Recherche - Partie 2
Karanes, district est du Mur Rose, 30 juillet 852
Ces jolis rayons matinaux d'été illuminaient avec talent la pièce étroite dans laquelle vivait Traute Caven. Une commode ici, un sofa un poil déchiré là, un évier et une cuisinière d'un gris simplissime ; le tout, collé contre les murs de vieille pierre de son immeuble coincé au nord-est de la cité.
Elle était assise à sa petite table, ses grandes jambes musclées croisées plus ou moins élégamment. Plus ou moins, car elle n'en avait généralement pas grand-chose à faire, et surtout à cause de la lettre jaunâtre que tenaient ses mains blanches. Elle aurait pu reconnaître cette calligraphie entre mille. Une déformation de celle de Tickles ; ses prunelles glace, là-dessus, ne la trompaient jamais. Et c'était encore une preuve du talent du Postier, chargé de transmettre anonymement les missives entre Résistants.
Cette fois-ci, on venait de lui balancer qu'on avait potentiellement détecté un cheveu sur la soupe chez leur organisation. Cheveu sur la soupe se trouvant dans la vingt-sixième rue du même district qu'elle, dans la maison numéro cent-quatre-vingt.
En bref... Elle remit machinalement l'une de ses mèches platine en place. Allée vingt-six, certes... et la première bâtisse en partant du sud. Du sud, comme l'indiquait ce joli huit. Aurait-ce été un deux qu'il aurait indiqué l'est ; un sept, l'ouest ; un simple zéro, le nord. Du reste, il suffisait d'allier les deux chiffres restant, et de les inverser. Une énième merveille de Bern. En tout cas, c'est parti pour une promenade matinale.
Elle était toujours prête à sortir de chez elle. Jamais son couteau courbe ne quittait-il la ceinture de cuir de son pantalon bleu. Chemise blanche, bottes brunes, cheveux systématiquement attachés en une queue-de-cheval serrée. Il ne manquait plus que son fusil et sa cape, et elle était parée pour cette escapade-ci.
Qu'allait-elle devoir faire ? Elle quitta son appartement, le ferma à double-tour, et s'engagea dans le couloir aux planches grinçantes de ce cinquième étage. Quelqu'un se lavait, dans les salles d'eau communes, entendit-elle.
Dénicher de potentiels Résistants qui auraient déserté. Puis, soit les tuer, soit les remettre au travail. Au choix. Elle prit soin de bien cacher ses deux armes sous son long manteau. Les rues vivaces de Karanes eurent tôt fait de se dévoiler à elle, après un simple virage. A l'aube même, les marchands exposaient déjà leurs légumes, fruits, céréales, pains, lait... Et elle ne parlait pas de la viande séchée, ni des œufs frais et rares poissons qui attirèrent tout particulièrement son attention. Le tout sentait bon, et peu de clients se pointaient – pour l'instant du moins.
Il lui fut donc aisé de naviguer ici, sous le soleil tiède. Elle accéléra sa marche dès que l'allée centrale s'étala à sa gauche comme à sa droite. Elle disparut toutefois bien vide de sa vue. Rue vingt-six, première maison depuis le sud. Les nombres s'enchaînèrent autour d'elle, à chaque coin, sur chaque panneau accroché à cet effet. Combien de temps passa ? Trente bonnes minutes, elle aurait pu y mettre sa main à couper ; mais elle en avait cure. Cela l'occupait, au moins.
Enfin trouva-t-elle le lieu en question. Il se dressait, tout droit et gris, à l'entrée d'un chemin tarabiscoté. Un seul battant de pin en trouait le rez-de-chaussée, et d'ailleurs unique étage. Il y avait une fenêtre voilée par un rideau blanc, aussi, et encadrée d'un bois mal poncé. Ils étaient mieux logés qu'elle, mais ce n'était toujours pas une vie de luxe qu'ils devaient mener.
Elle vérifia bien que ses armes pouvaient être dégainées à tout moment, et frappa à la porte. Elle en profita pour vérifier qu'elle était bien chez le père d'Alma Ralle. Et on lui ouvrit vite ; un bonhomme grassouillet, à la courte coupe au bol châtaine, lui fit face. Sa figure ronde se peignit de stupeur dès qu'il la vit.
« Halszka Bronowski, c'est bien cela ? » dit-elle d'une voix plate. Acquiescement muet. « Bonjour. Je m'appelle Traute Caven. Je me permets de vous déranger car j'ai besoin de vous parler urgemment. » En entendant son ton qui tournait au sec – et peut-être car ses petits iris ambre venaient de voir qu'elle était aussi baraquée qu'une soldate –, il l'invita à entrer, un sourcil épais certes arqué.
La pièce de vie qui se dévoila à elle n'était pas différente de la sienne. Elles auraient presque pu être des copies conformes, sofa mis à part. Ici, il n'y en avait pas. « ... Vous pouvez prendre une chaise », lui proposa-t-il donc. Son malaise n'arrangeait rien à son timbre rauque.
« Merci.
