaires de la veille, elle se rendit au centre hospitalier de Mortraze, taraudée par l'anxiété. Elle peina un moment à retracer Mystès dans le service, mais finit par trouver sa chambre. La première chose qu'elle remarqua, fut la propreté avec laquelle ses plaies avaient été recousues. Quand elle prit la main de l'hôte dans la sienne, elle la trouva tiède et animée de vigueur.
— Comment tu te sens ? s'enquit-elle.
— Vaseux, mais ça doit être les antidouleurs, articula-t-il avec un mince sourire.
— Désolée, je voudrais faire quelque chose avec mon Arété, mais il me faudrait un bassin.
Mystès pressa ses doigts.
— Je sais, t'en fais pas. Les enfants, ils vont bien ? Où est-ce qu'ils sont ?
S'empressant de le rassurer, elle lui relata l'incident au parc Pegasí, leur fugue des services sociaux ainsi que leur installation à Alphecas. Elle s'était également chargée d'informer Nori de la situation. Encore trop faible pour tenir une conversation, Mystès fatigua rapidement, mais elle repartit rassurée. Il se remettrait sans séquelle des sévices que lui avait infligés Cebalraï.
Thélia résolut de sécher les cours pour la journée, mais se rendit malgré tout au Lucent pour son service. Ses traits congestionnés de fatigue et ses yeux encore irrités par la fumée interpellèrent ses collègues et lui valurent des regards étonnés de la clientèle. À mesure qu'avançait la soirée, ses pensées se faisaient décousues et sa concentration se dissolvait. Chaque fois qu'elle prenait la parole, sa voix cassée par les émanations toxiques des flammes de Cineád provoquait des sourcillements chez ses nouveaux clients.
Pourtant, ses iris demeuraient d'un blond, certes pâles, mais caractéristiques de la bulle de joie nichée dans sa poitrine. Elle avait réussi. Elle avait mis Meesha et Bélonias en sécurité et retrouvé Mystès. La simple idée de le revoir bientôt au Lucent maintenait son moral à flots.
Alors qu'elle évoluait en salle, à accueillir les clients à la demi-heure, un nouvel arrivant bloqua un forfait d'une heure avec elle. Thélia gagna l'alcôve privée, et s'immobilisa, ravie, en y découvrant Adamer, installé avec autant d'aise que s'il possédait les lieux. Elle dut pincer les lèvres pour contenir son sourire, néanmoins l'or de ses cheveux s'intensifia. Derrière son air désinvolte et ses risettes, l'agent traça du regard les mèches coulants sur ses épaules. Une lueur de connivence passa dans ses yeux alors qu'il se levait pour l'accueillir et l'enveloppait dans une accolade attentionnée. D'abord désarçonnée par sa familiarité, Thélia s'abandonna au confort de ses bras.
— Tu tiens le coup ? demanda-t-il. Désolé de passer à l'improviste, je voulais faire un peu le point.
— Fatiguée, mais ça va. Tu pouvais m'appeler, tu sais ? T'avais pas besoin de te déplacer.
Adamer la relâcha et s'affala sur la banquette en inclinant la tête, l'air faussement blessé.
— Alors c'est comme ça maintenant qu'on a sauvé ton collège ? Je viens te voir et tu me dis que c'est pas la peine ?
— Non ! Je voulais dire, entre la fatigue et ton boulot...
— Je sais, je sais. Mais je voulais t'apporter ça. C'est pour ta gorge.
Il tira de sa poche une boîte de pastilles au miel et à la camomille, achetés dans une boutique d'apothicaire. Thélia glissa dans sa bouche l'une des confiseries joliment moulées. Le miel chargé d'Ether fondit sur sa langue, coulant comme un baume dans son œsophage.
— Je t'ai jamais dit pour la couleur jaune de mon Arété, prit-elle conscience, la pastille contre sa joue.
— Non. Ça a quel effet ?
— Curatif. Mais comme c'est la propriété conditionnée par la joie, je peux pas m'en servir pour les urgences.
— Ça reste impressionnant. Et c'est une bonne chose, à mon avis. Que tu doives être dans de bonnes conditions pour pouvoir soigner.
Thélia médita sa remarque. Elle préférait effectivement que ses capacités de guérison découlent de sa bonne humeur, plutôt que d'émotions négatives.
— Tu as pu aller voir Mystès ? reprit Adamer.
— Je suis passée le voir ce matin. J'ai hâte de pouvoir emmener Meesha et Bel. Je leur ai rien dit, à propos de Iatrion.
