Chapitre 23 : Insolite
Kaya et les jumeaux affectionnaient particulièrement de regarder des films criminels avec Isaac. Pour la bonne raison que le meneur des Régulus leur accordait rarement la moindre crédibilité et ne pouvait s'empêcher de relever l'absence de cohérence et de réalisme de ces intrigues sanglantes.
Ce soir-là, pelotonnée sur le grand canapé en cuir du loft d'Isaac, la fratrie avait opté pour un drama coréen narrant une romance entre un membre des forces de l'ordre et une pupille de mafieux. Isaac n'avait pas tardé à critiquer l'absurdité de l'organisation criminelle, ce à quoi les garçons et leur aînée se faisait un malin plaisir de prétexter que « les choses étaient peut-être différentes en Corée ».
— Non mais je veux bien que ça se passe en Corée, rouspéta Isaac. Mais c'est pas comme ça qu'ils vont faire du bénéfice !
— Mais tu sais pas, rétorqua sournoisement Basile avant de laisser son frère enchérir.
— Puisque ça se passe en Corée ! Si ça se trouve, c'est comme ça qu'ils fonctionnent, dans les Constellations coréennes.
— J'en doute très fort. Corée ou pas, c'est contre-productif !
Installée auprès de son isádelphe, Kaya ne cessait d'être prise d'éclats de rire moqueurs. Elle appuya une main sur l'épaule d'Isaac.
— Oui, enfin, à t'écouter t'en plaindre, notre système a pas l'air très productif non plus !
Alors qu'il protestait qu'il ne se plaignait pas de la productivité de leur Constellation, mais seulement des sagouins qui la composaient, l'écran de portable de Kaya s'illumina sur la table basse. Elle fronça les sourcils en découvrant le message reçu d'un numéro inconnu. Son sourire s'effaça subitement quand elle en lu le contenu.
📩 Numéro inconnu - 22 : 12
Tu me dois encore 80 balles et des poussières
Un instant alarmée d'être contactée par Cineád alors qu'elle se trouvait à côté d'Isaac, elle s'efforça de réprimer le réflexe de dissimuler son écran. Elle savait qu'il ne chercherait pas à lire par-dessus son épaule, mais il ne manquerait pas de l'interroger s'il relevait une soudaine étrangeté dans son attitude. Kaya affecta donc le plus grand détachement tandis qu'elle pianotait une série de réponses.
✉️ De : Kaya - 22 : 13
Et donc ? Tu décides de faire tes comptes à vingt-deux heures passées ?
✉️ De : Kaya - 22 : 13
T'as qu'à passer au Baroudeur la prochaine fois que j'y suis en service
✉️ De : Kaya - 22 : 13
Comment t'as eu mon numéro ?
Elle reposa son smartphone contre sa cuisse et n'enregistra rien de ce qu'il se produisit à l'écran durant la demi-minute qui suivit. Puis la coque vibra sous ses doigts.
📩 Numéro inconnu - 22 : 13
J'accepte plus les crédits
📩 Numéro inconnu - 22 : 13
C'est la patronne qui me l'a filé
Kaya plissa les paupières en recevant ensuite une adresse géolocalisée.
📩 Numéro inconnu - 22 : 14
Y a moyen que tu rappliques dans les 45 mn ?
De plus en plus déconcertée, elle jeta un regard à la télé, avant de ramener les yeux sur son portable.
✉️ De : Kaya - 22 : 15
Y a moyen
✉️ De : Kaya - 22 : 15
Si tu me dis pourquoi
📩 Numéro inconnu - 22 : 15
Et il est où l'intérêt là-dedans ?
Contre toute attente, une bouffée d'excitation gagna Kaya à la lecture du message. Elle se mordit les lèvres pour réprimer un sourire.
✉️ De : Kaya - 22 : 16
Ok, maintenant j'ai peur
📩 Numéro inconnu - 22 : 16
45 mn Terebros
Abandonnant toute jugeote, elle céda à l'élan déraisonnable qui la traversa. Fébrile d'impatience, elle glissa à Isaac :
— On vient de me proposer un plan, j'y vais.
Habitué à ses escapades nocturnes, il ne chercha pas à la retenir.
— Tu veux que je te conduise ?
