5 - Avant l'orage
13 juillet
Alex.
Je me relève en me tenant le dos comme un vieillard. Le jardinage, c'est de la merde. Il fait chaud. Le temps est lourd. Après quatre heures passées à genoux, à planter des iris, roses et autres fleurs, j'en ai ma claque. Mon endurance n'est plus ce qu'elle était. Après avoir jeté sur le sol le plantoir, je me baisse pour le ramasser. J'aime pas laisser les choses traîner.
Je ne sais même plus pourquoi j'ai décidé de remettre en état le parc de mon grand-père. Ah si ! Mes grands parents étaient des passionnés de fleurs. Connus dans la région pour être des agriculteurs un peu originaux, leur jardin potager se doublait d'un parc immense avec gazon, parterres fleuris et arbustes colorés.
A la mort de mon père, j'ai engagé un paysagiste pour que tout cela ne devienne pas une jungle tandis que je laissais en fermage les terres agricoles. De Lyon, je gérais a minima cette propriété. Maintenant, j'ai pris la décision d'y vivre et je tente jour après jour de lui donner un coup de jeune : l'ensemble de la déco. intérieure est à revoir. Pour autant, je m'efforce de ne pas non plus négliger l'extérieur. Ceci dit, je suis crevé et je traîne sur la pelouse fraîchement tondue un transat qui accueille en couinant ma carcasse.
Repos bien mérité.
Dans le hameau, il y en a un autre qui ne chôme pas : c'est mon voisin. Allongé, je le cherche du regard. Le hangar est ouvert. Vide. Il est presque vingt heures ; il n'est pas rentré.
J'avais craint qu'il ne me colle un peu, mais je constate que je ne le croise guère, il semble au contraire m'éviter.
À moins qu'il ne bosse comme un dingue parce que c'est la saison des foins.
Je ne lui ai pas parlé cette semaine. J'entends sa moissonneuse démarrer à cinq heures du matin. Vers dix heures, il revient et repart avec la botteleuse. Puis il repasse le soir vers cinq heures avec une remorque pleine de foin. Je pourrais presque régler ma montre sur ses activités.
Lorsque je dîne dans la cour, Raphaël est souvent en train de remplir, avec sa tonne à eau, l'abreuvoir de ses ruminants qui restent au champ. On se salue d'un geste, puis il grimpe, chapeau vissé sur le crâne, sur son engin au ronronnement désormais familier.
Le soir tard, parfois, je me permets une cigarette dans la pénombre, pour chercher le sommeil. En général, de la fenêtre de ma chambre, je l'aperçois. Il est allongé sur une chaise longue ou sur le hamac de son jardin, en short dans la moiteur de la nuit. Mais il ne profite pas vraiment de son repos, il ne reste que dix minutes avant de rentrer chez lui en claquant la porte.
C'est un sacré bosseur. Je devrais peut-être l'inviter à manger un soir. Pour le remercier pour Félis, mon chat, et pour la bière, même si cet instant de convivialité forcée était plus gênant qu'autre chose.
Un craquement sourd interrompt mes divagations. Le ciel est devenu sombre. L'orage menace.
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Raphaël
Je sors de la douche, absolument pas rassuré. Une serviette autour des hanches, je pose une fesse sur le tabouret devant mon bureau. Le site de Météo France confirme mes craintes : orage sur le secteur à partir de dix heures du matin. Midi dans le meilleur des cas. Si le site s'inquiète surtout du fait que des feux d'artifice vont être annulés, cela m'indiffère. J'ai mon propre feu d'artifice personnel : mon budget qui va exploser en mille morceaux dans le ciel de ma vie si l'orage éclate trop tôt. Mes finances sont serrées, l'exploitation est jeune et tant que je n'ai pas obtenu le label "Bio", je ne peux vendre ma production sur les marchés au tarif que j'escomptais. Chaque dépense compte : si je perds mon orge et doit acheter une récolte saine pour mes bêtes, je coule.
Je dispose donc de six heures au maximum pour moissonner deux champs d'orge et celui de froment qui est mûr à point. C'est le minimum pour nourrir correctement mes bestiaux, rester autonome et faire un peu de bénéfice.