— Un thé, peut-être ? débita-t-il subitement. De l'eau ? De l'infusion, j'ai de l'infusion ! »
Elle plissa simplement les paupières. Alors, coupé dans son élan de bonté, il tourna le dos à son plan de travail de bois dans une déception mal dissimulée, et prit place à son tour. Là, il se rapetissa d'une bonne tête. La Résistance le surplombait presque.
« Vous êtes le père d'Alma Ralle, c'est bien cela ? » Les yeux de l'autre s'écarquillèrent subitement. Il hocha si frénétiquement la tête que ses joues s'en virent bousculées de haut en bas.
« Vous... vous la connaissez ?! Je ne l'ai plus revue depuis trois ans... Elle est au bataillon, c'est ça ? Ils n'ont pourtant pas mené d'expédi...
— C'est vous le loup, le coupa-t-elle abruptement. »
Lourd silence. Il l'étudia dans une confusion totale. Ce n'est en effet pas un Résistant. Il va falloir aller voir du côté de la mère de cette gosse. « Rien », lâcha-t-elle donc. « Vous connaissez Iris Ralle ? » Au bout de quelques instants, il sortit un faible « oui ». Il faisait écho à toute la peine de ce monde, mais la blonde n'en eut cure.
« Je voudrais son adresse, dans ce cas. » Halszka Bronowski baissa le menton. « Je ne peux pas vous donner ça », chuchota-t-il. « Je ne connais même pas vos intentions. Vous ne faites partie d'aucune branche militaire, et... »
Et elle se leva vivement, pour le prendre par le col avec brutalité. Son air impénétrable devait sacrément contraster avec la violence de ses gestes, car son interlocuteur brailla des choses incompréhensibles durant de longues secondes. « Son adresse », répéta-t-elle lentement. Il la fixa de ses orbites tremblotantes.
Elle ne put qu'entrouvrir les lèvres en voyant de la détermination pointer au milieu de ses iris paniqués.
« Non », chevrota-t-il. « Je me suis juré de la protéger de toute menace extérieure. Et que jamais son adultère ne soit dévoilée au grand jour ! Alors... » Il serra les dents, et se saisit du poignet de la plus grande. « Partez d'ici ! » s'écria-t-il.
Là, il se mit à se débattre comme un chiot : elle le dévisagea longuement. Il faisait presque pitié à voir. Sa ténacité effleurait à peine la force de ses biceps. Si je le menace avec un couteau, ça tournera au vinaigre. Elle prit une brève inspiration... et se contenta de le balancer par terre, l'œil lugubre. Il roula sur le bois dans un couinement, et toussa un long moment, une paume plaquée contre son triple menton.
« Je me fiche de l'échec de vos amourettes, articula-t-elle. Puisque vous avez l'air de ne rien savoir, j'irai lui parler, à elle.
— Mais qu'est-ce que vous voulez, bon sang ?! jappa-t-il, les larmes aux yeux. »
Elle s'approcha d'un pas, il recula avec précipitation. « Je voulais vous parler de votre famille. On dirait que je me suis trompée de branche. Son adresse, et ne parlez de moi à personne », ordonna-t-elle. Le quadragénaire haleta plusieurs fois. Voici qu'il empestait la transpiration, certainement due à cette panique dominant ses traits grossiers.
« Et en échange... ? parvint-il à laisser tomber.
— Je vous laisserai tranquille, ce qui est déjà beaucoup. »
Le bonhomme contracta de nouveau les mâchoires, puis détourna ses prunelles ambre. « ... Vous êtes son exact opposé. Levez un seul doigt sur elle, et vous serez jetée chez les Brigades ! » tenta-t-il. Cela ne lui arracha qu'un air dubitatif.
Il se leva difficilement sans attendre une quelconque réaction, pour boiter vers sa commode. Il en sortit un crayon, un petit bout de papier, et ce fut tout. Ce duo était largement suffisant. Après avoir gribouillé dessus, il lui tendit en bougonnant.
« Iris Ralle habite à quelques pâtés de maison d'ici... Et n'oubliez pas que je vous aurai à l'œil. » Elle se saisit du mot. Rue vingt, maison six. Ironique. « Merci. Bonne journée. » Et, sur ces belles paroles, elle quitta la bâtisse.
La ruelle étroite, l'air encore un peu plus lourd qu'avant, ces hauts murs qui n'arrivaient pas à la cheville de la barricade qui les surplombait. A mesure que Traute se dirigeait un peu plus en périphérie de Karanes, le soleil se fit de plus en plus timide, jusqu'à céder face à cette ombre gigantesque. Il lui semblait presque que la température avait chuté de trois degrés, mais cela ne lui déplaisait pas. Dès que dix heures allaient donner, l'atmosphère allait se faire moins agréable. Un soupçon de répit était toujours le bienvenu.
Comme elle s'y attendait, l'allée des parents de Petra Ralle ressemblait à bien d'autres de ses cousines de l'ouest du district. Un peu tordue, aux bâtiments gris et à colombages soutenus par de la simple terre battue. Quelques habitants passaient la tête par leurs fenêtres ; Traute rabattit illico sa capuche de lin sur sa tête, et se hâta à l'adresse indiquée. De nouveau, elle frappa à la porte. De nouveau, on lui ouvrit.