— Nooon, ça va aller. Reste avec les garçons.
Là-dessus, elle fila se tracer un trait de khôl autour des yeux. Elle arriva avec dix minutes de retard au point de rendez-vous, soit une sortie peu empruntée à l'arrière d'une gare de Bételneuve. Au débouché des escaliers aux carreaux jaunis par le temps, elle repéra la silhouette sombre appuyée contre une rambarde.
Les yeux cérulés de Cineád étaient déjà rivés sur elle. Tout en l'approchant, elle parcourut du regard ses épaules drapées par le denim ignifugé et le faible éclat de ses piercings entre ses mèches de jais. La seule vue de sa carrure raviva un appétit devenu bien trop récurent en présence du pyrocien.
Aussi intriguée et hâtive qu'elle fût, Kaya ne pouvait cependant se défaire d'un léger inconfort. Ce qu'il remarqua avant-même qu'elle ouvrît la bouche.
— T'en tires une tête, l'apostropha-t-il avec un reniflement railleur.
Elle s'immobilisa près de lui et croisa les bras.
— Je te ferai remarquer que ça doit être la première fois qu'on se voit parce qu'on l'a décidé et pas parce qu'on se croise. Donc oui, je suis pas sereine.
Cineád se redressa en ricanant. Les prunelles emplies d'une lueur jubilatoire, il la toisa quelques secondes avant de lancer :
— Si c'est que ça, tu vas pouvoir te détendre, parce que les choses vont vite redevenir insolites.
— Bizarrement, ça me rassure pas beaucoup.
Kaya se retenait de lui attraper le bras pour le sonder. Quoiqu'il prévoyait, il en irradiait de satisfaction. S'avançant tout près d'elle, Cineád esquissa une mine ironique.
— Tu doutes de moi ? lui retourna-t-il la question à laquelle elle l'avait confronté au Baroudeur.
Déjà, elle sentait ses nerfs grésiller d'ivresse. Un sourire irrépressible découvrit ses dents.
— Pas ce soir.
Elle le laissa donc la précéder dans le fin brouillard qui déployait sa gaze sous la lumière des lampadaires. La tignasse et la combinaison du pyrocien se fondait dans la nuit. Ponctuellement, les marques enroulées autour de ses bras luisaient comme de l'huile sous les feux des voitures qui les dépassaient en trompe. Le regard fixé sur sa nuque, Kaya ressassait la singularité de la situation.
L'un des asters les plus recherchés de Bryvas la conduisait vers une destination inconnue. Et elle le suivait de son plein gré. Car ni sa raison ni ses sens ne percevaient les choses ainsi.
Seul un brin de consternation la gagna lorsqu'il les fit s'engager dans un tunnel routier. Cantonnée sur la maigre surélévation cimentée faisant office de bande piétonne, Kaya se retint de tousser en inhalant les vapeurs d'essence.
— Qu'est-ce qu'on fout là ? demanda-t-elle quand il s'arrêta devant une issue de service marquée au spray fluorescent.
— Tu vas voir, se borna à répondre Cineád avant de pousser le battant métallique.
Celui-ci coulissa en grinçant sur ses gonds. Surprise, Kaya s'exclama :
— C'est ouvert ?
L'incendiaire se retourna vers elle, une main sur la porte. L'œillade narquoise qu'il lui jeta signifia clairement à Kaya qu'il valait mieux ne pas commencer à s'étonner de détails aussi négligeables, car ce ne serait pas ce qu'elle verrait de plus déconcertant ce soir.
Elle le suivit donc dans les galeries techniques plongeant en cages d'escalier au béton humide et emplit d'échos. Des graffitis éclaboussaient de couleurs vives les murs grisâtres. Toujours après le pyrocien, Kaya ne parvint pas à contenir une nouvelle remarque :
— T'aurais dû me dire qu'on allait dans ce genre de truc, j'aurais pris mon appareil.
À défaut, elle sortit son smartphone et entreprit de saisir quelques clichés des souterrains éclairés au néon. Cineád fit aussitôt demi-tour, pour refermer la main sur son poignet. Sa paume était délicieusement brûlante contre la peau fraîche de Kaya.