Je ne peux même pas bosser de nuit. La moissonneuse ne me sera prêtée qu'à cinq heures du matin par la coopérative. Et je suis seul, d'où les sempiternels allers retours entre les champs et les silos.
Le foin fauché il y a trois jours est lui aussi prêt pour être pressé et engrangé, mais je vais devoir me résigner à le laisser en préfané, je n'aurais pas le temps et il va prendre la pluie. Je secoue la tête, dégoûté, je déteste l'odeur de la fermentation de l'ensilage et mon voisin me conspuera si je stocke tout cela dans le hangar entre nos deux maisons.
Les légumes attendent aussi gentiment la récolte pour être vendus. Parfois je me dis que j'aurais dû rester à Paris, à remplir des bilans comptables.
Je me prends la tête entre les mains désespérant de ne pas être la Déesse Shiva. Un des frères Brognard m'a prévenu hier en regardant le ciel, "un orage en juillet vaut du fumier, deux orages peuvent ruiner un fermier". Je ne l'ai pas écouté. Au diable la sagesse des anciens ! Mon banquier rigolera bien de ce proverbe si je ne peux pas régler mon prêt.
Mina, ma chienne pose sa tête sur mon genou. Son doux regard ambré cherche à me réconforter. Elle est jeune, mais tellement plus empathique que ce vieux chenapan de Luce. Levant la tête, je le trouve, ronflant sur le canapé, sans aucun égard pour mes craintes.
– Allez, ma belle. On y arrivera. Ça fait deux ans que je flirte avec la chance, elle sera avec moi demain, n'est-ce pas ?
Pour toute réponse, elle émet un bref jappement et tourne la tête vers l'entrée en remuant la queue.
Quelqu'un frappe à la porte et je cherche machinalement l'heure. Vingt heures trente. Je fronce les sourcils.
Faisant fi de ma tenue inadaptée, je déverrouille la porte et découvre sur le seuil Alex. Une main dans la poche d'un pantalon cargo beige, un polo bleu marine moulant son torse, il attend, un sac sous son bras.
– Salut.
– Bonsoir. Je peux entrer ?
J'hésite un tiers de seconde et m'efface pour le laisser franchir le seuil de ma demeure.
– Je me change. Je n'attendais personne. Désolé.
– Pas de problème, c'est moi qui arrive à l'improviste.
Il semble tellement gêné, le pauvre homme, que je cache mon sourire et hésite à le taquiner un peu. Le stress qui me tenaillait a disparu.
Curieux de savoir ce qu'il veut, je m'habille rapidement dans la pièce voisine, jean et vieux tee-shirt Woodstock noir. Mes doigts aplatissent en vain ma tignasse, tentant de discipliner la mèche brune qui tombe sans s'arrêter sur mon front. Jamais le temps d'aller chez le coiffeur. Je tourne le dos à mon miroir en haussant les épaules.
– Alors ? Comment va le p'tit rouquin ?
Mon séduisant visiteur sursaute quand je reviens au salon qu'il était en train d'inspecter de ses prunelles d'acier.
– Bien. Le véto avait raison. Je l'ai appelé Félis, on ne se moque pas. Ces bestioles ont neuf vies. Sinon je voulais... enfin je te propose...
Le laissant se dépatouiller avec ses mignons bredouillages, je sors deux verres du placard ainsi qu'une bouteille de limonade maison. Il est venu, c'est à lui de parler.
– Désolé, je n'ai que cela à t'offrir. Pas eu le temps d'aller à St Barth' faire les courses. Si tu préfères un café ?
– Merci, ça ira très bien. J'ai vu que tu étais rentré tard. J'ai fait réchauffer un plat de lasagnes, il y en a trop pour moi alors si tu es tenté...
Il ne termine pas sa phrase et je reste cloué devant lui, bec ouvert.
Il m'a apporté de la bouffe ? Du coup c'est moi qui vais bégayer, je le sais. Alors je me tais.
– Je ne veux pas te déranger, Raphaël, mais... on peut manger ensemble et...
Il hésite encore, ce qui ne semble pas être son habitude. J'ai l'impression de le mettre mal à l'aise. S'il savait !
Je soupire. Ça ne me coûte rien de l'aider, il a fait le premier pas.