Ce fut un autre homme, plus grand, plus baraqué – et aussi plus vieux – qui l'accueillit d'un air sincèrement surpris. Il entrouvrit ses lèvres sèches, ses yeux ridés légèrement écarquillés. Avant qu'il ne sorte un « qui êtes-vous ? » routinier, elle entra sans une once de politesse. Cette fois-ci, dans ce lieu de vie plus ramassé sur lui-même, un escalier sombre dressé sur des piliers du même ton grimpait jusqu'à un premier étage. Les chambrées, devinait-elle, puisque seuls une tablée et le nécessaire pour cuisiner se trouvaient ici.
« Fermez la porte », posa-t-elle. L'autre la dévisagea, muet comme une carpe ; sur sa tempe creuse coula une goutte de sueur. Mais, contrairement à Halszka, il inspira longuement, obtempéra, et ne s'assit pas.
« Chéri ? » s'éleva plus haut une douce voix. L'intéressé jeta un regard aux marches, qui grincèrent sous de courts sabots. Une quadragénaire, au carré roux tombant sur des épaules rondes, débarqua dans la pièce. Ses prunelles brunes, bien visibles derrière des lunettes rectangulaires à la Hansi Zoe, passèrent de son compagnon à la blonde, puis inversement.
Ses traits, dont l'âge n'enlevait rien à leur élégance, tournèrent au stupéfait. « On avait de la visite ? » demanda-t-elle enfin. La Résistante nota que sa tunique recouvrait le haut de sa longue jupe crème. Ses muscles se contractèrent légèrement, très légèrement, assez légèrement pour que ses interlocuteurs ne le remarquent pas.
« Traute Caven. Je viens pour vous poser des questions pressantes. » Court silence. Le couple échangea un coup d'œil entendu ; puis, Iris Ralle afficha un sourire un peu trop crédule.
« Asseyez-vous. Voulez-vous à boire ?
— Non merci. »
Alors, la rouquine remonta sa monture sur son nez court, et prit place en face d'elle. « Vous faites partie de l'armée ? » questionna-t-elle tristement. Elle détourna brièvement ses pupilles. « Notre fille, Petra Ralle... Venez-vous pour nous donner des nouvelles d'elle ? »
Traute bloqua un court instant. Ils savent qu'elle est morte. Ils n'ont certes jamais vu son corps, puisqu'il a disparu... Est-ce qu'elle veut savoir si on aurait retrouvé sa carcasse ? Et le quinquagénaire, lui, ne bougeait pas. Dans ce cas, ils se voilent la face. Ce genre de cas est très rare au Bataillon. Enfin, peu importe.
« C'est vous le loup », répéta-t-elle sur le même timbre qu'une demi-heure plus tôt. Et, cette fois-ci, un silence pesant chuta brutalement sur eux. Bingo. La face triangulaire de la mère se décomposa lentement ; son mari laissa échapper un hoquet stupéfait, ou horrifié, au choix.
Ce mutisme persista durant de très longs instants. « Vous n'allez pas rester là comme des carpes », cassa donc Traute. « Répondez-moi. » Vous venez de vous trahir misérablement, après tout. Étrangement, l'atmosphère s'alourdit un peu plus. Elle entendit monsieur Pfund faire quelques pas vers elle.
Et là détecta-t-elle l'agressivité subtile qui venait de picoter le couple.
Elle effleura son poignard du bout de ses doigts, le cœur légèrement battant. Si ce sont des Résistants entraînés, gagner contre eux deux va être difficile. Toutefois, si seul lui s'y met, et qu'Iris ne sait pas se battre... Je peux dominer. C'est un pari risqué, mais le seul à ma portée. Elle planta donc calmement ses yeux glace dans ceux, plus sombres, d'Iris.
« Vous n'êtes plus en activité ? » Pas de réponse. « Vous avez déserté ? » De même. De même, mais on se précipita subitement sur elle. Elle se retourna illico, et enfonça vivement son coude dans la joue de Pfund. Il recula sous le choc ; la chaise de la blonde tomba au sol dans un bruit presque assourdissant. Un second suivit. Là réalisa-t-elle qu'Iris se jetait sur elle dans un cri, canif en main.
Et merde ! Elle esquiva le premier coup, se saisit du poignet de l'autre, et tenta de le tordre. La force avec laquelle on lui répondit la stupéfia. Iris profita méchamment de sa confusion : elle plaqua sa paume contre sa base de sa tête, lui faucha habilement les pieds, et l'écrasa sur les planches sans concession. Une clef-de-bras plus tard, elle appuya son genou dur contre le dos musclé de Traute... laquelle serra les dents. Se débattre allait lui coûter ses os. Elle ne pouvait pas se le permettre. La douleur qui aiguillait sa mâchoire était assez inquiétante comme cela.
Elle les avait sous-estimés, et cela allait peut-être lui coûter la peau.
Fanart par Kyouhei Tezuka
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