— Alors ça, tu vois, c'est typiquement ce que tu vas devoir éviter quand on sera arrivé, la prévint-il, les lèvres incurvées en un sourire goguenard.
La dernière fois qu'il l'avait empêché de photographier une scène, ils se trouvaient à Antaray, le quartier hautement sensible de Montheclives, se souvint-elle. Prise d'un soupçon quant à ce qui l'attendait, elle rangea son portable et maugréa :
— Putain. Tu m'emmènes dans un repère criminel, là ?
Le rictus scélérat de Cineád s'accrut. Ce qu'elle interpréta comme une confirmation. Kaya fit alors mine de tourner les talons, protestant dans un demi-sérieux :
— Oh non ! J'ai pas signé pour ça !
Mais il referma les doigts sur le dos de son bombers et la tira en arrière. Son bras s'enroula avec lourdeur autour des épaules de Kaya. Elle se retrouva pressée contre lui, enveloppée dans sa chaleur au parfum de cendre et de malt. Il inclina la nuque, appuyant la tempe contre sa chevelure, et railla d'un timbre bas à son oreille :
— Je croyais que tu doutais pas de moi, ce soir ?
Sous la caresse de son souffle, une onde cuisante se propagea sous la peau et Kaya, et s'étendit vers sa gorge et son cuir chevelu. Consciente du nœud qui se resserrait dans son estomac, elle dut racler sa gorge asséchée afin d'éclaircir sa voix.
— Ça veut pas dire que j'ai envie d'être jetée dans une fausse pleine d'ennemis des Régulus.
Entraînée par le pyrocien, elle se remit en marche, la main machinalement posée sur son bras nu. Peu disposé à la relâcher à présent qu'il tenait, Cineád émit un ricanement sourd.
— Dit-elle, alors qu'elle bosse au Baroudeur.
— Le Baroudeur, ça ressemble beaucoup moins à un coupe-gorge, quand même.
Cette fois-ci, Cineád renâcla avec une pointe d'irritation.
— Continue à l'ouvrir comme ça, et tu vas me devoir un paquet d'excuses quand on sera arrivés.
De plus en plus décontenancée, Kaya se faufila hors de sa prise afin de reprendre ses photographies. Le chuintement caverneux des courants d'air résonnait dans les couloirs. De temps à autre, l'éclairage venait à manquer, et seules les flammes bleues du pyrocien guidaient leurs pas. Ce dernier paraissait savoir exactement quelle direction emprunter dans ce réseau labyrinthique.
La galerie de Kaya s'enrichissait au fil de leur progression. Ses échanges avec Cineád se résumèrent à des remarques cyniques de celui-ci vis-à-vis des tuyauteries et mares d'eau croupe qu'elle capturait, ainsi qu'à des observations enthousiastes de Kaya devant le décor qui se dévoilait au détour des couloirs.
Un grondement continu, produit par le trafic urbain au-dessus de leurs têtes, vibrait à travers les structures. Kaya finit cependant par discerner une autre rumeur, moins régulière. A mesure qu'ils avançaient, elle identifia la pulsation rythmée d'une sono.
N'osant tirer de conclusions trop hâtives, elle jeta des coups d'œil inquisiteurs à Cineád, qui s'obstinait à lui présenter son faciès flegmatique. La musique enfla néanmoins jusqu'à ce qu'ils débouchent enfin sur un vaste espace, haut de plafond, dans laquelle s'amassaient les obscures silhouettes d'une foule mouvante. Plongée dans la touffeur saturant l'atmosphère, Kaya embrassa les lieux d'un regard sidéré.
Les éclairages au sol baignaient les piliers et parois de magenta. Des peintures phosphorescentes s'étalaient sur les voûtes et un impressionnant système de sonorisation était installé derrière la barrière rouillée d'une coursière. Surplombant le public, un groupe d'organisateurs mixait les morceaux.
Elle sut immédiatement de quoi il s'agissait. Depuis son adolescence, elle entendait parler de ces soirées clandestines, réservées aux marginaux et hors-la-loi, qui réalisaient leurs bénéfices sur la vente d'alcool et de substances astériennes illicites. Impossible d'en connaître les dates ni d'en trouver l'emplacement sans avoir de liens avec le réseau. Les rumeurs prêtaient le patronage de l'évènement aux Cebalraï, ce que Kaya tendait à croire.