— Rien du tout ?
— Non. Au cas où... au cas où ça se serait mal passé. Ou qu'on soit arrivé trop tard.
Elle avala le reste de la pastille. Adamer garda un moment le silence, affichant une mine grave et compréhensive. Il se recula contre le dossier, puis releva la manche de sa chemise en lin pour découvrir son poignet.
— L'autre raison pour laquelle je tenais à te voir, c'était parce que je voulais te remercier pour ton cadeau !
Il lui montra le bracelet qu'il portait, une cordelette en cuir brun sur laquelle était attaché un petit griffon taillé dans le bois et vernis de touches orange et or.
— Tu le portes, s'émut Thélia.
Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il vienne avec au Lucent.
— Évidemment ! Il est génial ! Pour une fois qu'on ne m'offre pas du rouge, en plus.
La chevelure de la thaumaturge se para d'un rose poudré.
— J'ai hésité, étant donné que c'est ta couleur signature, lui avoua-t-elle.
— T'as fait le bon choix. Qu'est-ce qui t'a fait préférer cette couleur-ci ?
— La couleur de ta voix.
Adamer écarquilla les yeux.
— Tu es synesthète ?
— Oh, tu sais ce que c'est ?
— J'en ai rencontré. Comme la fondatrice de Lesley Eau de Parfum.
Un nom qui respirait autant le luxe et l'élégance que la marque au chiffre de vente astronomique. Thélia oubliait facilement que l'agent fréquentait ce genre d'élite.
— Je savais pas qu'elle l'était, s'intéressa-t-elle. Je testerais bien des échantillons, juste pour sentir.
Un parfum composé grâce aux couleurs que les fragrances faisaient éclore dans l'esprit de sa créatrice devait être sans pareil.
— Donc toi c'est les sons et les couleurs, c'est ça ? s'enquit Adamer. Et tu fais du dessin ! C'est ce que tu fais, alors ? Tu dessines selon ce que tu entends ?
— Je colorie selon ce que j'entends, oui, confirma-t-elle, emballée par le sujet. Enfin, la plupart du temps.
— Il faudra que tu me montres ce que tu fais, à l'occasion.
Un peu intimidée à l'idée de lui exposer ses œuvres, Thélia détourna la tête en murmurant un "peut-être" du bout des lèvres. L'expression de l'agent se fit sagace. Il se pencha vers elle, un sourire facétieux aux lèvres.
— Tu m'as déjà dessiné ?
Thélia ramena vers lui un visage interpellé. Un sujet tel que lui présentait un intérêt artistique confondant, pourtant il ne lui était jamais venu à l'idée de s'y atteler.
— Non. Je devrais.
Sa réponse balaya la petite comédie d'Adamer. Il haussa les sourcils, la mine décontenancée, puis il la fixa un moment de son air perçant. Thélia eut le sentiment qu'il fouillait son regard sans réellement savoir ce qu'il y cherchait. Il finit par baisser les yeux, et toucha son bracelet en se raclant la gorge.
— Et donc, pour toi, ma voix est de cette couleur ?
Elle acquiesça. Dans son esprit, la voix d'Adamer se peignait ainsi, aussi chaude et lumineuse qu'un rayon de miel, aussi chatoyante qu'un plumage de feu.
Deux jours plus tard, Thélia fila au squat pour récupérer Meesha et Bélonias, si fébrile que tout son être bourdonnait d'impatience. Alors qu'elle gravissait les escaliers, elle croisa Kaya, qui en descendait.
— T'as l'air de bonne humeur, fit remarquer l'esthésive devant sa chevelure safranée.
Thélia fit une halte, le temps de lui relater les derniers événements. Kaya ne parvint cependant pas à dépasser les manigances de Cineád pour se réjouir du sauvetage de Mystès et se rembrunit, l'air préoccupé.
— Il s'arrête jamais, pesta-t-elle.
— On en reparle, d'accord ? lui dit la thaumaturge. Je dois y aller !
Ayant décidé de garder la surprise jusqu'au bout, elle annonça simplement aux deux jeunes Asters qu'elle voulait les emmener quelque part, et les conduisit à l'hôpital.
— Qu'est-ce qu'on fait là ? l'interrogea Meesha, déconcertée, alors qu'ils franchissaient le portail de l'établissement.
