Des guerriers et des torchés - Partie 2
Seules les respirations de Marion, Livaï, et Isaac, brisaient le silence du dortoir. Antoine était simplement allongé sur sa couchette à même le sol, un bras au travers du visage. Celui-ci chauffait toujours : il n'avait pas décuvé. Toutefois, ses pensées, elles, s'étaient drastiquement éclaircies.
Marion m'a embrassé... Il fit de son mieux pour ne pas laisser échapper un long soupir. Pour qu'on soit « quittes. » La douceur de ses lèvres contre les siennes persistait sans merci depuis. Mais elle doit savoir que je l'aime... Il expira imperceptiblement, le pouls encore fou. Ça en serait injuste, hein... ? J'ai beau oublier quelques-unes de mes cuites, lorsqu'un évènement pareil arrive, ça reste ancré dans ma mémoire. Du genre...
Du genre, lorsqu'elle avait roulé une pelle à une fille, juste devant lui, en fin de seconde. Il était parvenu à ne rien montrer de la douleur qui l'avait frappé : il le savait, qu'elle était totalement libre. Alors, il s'était contenté de garder un œil sur elle, au cas où les choses auraient dérapé – dans le mauvais sens du terme. Ce, même après quatre bons shots de Vodka, deux whisky-coca, et six bières.
Ou cette autre nuit, où elle était partie sans crier gare. Il était illico parti à sa recherche, avait couru partout, avait même contacté Fabien. Dès leurs retrouvailles, il lui avait interdit de boire un seul verre de plus. Son oncle avait éventuellement débarqué sur sa demande... Ou c'était à cause de son besoin de la protéger, pensa-t-il, les dents serrées.
L'empêcher de se prendre une voiture lors de ces fameuses promenades nocturnes entre amis ; rester aux aguets, près d'elle, contre chaque Don-Juan passant par là ; refuser des joints à sa place en cas d'insistance extrême, bien qu'il n'avait jamais douté de sa force de caractère. Puisque ces souvenirs étaient encore bien clairs, ce baiser de la scientifique allait s'ancrer dans son esprit sans une once de difficulté.
Au moins cela lui ouvrait-il les yeux sur toutes ces choses qu'il se remémorait. Le lien. Le lien avait toujours été derrière tout cela. Et au-delà de ces fêtes en petit comité, il s'était manifesté bien des fois. Il en avait déglingué, des personnes tentant de la harceler. Après tout, elle avait fait de même pour lui, lors de leur première rencontre.
C'était à ce moment, que je me suis lié à elle ? Il avait agi sans réfléchir, par instinct. Il avait mis ces types à terre dans une facilité déconcertante. Oui, pas de doute, songea-t-il dans un sourire faiblard. Et toi, Fabien... Ton lien, comment est-ce que tu l'as développé ? Première impression ? Évènement marquant ? Comment avait-il seulement pu la torturer en étant tant attaché à elle, quand bien même elle le lui avait demandé ?
Pour son « bien », il avait fait tant de choses hideuses. Mettre fin de lui-même à leur relation, se distancer d'elle dès qu'il l'avait retrouvée enfant et adolescente, jouer consciencieusement son rôle d'agent-double... Et cela ne devait être qu'une portion des sacrifices que l'oncle Chaillot avait eu la grâce d'évoquer.
Une relation, entre Marion et lui. Elle l'avait aimé, il y avait pour elle neuf ans de cela. Et ce, probablement jusqu'à ce que la Résistance 2.0 ne modifie sa mémoire afin de l'envoyer dans les Murs. Cette seule idée... Cette seule idée se superposait à l'image de Fabien lui charcutant la peau. Et sa fureur brisée compressa une énième fois son coffre.
Il évitait pourtant d'y penser, il faisait des efforts incommensurables pour cela. Ils payaient à peine, puisqu'il avait failli agresser son oncle à sa seule vue, mais au moins ne courait-il par jusqu'à chez lui pour lui casser les dents. Néanmoins, et il en avait conscience, les bières qu'il venait d'avaler brisaient cette barrière déjà fragile.