Quelques podiums se dressaient comme des îlots au milieu de la marée humaine. Des grappes de danseurs les prenaient d'assaut pour s'y déhancher, les asters déployant leur arété en toute insouciance.
Elle pivota brusquement vers Cineád, réalisant la nature de cette sortie nocturne. Paupières plissées sur une mimique mordante, il scrutait sa réaction. Estomaquée, Kaya s'écria par-dessus le volume sonore :
— T'es sérieux, là ?
Il secoua la tête et se pencha vers elle pour se faire entendre.
— Alors, Terebros, ose me dire que tu vas pas te jeter toute seule dans la fausse.
L'excitation s'épanouissant déjà sur sa physionomie, Kaya sentit les battements de la musique commencer à infiltrer ses veines. Le corps balançant sur place, elle étira un sourire vorace. Il avait raison. Elle n'était plus du tout disposée à repartir. Pas avant de s'être éreintée sur le son diffusé à pleine puissance.
D'un mouvement preste, elle retira sa veste pour la fourrer dans les bras de Cineád.
— Tu danses pas, pas vrai ? lui dit-elle en guise de requête de la lui garder.
Puis, n'y tenant plus, elle se mit à reculer au milieu des figures déchainées, tout en exécutant des accents de poitrines, ses yeux luisant de connivence s'attardant un instant sur lui. Bien vite, elle le perdit de vue. Des projecteurs de lumière noire transformaient les tee-shirts blancs en tâches fantomatiques. Des torses nus reluisaient de transpiration.
Presque comprimée entre les autres fêtards, Kaya ne s'adonna pas à ses habituelles chorégraphies improvisées. Tout son être n'en fut pas moins possédé par le beat. Sautillant sur place, les bras levés, elle secouait la tête, extatique. Ses os vibraient. Son cœur battait la chamade. Elle se soûlait du moment.
Bientôt, elle étouffa sous son sweat et le passa par-dessus sa tête. Hors d'haleine, elle s'extirpa de la masse humaine pour se diriger vers les escaliers métalliques, sur les marches desquelles s'était installé Cineád, une bouteille de bière en main. Appuyé sur ses avant-bras, il haussa un sourcil en la voyant paraître gainée dans sa brassière de sport.
— Tu me gardes ça aussi ? lui lança-t-elle avant de lui envoyer son sweat.
Une pointe d'amusement flottant sous son indolence apparente, il saisit le vêtement au vol et le posa sur le bombers à côté de lui. Un instant plus tard, Kaya était de retour sous la galerie, à rouler des épaules en branlant du menton. Ses mèches courses lui collaient à la nuque.
Elle dansa avec une aster aux cheveux décolorés et rasés à l'arrière du crâne, dont la stature athlétique suintant d'essence trahissait un arété amplificateur de capacités physique. Puis, elle se retrouva avec une danseuse sensuelle, au carré plongeant, gratifiée d'une tache de naissance autour de l'œil. Sa fougue attira néanmoins l'attention indésirable d'un jeune un peu trop imbu de lui-même, en recherche d'un coup pour la soirée. Elle se détourna de lui quand il chercha à entrer dans un déhanchement avec elle, puis commença à considérer l'option de distribuer quelques coups de coude ou de genou quand il s'évertua à la poursuivre.
Tandis qu'elle se tortillait pour se faufiler loin de l'importun, Kaya repéra soudain les deux braises bleues qu'étaient les yeux de Cineád. Ses intentions rendues limpides par l'expression sinistre plaquée sur son visage, il fendait l'attroupement dans sa direction.
Elle cessa alors ses manœuvres d'évitement, pour se remettre à danser. La jubilation lui monta au cerveau comme une gorgée de liqueur. Elle fit face au crampon, qui n'avait pas détecté la menace imminente et croyait ferrer enfin sa proie. À l'instant précis où Cineád émergea entre les silhouettes effervescentes, elle se renversa contre lui. Le dos appuyé à son torse, elle se délecta de sa chaleur caractéristique.