- Bien sûr qu'on peut manger ensemble. J'adore la cuisine italienne et j'ai tellement faim que tu m'aurais apporté des crevettes ou des huîtres, je les boufferais aussi. Enfin les huîtres, non. Mais avant, expulse ce que tu as à dire.
Tout en parlant, je l'ai dirigé vers la table où il pose son sac.
– J'ai vu la météo et si tu as besoin d'aide cette nuit ou demain, je suis là.
Je le regarde comme si Dieu avait déposé un petit homme vert devant ma porte.
Ou peut-être deux bras nettement plus utiles et plus sexy que ceux de la déesse Shiva.
– Tu plaisantes ?
– Pas vraiment. Les orages de Juillet étaient la terreur de mon grand-père et comme tu sembles seul pour gérer tout cela et que j'ai rien de mieux à faire.
Il hausse les épaules, comme si c'était évident. Le mec ne m'adresse pas la parole depuis son installation et me sauve la vie, enfin sauve mon année. Mon cerveau carbure : avec lui je peux peut-être réussir. S'il conduit la remorque, je gagne plus d'une heure de travail. Mon sourire doit être visible jusqu'au village lorsque je lui réponds.
– Alex, tu as officiellement obtenu le grade d'Ange gardien de la ferme des Brandes. Assieds-toi. Les lasagnes sont chaudes ou je les passe au four micro-onde ?
Je lui tape sur l'épaule alors qu'il prend place.
– Des lasagnes au micro-onde ? Au moins, je suis certain que tu n'as pas de racines italiennes !
Il est enfin détendu, comme en témoigne son demi-sourire, le premier que je vois sur son visage.
Raph... reste tranquille, il est venu sauver ton année, ton exploitation même, alors ne lui saute pas dessus.
– Non ! Je suis un mélange improbable de Breton et de Basque, élevé à dans l'air vicié et corrompu de Paris. Et toi ?
– Auvergnat depuis... cinq cents ans, exilé à Lyon. Tu es sérieux ? Tes racines océanes ne sont pas compatibles avec ton dégoût des huîtres.
Je pose sur la table assiettes, couverts et pain tandis qu'il ouvre le récipient hermétique contenant notre repas.
– Tu veux vraiment que je te dise à quoi me font penser les huîtres ? On veut fait acheter à prix d'or un truc immonde.
Je me suis penché vers lui pour lui glisser à l'oreille ma plaisanterie idiote.
Il sent toujours aussi bon. Reprenant prudemment mes distances, je m'assois en face de lui.
– Non, merci. Je veux garder une chance de manger des huîtres à Noël avec mes gosses.
– Tu fais comme tu veux. On a le droit d'aimer ou pas. Un jour je te dirais ce que j'aime le plus... manger.
Il émet un grognement et j'arrête de le taquiner. Sa tolérance à l'humour est vraiment basse. Je cherche un autre sujet, plus neutre, quoique...
– Pour ton boulot, je dois toujours deviner ?
Alex avale une bouchée de lasagnes et je suis d'un peu trop près la sauce tomate qui disparaît entre ses lèvres fines. Il ne s'est pas rasé depuis plusieurs jours. Ça lui va bien.
- C'est pas un secret. Je suis professeur de français. Nouvellement nommé au collège de Saint Barthélémy.
– Y a un collège à St Barth ? Non, je plaisante. Félicitations.
Il hausse les épaules.
- C'est pratique, puisque je voulais m'installer ici. On commence quand demain ?
- Donc tu es prêt à m'aider ? Parce que si tu acceptes, le réveil c'est quatre heures, je fournis le café et les croissants décongelés et tu auras le cul sur un tracteur avant que les oiseaux se réveillent. Tu sais conduire un tracteur ?
Je suis soudain inquiet. Mes machines sont assurées, mais j'ai pas besoin d'un pépin.
— J'ai commencé sur les genoux de mon grand-père alors que tes parents se connaissaient même pas, je parie.
— Ne parie pas, l'ancêtre, ils se sont connus sur les bancs de la maternelle.
De blague en blague, nous dévorons les lasagnes et le reste de gâteau qu'il a apporté avant que je ne l'expédie dormir quelques heures.
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