Il avait terriblement envie de se lever, là, à cet instant. Il entendait presque les cris de la chercheuse, et son corps manquait de bondir de lui-même sous sa soif de vengeance. Non. Il avait déjà tabassé Fabien une fois. Cependant, ce prix était loin, très loin d'être assez élevé. Oui, le quinquagénaire méritait bien pire.
Mais ne te lève pas, s'ordonna-t-il, le souffle saccadé. Ses mâchoires étaient si contractées qu'elles étaient à la limite de se briser. Combattre sa propre fureur était une épreuve bien plus ardu que de survivre face à un Isaac au summum de sa force. Moi aussi, j'ai traversé les années et les lignes d'univers. Moi aussi... j'ai abandonné des choses derrière ! Mais jamais, jamais je n'aurais fait ça !
Il laissa lentement retomber ses bras, et ouvrit les paupières sur le plafond aux poutres impeccablement brunes. Tout était noyé sous l'obscurité de la nuit. C'était Livaï qui prenait le premier tour de garde. Isaac, lui, était allongé sur une paillasse.
Alors, le jeune homme s'assit. Le monde tourna autour de lui dans l'instant. « Antoine », dit son alter-ego d'un ton bas. L'intéressé posa ses prunelles claires sur lui. Oui, il était décidément toujours aussi perturbant de se regarder en face. « Boire un coup », expliqua-t-il, pâteux.
On haussa un sourcil, puis se redressa sur ses pieds. Tandis que le plus jeune l'imitait un peu moins facilement, l'autre réveilla l'albinos, qui se mit aussitôt sur ses gardes. Ce fut le visage impénétrable, mais le coeur battant sous la peur et la furie, qu'Antoine suivit Livaï dans le couloir silencieux. Il n'y avait plus aucun raffut, en bas.
Il jeta un œil à la cage d'escalier, toujours uniquement éclairée par sa belle torche. Il en était de même pour ce corridor au plancher courbé et vieilles pierres. Les sanitaires n'étaient pas loin. « Tu vas pouvoir marcher jusque là-bas, au moins ? » lâcha Livaï.
Je peux descendre les escaliers, et foncer jusqu'à la maison de Fabien. « Oui. » Il s'avança de quelques mètres, le poing serré. Je peux prendre Livaï de court après m'être arrosé la gueule. Il arriva jusqu'aux éviers, et jeta de l'eau fraîche sur sa peau brûlante. Il tentera de m'arrêter, mais j'ai de quoi me défendre, même dans cet état...
Un simple regard dans le miroir d'en face lui apprit que ses longs cheveux étaient en bordel, et que des cernes commençaient à se dessiner sous ses yeux fins et bleus. Au bout d'un long moment, durant lequel l'officier l'observa notamment via son reflet, il fit volte-face. Seule la figure balafrée de Marion, et la sensation de ce baiser, pouvaient recouvrir l'image de cette torture qui le mettait hors de ses gonds. Un sourire brisé s'étala sur ses lèvres.
Mais... ce n'est pas comme si j'allais mettre en place un plan aussi désastreux...
***
Kenny observa le ciel nocturne avec ennui. Il était adossé contre la fenêtre de sa cuisine de rien, coincée dans l'étage de rien de sa maison de rien. Là-haut, les étoiles s'éparpillaient avec trop d'éclats dans le ciel noir. Ce contraste ne le fascinait que rarement. Cela lui était arrivé, pourtant, de se dire « ouah, quand même, pas mal » : l'influence de Marion s'était faite sentir.
Puis, Kenny observa le moignon de son avant-bras gauche. Il se souvenait avec clarté de l'instant où il avait voulu se déchaîner sur Wilson et Rebecca pour récupérer la chercheuse – et il y avait laissé une main et un pied ! Si le second était remplacé par une béquille de bois de qualité supérieure, la première attendait encore son crochet.
Il avait longtemps cru, après l'incident, durant sa guérison, alors que Marion était coincée dans la base ouest, qu'il n'allait plus jamais pouvoir se battre. S'il n'était pas capable d'user de sa force, à quoi bon tenter de se maintenir en bonne santé ?