Cineád la reçut sans manifester la moindre hésitation, et la saisit par les hanches. L'une de ses paumes poursuivit son chemin jusqu'au ventre nu de Kaya, pour y exercer une pression qui la ramena davantage contre sa stature ferme. Devant eux, le type croisa le regard de Cineád, et sa figure se décomposa. Le crâne appuyé contre l'épaule du pyrocien, Kaya savoura sans vergogne l'intimidation que son partenaire de la soirée exerçait. Quand l'indésirable se fut volatilisé, Cineád colla la bouche à son oreille :
— Je t'ai pas déjà dit que ça coûtait un supplément, ce genre de prestation ? ironisa-t-il.
Elle tordit le cou pour tourner la tête vers lui. Son estomac fourmillait d'une tension agréable sous sa main.
— Facture-moi ! rétorqua-t-elle dans un rire.
Il émit un reniflement sarcastique, puis entreprit de la pousser vers le podium le plus proche. Soutenue par le pyrocien, Kaya y grimpa et se retourna, s'attendant à le voir regagner son escalier. Au lieu de quoi, il se posta au pied de la plate-forme, et elle comprit qu'il préférait rester auprès d'elle. Ce dont elle se réjouit davantage qu'escompté.
Galvanisée, Kaya capta son regard tandis qu'elle entamait sa danse, afin de lui signifier qu'elle la lui décernait. Cineád ne se fit pas prier pour conserver ses prunelles rivées à sa silhouette ondulante. Une once de surprise appréciatrice parcourut ses traits lorsque Kaya enchaîna des mouvements plus provocants qu'elle n'en avait jamais effectué devant lui.
Des pirouettes séditieuses faisaient suite aux glissements de ses doigts sur ses cuisses et clavicules. Des jetés de cheveux se muaient en cambrés plongeant. Puis, elle raccrochait le regard du pyrocien, insolente, délurée, en roulant du bassin.
Le bleu électrique des yeux de Cineád se gorgeait d'elle. Son sourire en coin redoutable s'enfonçait au creux du ventre de Kaya, comme une coulée de plomb en fusion. Les nerfs grillés par le courant incandescent qui circulait entre eux, elle bondit à bas du podium sans cesser de remuer en rythme, et s'approcha de lui.
Sans se départir de sa mine carnassière, Cineád la laissa jouer des épaules et balancer les bras sous son nez, l'air d'attendre son prochain coup. Elle profita alors d'un drop pour lever la jambe avec souplesse, tendue en Y, jusqu'à l'appuyer contre l'épaule ferme du pyrocien. Il enroula la main autour de son mollet, index le long de sa cheville, pour la maintenir. Bras enroulés autour de sa nuque, Kaya reprit un instant son souffle contre lui, leurs fronts se frôlant.
Puis, il laissa redescendre son pied, et avant qu'elle n'ait pu reprendre appui, la fit tout à coup pivoter pour se plaquer à son dos. Déjà reprise par la pulsation de la musique, elle sentit les muscles de ses joues tirer, signe qu'elle souriait sans même s'en apercevoir depuis un bon moment. Pourtant, elle n'avait pas fini de se laisser aller.
Chaloupant des hanches contre lui, elle leva les bras, coudes repliés, s'abandonnant autant à lui qu'au rythme. Il saisit derechef sa taille et revint presser une main cuisante contre son nombril. Ainsi, il ne put manquer la contraction qui s'y produisit lorsque son nez caressa la nuque mouillée de Kaya, et que son souffle s'y écrasa.
— Bordel, gronda-t-il si sourdement qu'elle manqua presque de l'entendre.
Toute trace d'inhibition que Kaya avait pu conserver s'évapora. Les paupières mi-closes, elle roula délibérément du bassin contre le sien, produisant une friction enivrante à travers le textile. Les doigts de Cineád s'enfoncèrent dans sa peau, avant qu'il ne la fasse volter de nouveau.
Son genou s'inséra entre les cuisses de Kaya. Il appuya une main au creux de ses reines moites de sueur, tandis que l'autre remontait empoigner ses mèches à la racine, la pressant toute entière à lui. Kaya perdit le rythme, si ce n'étaient les pulsations effrénées de son cœur qui se confondait avec le tempo puissant. Moulée contre son torse, elle eut tout juste le temps de voir les iris bleus flamboyer devant son visage.
