Les vendredis d'un professeur pessimiste : Histoire et modernité
10 août
Longtemps mon grand-père a été mon idole.
Et puis doucement, en grandissant, l'idole s'effondre, bloc par bloc. Le héros devient un homme avec des fêlures, un homme qui commet des erreurs. Un homme que l'on adore avec ses qualités et ses défauts.
Vous connaissez ce sentiment ?
Ne vous y trompez pas, c'était un homme bien, mon grand-père. Tout le monde dans le village vous le dira. Un homme de la Terre, accroché à ses racines, à sa ferme. Un paysan - mot ô combien galvaudé et presque péjoratif maintenant.
Mais un paysan cultivé, je vous l'ai déjà dit : l'image la plus nette que j'ai de lui est celle d'un vieil homme, assis sur son fauteuil, devant la fenêtre. Sa chevelure blanche hirsute accompagnait les emportements de sa lecture quotidienne du journal local. Après quelques minutes, il saisissait, pour se calmer, le roman de Zola (ou Loti ou Hemingway) qu'il avait commencé et il bougonnait à nouveau sur les Rougon, ces gros bourgeois profiteurs ou sur l'apologie du colonialisme. Mon amour des mots, des histoires et donc de ma profession, je les lui dois en grande partie.
Pour la petite histoire, âgé de vingt ans, déjà sûr de lui -entêté, disions-nous dans la famille derrière son dos- ce jeune auvergnat, ne supportant pas de travailler sous la férule, très « vieille école » de son père, propriétaire de la terre, s'est exilé dans un lointain pays : Paris. Il y a rencontré une mignonne petite parisienne, l'a épousée et lui a fait trois enfants avant de rentrer au bercail, sa terre, alors que le maître des lieux, déclinant, acceptait, enfin, du bout des lèvres, les innovations de son fils. La jolie parisienne est devenue fermière pour les beaux yeux gris de son homme aux idées modernes.
Le modernisme de celui-ci, parlons-en. Dans le hameau des Brandes, alors prospère de quatre exploitations de cinq à quinze hectares, mon grand-père, ce héros, fut le premier à acquérir un tracteur mécanique et autres matériels agricoles. Evidemment politisé, il fonda dans la foulée un syndicat puis la coopérative agricole, existant encore actuellement, permettant à chaque agriculteur d'acheter les semences moins chères, de partager le matériel, de négocier les ventes de leur production à des grossistes etc etc...
Le petit garçon que j'étais écoutait émerveillé, affalé sur la table, le vieillard, qui exceptionnellement, acceptait de se raconter.
Un visionnaire. La non moindre de ces visions fut d'adhérer, et de participer activement à la politique de remembrement des parcelles.
Pauvre petit citadin qui n'a jamais mis un pied dans un champ -sauf pour uriner quand la route des vacances est trop longue- tu te dis : c'est quoi ce truc ?
C'est simple : en 1960, un village paysan est un patchwork de petites parcelles imbriquées les unes dans les autres, séparées par des haies. Chaque parcelle est l'aboutissement d'une longue histoire : vente, dispute entre voisins, compromis de réconciliation, héritage ou mariage. Cette multitude de petits arrangements, remontant parfois à des centaines d'années, était habituellement non cadastrée. Le remembrement consiste à ordonner tout cela, administrativement parlant, en redistribuant au prorata les infimes morceaux du patchwork pour en faire de belles parcelles bien exploitables et rassemblées... sans haies.
Enfin.
J'arrive à mon sujet du jour. Ces grandes et jolies parcelles de trois à quatre hectares dans notre petit coin de campagne. Artistiquement entourées d'une clôture de barbelés qui n'arrête ni l'eau, ni le ravinement. Qui n'abrite ni passereaux, ni moineaux. Qui, non plus évidemment, ne fourmillent pas d'insectes et autres rongeurs.
Belles idées modernes des années 1960, responsables de la perte des écosystèmes de bocage qui ont apporté avec elle la notion de rendement et les produits phytosanitaires. Belles idées modernes qui font que nous cultivons, achetons et mangeons allègrement de la merde empoisonnée. J'exagère à peine. Vous me connaissez.
Une belle idée moderne en chassant une autre.
Une de ces inventions du XXIème siècle, accords de Paris et air du temps oblige, c'est le « bio ». J'ai pas envie de vous faire un cours sur le développement durable. Notre ami Google vous renseignera mieux que moi.
A priori c'est la logique même de produire sain (enfin), local (évident) pour que nos gosses puissent eux aussi en profiter. Sauf que ce n'est pas si facile.
J'ai une question pour vous.
Demandez à vos voisins agriculteurs (si, si , cherchez il y en a partout de ces gens-là qui bossent pour remplir sainement votre assiette) à quel point il est laborieux de se faire agréer « exploitant bio ». S'il a été facile d'arracher les haies et d'entrer dans l'ère du rendement, il semble plus malaisé de permettre maintenant à nos visionnaires actuels de faire ce qu'ils ont à faire pour nous.
Difficile d'être un héros au XXIème siècle.
Sur ce malgré ces pensées peu positives, bonne semaine et profitez bien de vos vacances
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