Il n'avait compté rester en vie que pour savoir pourquoi la borgne avait hurlé « Kenny ! », et non Fabien. « Kenny ! », même « Kenny ! » que lors de son départ de la base du Nevada. Cela l'avait assez frappé pour qu'il ait besoin de savoir si elle avait retrouvé des souvenirs. Et puis, il devait l'informer de ce qu'il s'était passé, elle avait bien le droit à des explications. Du genre, pourquoi il l'avait torturée dès qu'il l'avait revue.
Expérience qui avait d'ailleurs été très peu agréable.
Toujours était-il qu'une fois cela fait, il n'allait plus être d'une quelconque utilité. Cela lui avait permis d'ouvrir les yeux : il n'était pas resté dans les Murs pour bouffer des pop-corn face à ce qu'il allait se passer, mais bien dans le but de la protéger.
Tout ce qu'il pensait avoir foutu dans le but de se distraire avait, au final, été guidé par son lien. Mettre Livaï en rogne une fois Marion libérée de sa salle de torture des Bas-fonds revenait à savoir si le lien d'Antoine avait persisté. Ce qui avait été à peu près le cas – et il s'était autant plus ancré depuis la mort du major.
Vérifier que Livaï était toujours en vie, en l'agressant à Mitras en plein coup d'état ; ne pas se cacher de Mike qui, juste après, était descendu dans les Bas-fonds pour enquêter sur Marion ; recruter Sven et Mert afin de les rameuter à Shiganshina ; surveiller la scientifique et le caporal-chef... Putain, je m'étais mis de sacrées œillères.
Toutes ces œillères, il les avait perdues.
Voici comment il était resté passif face à ses blessures... avant de réaliser que Hansi faisait toujours du poney, même avec un pied de moins. Restait sa main manquante : cela importait peu. Seule la gauche avait été tranchée. La droite, il pouvait s'en servir pour tirer. Et c'était qu'il avait testé, plusieurs fois, en pétant les fenêtres d'en face, puis en visant leurs coins, puis en explosant leurs girouettes.
Oui, il avait gardé ses réflexes au fusil. Il était capable de jouer aux snipers. Il avait même fait une frayeur à Weierstrass, qui avait cru qu'il avait tenté de se tuer. Et, comme un con, je lui ai dit que j'allais pas rester les bras croisés...
S'engager auprès des Murs, lui ? Porter un autre uniforme, encore ? Très peu pour lui, s'était-il dit. Il avait déjà reçu des salaires grâce à feu Pixis lorsqu'il gardait les chèvres. Mais les chèvres, elles étaient désormais coincées chez les militaires. Plus de sous-sous, et cela était délicat. Enfin quoi, presque aucun client ne venait dans sa boutique de thé, sa porte était de toute manière défoncée, et si cela continuait, il allait devoir dire au-revoir à son beau crochet.
Jamais de la vie.
Ses yeux égéens parcoururent la pièce aux vieux meubles branlants. Même les placards hurlaient à l'agonie, avec leur pin rongé par des bêbêtes que Kenny ne voulait pas dénicher. Ici, tout était en bordel. Les chaises étaient retranchées contre leur amie la table ronde. Le plancher grinçait de plus en plus chaque mois.
Il n'avait pas d'autre choix. Il devait rester raisonnable, et remplir ses caisses. Et, pour cela, il avait étudié trois solutions.
Braquer une banque avait été la plus évidente, mais il n'allait pas s'y rendre – seulement commanditer l'opération, et donner des ordres à Sven et Mert. Toutefois, Pixis Le Mort lui avait dit qu'on allait peut-être le jeter derrière les barreaux, après la guerre, à cause de son casier judiciaire. Alourdir encore celui-ci était une piètre idée, d'autant plus si l'opération foirait.