Plutôt que de les conduire à l'intérieur, Thélia prit l'une des allées gravillonnées qui serpentait à travers le parc aménagé sous les fenêtres du gigantesque complexe. Moucheté par le flot de soleil filtrant à travers les feuillages, un bonnet couvrant son crâne, Mystès les attendait sur un banc.
Les adolescents se figèrent, frappés de stupeur. Il tourna la tête vers eux, et Thélia sentit son coeur palpiter à tout rompre face au sourire qu'il leur adressa. Elle l'avait eu au téléphone la veille, afin de le prévenir de leur visite, mais ne l'avait pas encore vu debout, en si bonne voie de se rétablir. Le mouvement pénible qu'il fit pour se lever tira Meesha et Bélonias de leur hébétement. Ils partirent en flèche.
L'adolescente fut la première à l'atteindre et s'écrasa contre son torse avec un sanglot étranglé. Mystès eut à peine le temps de refermer les bras sur elle que le garçon vint se coller à son flanc, le visage enfouit dans son tee-shirt. Tandis que Thélia les rejoignait, les pleurs de Meesha montèrent.
— T'étais où ? hoqueta-t-elle. T'étais où ? Il t'est arrivé quoi ? On savait pas où tu étais !
Pour l'heure, incapable de lui expliquer ce dont il venait tout juste d'être libéré, Mystès se borna à lui frotter le dos et lui grattouiller le cuir chevelu en répétant qu'il était désolé, mais qu'il était revenu, que tout allait bien.
— Thélia m'a retrouvé, dit-il en relevant ses yeux indigo vers la concernée.
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Assise contre le béton, coudes appuyés sur ses genoux repliés, Kaya fulminait. Venue traîner au squat dans la matinée, elle s'était d'abord réjouie de voir passer Thélia d'humeur aussi radieuse, avant d'être traversée d'un courant d'indignation en l'écoutant lui rapporter l'attaque du laboratoire de Cebalraï.
Un violent ressentiment à l'encontre du pyrocien lui était monté à la tête. Penser qu'il ait pu impliquer Thélia dans cet assaut sans le moindre scrupule, qu'il ait l'impudence cruelle de la confronter à ce genre de danger, la rendait incapable de réfréner sa colère.
Elle s'était dirigée sur-le-champ vers le loft de Cineád, pour le trouver absent. Il n'était toujours pas revenu quand elle revint dans la soirée. Décidée à ne pas quitter Alphecas tant qu'elle n'aurait pas eu une conversation avec lui, Kaya l'attendait sur ce qui lui faisait office de pallier.
Le soleil déclinait, ses rayons cuivrés frappant de biais les verrières, lorsqu'elle reconnut le pas du pyrocien sans même le voir. Les entrailles rongées par le courroux, le regard dur, elle se remit sur pied. Cineád écarquilla des yeux étonnés, avant de grimacer un rictus exaspéré par anticipation.
— Quoi ? grinça-t-il.
— Je viens d'apprendre, pour Thélia.
Occupé à déverrouiller son cadenas, Cineád lui décocha un bref coup d'œil perplexe. Il n'avait manifestement pas retenu le nom de la thaumaturge.
— Kerdapy ! s'irrita-t-elle. L'employée de Nori qui t'a ramené chez moi l'autre fois !
Il fit coulisser le panneau métallique dans un fracas de rails mal huilés, puis se souvint avec un enjouement sardonique :
— Ah ! La moucharde d'Adamer !
Kaya lui emboîta le pas à l'intérieur sans s'embarrasser d'attendre sa permission.
— Pourquoi tu l'as entraînée là-dedans ? l'accusa-t-elle alors qu'il ouvrait le haut de sa combinaison et la laissait retomber sur ses hanches.
Le visage fermé, Cineád lui jeta un regard sous le flegme duquel se lisait son absence totale de volonté de discuter. Il se dirigea vers le réduit équipé d'un lavabo ébréché et retira son tee-shirt.
— Qu'est-ce que tu veux, là ? gronda-t-il d'un ton sourd d'avertissement.
— Elle a rien à faire dans tout ça !
Cineád tourna la molette d'un geste sec. Les muscles de son dos saillirent sous le jeu de bandes noires qui traçaient sa morphologie quand il se pencha pour s'asperger les mains et les avant-bras. Par-dessus le chuintement de l'eau, il rétorqua :
— Dis-le au type qui l'utilise comme intermédiaire pour contacter un membre de Rigel.