Sa respiration anhélante fut engloutie par la bouche que Cineád souda à la sienne. Une plainte sourde, qui ne parvint même pas à ses propres oreilles, lui échappa. Elle noua les bras autour de lui, agrippant tout ce qu'elle trouvait, col, coutures et épis confondus. La force avec laquelle il l'embrassait, l'étreignait, la faisait se cambrer en arrière.
Toute pensée cohérente s'était dissoute de son esprit. Le toucher de Cineád pénétrait sa chair d'une chaleur dévorante. Ses lèvres poussaient les siennes, les consumaient de leur brûlure.
Brusquement, ce fut trop. La salle surchauffée, le corps ardent collé au sien, la fougue du baiser, la submergèrent. Le cœur battant à tout rompre derrière ses côtes, Kaya ramena les paumes contre les épaules du pyrocien, afin de le repousser. Dès qu'il perçut la résistance, sa bouche se figea. Ils respirèrent un instant la même haleine, avant qu'il la relâche. Devant la lueur incertaine qui flottait au fond de ses prunelles dilatées, elle esquissa un sourire.
— Je crève de chaud ! Faut que je boive un truc.
Cineád lui indiqua le bar d'un mouvement de tête. Elle entreprit de se frayer un chemin à travers la foule compacte, n'ayant pas besoin de vérifier pour savoir qu'il lui emboîtait le pas. Du revers de la main, elle prit la température de ses joues. Le sang enflammait sa figure.
Elle s'éventait inutilement de ses doigts, quand Cineád la rattrapa et la repoussa soudain contre un pilier à proximité, écrasant son corps sous le sien. Alors qu'elle écarquillait les yeux, il glissa une main au coin de sa mâchoire, lui fit relever le menton, et reprit sa bouche avec une fougue avide. Une bouffée de désir étourdit Kaya.
Le torse du pyrocien se soulevait rapidement contre sa poitrine. De ses dents, il tira sur sa lèvre, avec une ferveur presque implorante, presque tendre. Elle frémit de tout son être. Ses bras se resserrèrent autour de lui, pour l'attirer davantage sur elle quand il lécha la bordure fourmillante de sa bouche. Puis sa langue fondit à la recherche de la sienne, l'assaillit par coups profonds.
Tendue contre lui, Kaya était sûre de gémir dans le baiser, mais n'en percevait que la vibration. Tout tournait. Elle ne voulait plus s'arrêter. La moindre de ses fibres réclamait encore plus de ce corps dont l'empreinte s'imprimait sur le sien.
Quand il rompit enfin le baiser, elle s'humecta les lèvres, le souffle court. Elle approcha ensuite la bouche de son oreille. Dans un demi sourire, elle déclara assez fort pour se faire entendre :
— Si c'est ça, je suis partante pour les rencontres insolites.
Il s'agissait presque d'un aveu d'affection, incité par le rugissement de son sang et le contact des paumes du pyrocien contre la peau de sa taille. Elle recula la tête, pour s'apercevoir que, sous ses épis de jais, il la dévisageait d'un regard profond, trop trouble pour être déchiffré. Finalement, il se pencha à son tour à son oreille. Elle entendit le rictus satisfait dans sa voix :
— Ça a pas à être autre chose.
Quelque chose se ramollit dangereusement dans la poitrine de Kaya à ses mots. Avant de se laisser rattraper par cette pointe de sensibilité, elle lui donna une tape sur le torse.
— Par contre, je vais mourir de déshydratation, là !
Il s'écarta, et elle put enfin gagner le bar. Du fait de son installation loin des baffles, la musique y était moins assourdissante. Parvenue à capter l'attention d'un serveur, Kaya commanda une eau gazeuse. Cineád attendit qu'elle eût descendu quelques gorgées désaltérantes, avant de poser un avant-bras sur le comptoir, l'encageant dans son espace vital. La mine curieusement exaltée, il lâcha :
— Je pensais à un truc. À propos de ton arété.
— Oui, confirma-t-elle avec un ricanement. Je peux capter les effets de la libido ou les partager.
Une confusion stupéfiée traversa le visage de Cineád.
— Sérieux ?
— Hun hun.
Un sourire vorace étira lentement les lèvres du pyrocien, tandis qu'il considérait les utilisations possibles de sa faculté. Puis, il secoua la tête, comme pour retrouver sa concentration.
