L'Ange Noire
La première fois que je l'ai rencontrée, je devais avoir 8 ou 9 ans, je crois. Ma petite ponette brune, 'Clint', tu t'en rappelles? Me semble que tu l'as vue un jour, j'ai une photo de toi avec elle. Tu dois t'en rappeler. Ou peut-être pas. Elle avait 33 ans la bestiole, mais ça l'empêchait pas de me faire tomber et de m'embarquer à chaque nouvelle occasion. Je me rappelle qu'on lui mixait du picotin parce qu'elle avait plus de dents à la fin, et malgré nos bons soins, on a décidé que ça avait assez duré. Tu sais, au bout d'un moment, ça vaut plus vraiment la peine de s'acharner. Enfin, je vois pas pourquoi je te dis ça, tu le sais mieux que quiconque, toi.
Alors oui, c'est là que je l'ai rencontré pour la première fois, je crois. Dans sa grande robe noire et sous sa couronne mortuaire. Je l'ai pas vue pourtant ce jour-là, maman me l'avait interdit. Je ne comprenais pas pourquoi, moi j'aurais aimé la voir, la dame à la grande robe noire et aux roses d'ébènes entortillées dans des cheveux de la même couleur. J'aurais voulu la voir à l'œuvre, j'aurais aimé accompagner ma ponette aussi, parce qu'elle a dû en avoir peur de cette grande robe à l'extrémité évasée et couverte de plumes de corbaques. Mais maman n'a pas voulu. Elle n'a pas voulu que je la voie, ce jour-là. Alors je me suis contentée de ressentir sa présence, parce que l'air de rien, je sais pas comment, mais elle s'était déjà infiltré en moi.
Je pense qu'elle est là depuis ce jour. Depuis ce jour où ma mère m'a ramené à la maison pour pas que je voie ça. Elle a peut-être voulu me préserver, mais ça a raté, parce que depuis, elle est là.
Tout le temps.
Enfin, notre seconde rencontre doit remonter à mon premier chien, Ulysse. Tu l'as connu aussi je pense, et t'as du l'apprécier aussi parce je sais que t'aim(e)ais les chiens. Ta chienne vient toujours me voir d'ailleurs, à certains moments. C'est drôle mais à chaque fois quand elle est là je pense à toi. Elle aussi elle doit la porter dans son cœur, la grande dame à la robe noire. Et c'est certainement sa longue traine obscure que je vois entraver le collier de Pilou qui me fait penser à toi.
Enfin, pour en revenir à Ulysse, je crois que c'est le premier vrai deuil qui m'ait été compliqué de surmonter. Je suis née avec ce chien, tu sais, on a grandi ensemble. Et pour quelqu'un qui a toujours été aussi seule que moi, sans autre jeune humain avec qui grandir, j'ai développé une étrange affection pour ce cleps. Pour Tani aussi remarque, mais c'était plus la chienne à maman, et,... C'était pas pareil. Ça s'est passé pendant que j'étais à l'école, et maman m'a annoncé ça quand je suis rentrée, comme on parlerait de la pluie et du beau temps en fin de journée. J'ai pleuré, ce jour-là, seule dans ma chambre. Je sais pas si j'ai pleuré sa perte, ma solitude, ou cette grande dame dont l'ombre n'a fait que grandir encore dans le coin de ma chambre mais dont j'étais incapable de déterminer les traits du visage, mais, qu'importe. La finalité est la même. C'est la première fois que j'ai chialé pour quelqu'un d'autre que moi-même. Et c'est la première fois aussi que je me suis confrontée brutalement à elle.
Je ne saurais pas vraiment dater la troisième fois. Etait-ce Tani ou Campanita ? Je pencherais plus pour Campanita même si les deux ont dû se passer dans la même période.
C'était une belle jument, une pure race espagnole, qui nous a laissé un magnifique poulain (qui l'est plus maintenant d'ailleurs, il a déjà 10 ans le bougre) et auquel maman tient certainement plus qu'à moi. Bref, je crois que c'était ma plus belle rencontre avec elle. Papa a pleuré ce jour-là, c'est la première des deux fois où je l'ai vu pleurer. Maman est partie quand le vétérinaire a dégainé la piqure. Ils sont tous partis. La véto a passé la seringue dans la veine de la jument allongée, et moi, je suis restée assise à la caresser jusqu'au bout. Ça n'a pas été compliqué, ça n'a pas duré bien longtemps. Enfin je veux dire, t'as à peine le temps de dire ouf que les yeux auparavant brillants deviennent ternes et s'enraidissent à tout jamais.
Et c'est là, pour la première fois, que je l'ai vue de face. Elle est belle finalement, cette dame. Son décolleté en forme de cœur me donnait une vue plongeante sur sa peau d'une blancheur extrême sur laquelle étaient dessinés toutes sortes de symboles à l'encre noire. C'est peut-être de là que me vient mon obsession pour l'encre. Maintenant que j'y réfléchis.