En second temps, il s'était souvenu des restes de travaux sur la machine numéro sept, que Kenny avait chourés dans sa veste, après avoir jeté Marion hors du Nevada. Au début, cela devait lui servir de souvenir... Puis, il avait réfléchi trois secondes, et s'était dit que si Rhys ne mettait jamais la main dessus, il allait obligatoirement avoir besoin de maintenir Marion en vie afin qu'elle refasse tout ce boulot. Pourquoi ne pas les vendre à l'armée ?
Mais non. S'il faisait fait cela, au vu des données compressées sur ces papiers... Marion allait s'avérer totalement inutile dans le scellage de la machine. Les Murs aussi n'allaient plus avoir de raison de la protéger avec tant de vergogne. Et là, cela allait être la foire aux sentiments de délaissement, risques suicidaires, captures de la part des américains, et torture pour lui arracher des informations. Très peu pour Kenny, vraiment, il devait se l'avouer.
Non, il pouvait totalement se le dire : il voulait qu'elle reste en vie.
Alors, une seule option restait... laquelle était de se servir de ses talents époustouflants en tir. Le bougre ne souhaitait toujours pas se coltiner les vestes ridicules que ces cons de brigadiers et d'explorateurs gardaient sur le dos. Le quinquagénaire ne jurait que par son long manteau brun. Il avait d'ailleurs de l'estime pour Antoine, qui ne portait toujours pas d'uniforme.
Cependant... La seule façon d'éclater des faces de 'ricains, c'est d'aller sur le champ de bataille. Et la seule façon d'aller sur le champ de bataille, c'est de s'engager dans l'armée. Très peu pour moi, de me la couler douce sur les remparts de cette cité ramée jusqu'à l'os. Me faut de l'action. Je chierai sur la Garnison et les Brigades jusqu'à ma mort. Y a que le Bataillon qui peut s'avérer utile. Va falloir que je me bouge le cul, si je veux pas pourrir ici.
S'il n'en avait pas parlé à Hansi, à son retour de cette blague de Tribunal, il pouvait le faire, là, au matin même. Si j'arrive à pioncer. Et à trouver un moyen d'éviter ce rat. La dernière fois, il a voulu me balancer une lame à la gueule. 'fin quoi, si Marion a forniqué avec Isaac, c'est lui qu'il faut défoncer, pas moi !
Il se frotta la nuque de sa main intacte. Même s'il ne dormait que deux heures, il allait pouvoir faire un tour chez le Bataillon. Il fallait simplement que Marion ne le croise pas. Je l'ai assez traumatisée comme ça.
De longues secondes coulèrent. Son revolver était toujours accroché à sa ceinture. Cette babiole, il l'étudia encore et encore et encore. « Je vous en supplie, arrêtez! », avait hurlé la chercheuse. Sa voix brisée, son visage déformé par une souffrance incommensurable, ses yeux exorbités au possible alors qu'il lui gravait la peau... Tout le heurta, là, dans l'instant.
Son crâne eut tôt fait de se compresser : un peu plus, et Kenny avait l'impression qu'on lui enfonçait des clous dans les tempes.
Sa vue se brouilla un moment : il ne put s'empêcher de serrer les dents. Des souvenirs éclairs, encore. Marion au labo, Marion dans ses bras, Marion squattant son lit, Marion penchée sur ses papiers. Cette Marion à la longue blouse blanche et au regard vif. C'était cette Marion-ci qu'il aurait souhaité revoir.
Peut-être n'aurait-il jamais dû la confier aux Résistants. Il l'aurait suivi là où elle aurait voulu aller. Que ce soit pour se cacher dans les fin-fonds du Texas, rentrer en France, ou s'allier à Stéphane Bern... Peut-être avait-il fait le mauvais choix, en la laissant seule.
Il posa ses prunelles foncées sur son plafond poussiéreux. Je me fais vieux, pour douter comme ça... Cette situation était si ironique qu'il ne put s'empêcher d'en rire, tout bas, d'un timbre dont il ne pouvait plus ignorer la dimension brisée.
De longues secondes coulèrent. Son revolver était toujours accroché à sa ceinture. Cette babiole, il l'étudia encore et encore et encore. Puis, il finit par s'en saisir avec habilité, se retourna, et tira.
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