— Nan, j'étais plutôt intéressé par ton autre spécialité.
— La détection de mensonge ?
— Ça, valida-t-il.
Cineád inclina la tête pour la scruter. Une fièvre pernicieuse animait ses traits. Son index tapotait la surface du comptoir à côté d'elle. Incertaine de ce qui l'emballait ainsi, Kaya attendit qu'il poursuive.
— J'ai un interrogatoire à faire passer. Utilise-le pour moi, réclama-t-il.
Prise de court, Kaya fronça les sourcils.
— Sur qui ?
Le sourire perfide de Cineád s'accrut.
— Cette très chère vedette de l'URIAA.
— Adamer ?!
— Lui-même !
— Ça va pas la tête !
Ne s'étant manifestement pas attendu à une telle réaction de sa part, il lui adressa une moue perplexe. Un soupçon d'accusation enténébra sa physionomie.
— Tu le fais tout le temps. Même pour Sadar ! Pourquoi ça te dérange, d'un seul coup ?
— Je vérifie ce qu'on me dit, corrigea-t-elle. C'est pas du tout la même chose que d'extorquer des infos à un agent de l'URIAA !
— Je parlais pas de le torturer, hein. Seulement de vérifier ce qu'il baratine.
— Encore heureux !
— Alleeer, insista-t-il. C'est comme ça qu'on fonctionne, nan ? On échange des services.
Ce disant, il esquissa un mouvement de tête vers la piste de danse. Kaya crut d'abord qu'il faisait référence à la dissuasion dont il avait usé plus tôt à l'encontre du type qui la poursuivait. Puis le déclic s'opéra.
— Attends... c'est pour ça que tu m'as amené ici ? s'enquit-elle d'une voix incrédule. Pour me demander ça ?
La figure de Cineád s'assombrit. Il se redressa avec lenteur. Ses yeux cérulés la jaugeaient à présent d'un air rédhibitoire.
— Et alors ? T'en as bien profité.
Atterrée, elle ne parvenait pas à déterminer vers qui diriger son ressentiment. Vers lui, pour n'avoir après tout agi que par intérêt. Ou bien vers elle-même, pour avoir eu la niaiserie de croire que cette soirée — et tout ce qu'il s'y était produit — lui était dédié.
Devant son expression durcie en un masque de rancœur, Cineád étira un sourire sans commune mesure avec ceux qu'il lui avait adressés précédemment. Il découvrit les dents sur une mimique froide, sinistre, puis se pencha derechef sur elle. Sa main libre accompagnant ses propos, il lui glissa d'un ton dépourvu de commisération :
— C'est à toi de voir. D'une manière ou d'une autre, je dois le tester. Si t'en es pas, très bien, j'ai d'autres moyens. Mais vu comment tu avais réagi la dernière fois que j'ai impliqué la moucharde, je suis pas sûr que t'apprécies.
Kaya sentit son sang frémir de courroux. Elle décocha une œillade indignée au pyrocien. Les dents serrées, elle repoussa sa bouteille perlée de condensation.
— Putain, jura-t-elle, trop contrariée pour parvenir à formuler une réplique correcte.
Satisfait d'avoir pris l'ascendant, Cineád la dévisagea, un sourcil sardonique haussé. Elle soutint son regard quelques secondes, avant de secouer la tête avec désabusement.
— « Ça a pas à être autre chose », le cita-t-elle.
La mine mauvaise du pyrocien vacilla. Kaya darda sur lui un ultime regard chargé de ressentiment, avant de s'écarter du bar. Ce qui la mettait véritablement en rage, réalisa-t-elle alors qu'elle se faufilait vers la sortie après avoir récupéré ses affaires, n'était pas le fait qu'il demeurait envers et contre tout un Rigel. Mais le fait qu'il eut corrompu ce qui était censé être sans lien avec ses activités criminelles.
À moins qu'elle ne se leurrait. Que pour lui, le lien eut toujours existé.
Un chapitre que j'ai adoré écrire pour montrer à la fois ce que construisent Kaya et Cineád, et à la fois ce qui s'interpose encore entre eux. Ici : les difficultés relationnelles de Cineád xD
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