— C'est toi qui as voulu la faire venir à Iatron ! Tes affaires avec Adamer, c'est ton problème, mais embarque pas Thélia dans ce genre de trucs !
Il se figea. Saisissant la serviette sur le bord de la vasque, il coupa le robinet et s'essuya brièvement avant de se redresser. Kaya se tendit devant l'austérité implacable qui grimait sa physionomie.
— T'es venue pour quoi, exactement ? l'interrogea-t-il d'une voix dépourvue de clémence.
Elle ouvrit la bouche pour répliquer, mais il reprenait déjà en s'avançant dans le loft, la lumière rasante du soleil lustrant de teintes chaudes son buste bien découplé :
— À quoi tu t'attendais, au juste ? À ce que j'accepte de demander ton approbation la prochaine fois que j'utilise quelqu'un ?
Le fiel sinistre qui imprégnait son timbre et la férocité de sa remarque firent tressaillirent Kaya. Son erreur lui revenait en pleine figure. À trop s'accoutumer à la familiarité qui se développait entre eux, à trop sonder son état physique et émotionnel, elle en était venue à oublier de le craindre. À croire en une égalité de leurs rapports.
Son expression brusquement désemparée fit renifler Cineád.
— C'est ça, hein ? Et je peux savoir depuis quand j'ai des comptes à te rendre ? Parce que je crois que tu déformes un peu la situation entre toi et moi.
La mâchoire de Kaya se crispa. Elle avait peut-être eu tort de s'imaginer qu'il consentirait à épargner Thélia, mais en ce qui les concernait, il ne pouvait pas prétendre s'en être tenu aux menaces qu'il faisait peser sur les jumeaux et elle.
— Quelle situation ? siffla-t-elle. Celles où tes sous-entendus sur la température sont clairement pas de l'intimidation ? Ou celles où j'ai pu te sonder et vérifier que t'en as pas si rien à foutre que ça ?
Un muscle se contracta derrière la joue de Cineád. La contrariété flamba dans ses prunelles. Son torse se souleva d'une inspiration plus ample que les précédentes.
— Et ? Ça me plaît peut-être de déconner avec toi, mais ça implique rien de plus.
— Alors là ! cracha Kaya. C'est même plus du culot à ce stade !
Cineád inclina lentement la tête en arrière, en geste de dédain. Ses inflexions acides de mesquinerie, il l'enjoignit en ouvrant les bras :
— Vérifie par toi-même.
Kaya étrécit les yeux d'un air de défi furibond et soutint son regard. Il n'esquissa même pas un rictus. Alors, elle avança d'un pas et colla avec force sa paume contre le torse du pyrocien. La chaleur de sa peau lui dévora aussitôt la main. Ses doigts se déployèrent au-dessus de son cœur, et elle activa son Arété.
Les strates émotionnelles sur lesquelles elle se brancha n'avaient rien à voir avec ce qu'elle avait perçu de lui dernièrement. Ce qui lui mordit le cœur comme une brûlure d'acide était la même incubation de haine qu'elle avait capté la première fois qu'elle l'avait sondé. Elle n'explorait qu'un terrain volcanique, un sol empoisonné de fumerolles rancunières.
Kaya plissa les lèvres sur une moue douloureuse, accablée par ce qu'un tel état affectif traduisait. Avant d'entre-apercevoir ce sur quoi Cineád évitait de se concentrer. Le contact de sa main, la douceur distincte de son empreinte sur son torse et la sensation de son cœur qui battait sous celle-ci. Le courant de bien-être que le toucher diffusait graduellement en lui.
Elle détacha son regard sidéré des clavicules du pyrocien pour le relever vers lui. Dès que ses yeux acajou rencontrèrent le cobalt des siens, une bouffée hargneuse ébroua Cineád. Claquant de la langue, il referma les doigts sur son poignet et l'arracha de sa poitrine. Ses iris irradiaient d'une telle incandescence, qu'elles paraissaient sur le point de se dissoudre en vagues de chaleur. Le faciès crispé, il maintint le bras de Kaya en l'air et articula d'un ton vibrant de menace :
— Dis-moi si je mens, quand je dis que je pourrai toujours vous éliminer.
Et la figure de Kaya se décomposa d'incompréhension.
Car il ne mentait pas.
Les retrouvailles entre Mystès et ses protégés !
Puis je révèle enfin le cadeau que Thélia a fait à Keitan, ainsi qu'une particularité que vous aviez peut-être relevé ~
Et on termine sur du drama Cinaya, évidemment x)
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