Enfin bref, j'ai aimé cette rencontre. Plus que tout. Et je crois même qu'elle m'a souri ce jour-là. Car rares sont ceux qui restent pour la voir, tu sais ? Rares sont ceux qui osent aller jusqu'à la dernière seconde, seconde à laquelle elle apparait subitement pour repartir aussitôt. Et je crois qu'elle se sent un peu seule, cette dame, et je crois aussi qu'elle est contente de voir un être en vie, et pas qu'à moitié, juste là devant ses yeux de temps en temps.
En tout cas, je sais qu'à partir de là, je me suis faite une promesse ; rester aux côtés des personnes que j'aime jusqu'à la Fin. Peut-être en partie parce que je veux la revoir, mais surtout parce que je veux être aux côtés de mes amours pour qu'ils n'aient pas peur de la longue robe de cette ange noire. Désormais, si j'en ai l'occasion, j'irais jusqu'au bout de ce chemin avec eux, je retournerai la voir, et j'irai jusqu'à leur dire au revoir lorsqu'ils seront finalement dans ses bras.
Après ça, ça s'est enchainé. Et elle m'a beaucoup déçue, la grande dame.
Elle a fait partir Québec, le grand selle français dans des souffrances terribles. Je suis restée jusqu'au bout mais ce jour-là, je ne lui ai pas souri, à la dame. Après y'a eu Tani, Taïga, Kate, la poule qu'on avait recueilli, et certainement d'autres que j'oublie. J'ai pas pu la voir toutes ces fois-là, mais écoute, je crois que c'est mieux comme ça. Parce que j'avais pas encore digéré l'histoire de Québec.
Enfin, jusque-là, s'en était resté aux animaux.
Mais bien sûr, c'aurait été trop beau, que ça en reste-là.
Quand elle a pris papy, je lui en ai pas trop voulu. Pas du tout même, on était préparés à ça, et je crois que dans un sens, j'étais prête à la remercier pour ça. Car au bout d'un moment, il faut savoir dire stop. Lorsque tout n'est plus que souffrance, elle arrive vraiment comme un Ange avec ses doux bras grand ouverts. Je ne l'ai pas vue en personne ce jour-là, je l'ai juste vue dans le regard de mon père qui a fondu en larmes dans la voiture. ET quand je me suis retrouvée devant le cercueil, dans mes propres larmes aussi. Je sentais dans les saveurs des perles salées qui s'échouaient sur mes lèvres qu'elle était là, auprès de moi, derrière moi.
Finalement je crois qu'on la traine tous derrière nous.
Ça doit l'épuiser la grande dame de courir après les gens comme ça.
Après 7 milliards de personnes constamment.
Enfin bref, tu dois savoir quelle est ma dernière rencontre avec elle.
Notre dernière rencontre s'était pour toi. Ce jour-là, je l'ai haï. J'ai pleuré à cause d'elle, beaucoup. A cause de la famille qui s'est effondrée autour de son passage rapide et brutal, pour toi. Je l'ai beaucoup détesté avant de reconsidérer la chose, et de lui trouver finalement une certaine gentillesse d'avoir bien voulu de toi quand personne d'autre ne te voulait plus. Enfin, la Vie, en particulier. Parce qu'on en parle pas de la Vie, mais elle est tout aussi bâtarde que la grande dame à la robe noire. Me demande même si elle est pas pire, avec sa robe de mariée à la trainée infinie. C'est elle la trainée, ouais.
Mais elle demande de plus en plus le divorce aux personnes qu'elle rendait avant un peu heureuses, tu sais. Oui, tu le sais, toi. T'as été victime de ses manigances.
Moi-même, je la sens s'éloigner de moi, parfois. Je sais qu'elle se moque de nous, souvent. Avec ses grands-airs. C'est une rabat-joie, celle-là.
Enfin bref, tout ça pour dire que j'apprends à revoir les choses, en ce moment, à les reconsidérer. J'apprends à admettre que la Vie a des torts elle aussi, et qu'il faut pas en vouloir à ceux qui sont tombés dans les bras de l'Ange Noire. Moi-même elle m'attire, parfois. Et je dois admettre qu'il m'arrive de la désirer, comme je n'ai jamais désiré autre, pas même la Vie.
Mais t'inquiètes, ça ira pour moi.
Parce que je me suis faite une promesse.
J'ai promis que j'accompagnerai ceux que j'aime jusqu'à leurs fins.
Et y'a des crânes d'œufs qui risquent de durer longtemps encore.
Et après, peut-être, je songerai à lui céder.
Mais faut admettre qu'elle est plus belle encore quand on la voit avec les yeux grands ouverts. J'ai bien peur que si je la rejoignais avec les pieds par devant, j'aurais pas la possibilité de profiter d'elle. Alors je continuerai, à la voir quand elle se présentera à nous. A la détester parfois, mais à la remercier aussi à d'autres, de prendre ceux qui ont besoin d'elle sous son aile.
Parce qu'elle est belle l'Ange Noire, je t'assure.
Elle a la peau douce, aussi.
Mais je vois pas pourquoi je te dis ça, c´est que des choses que tu sais déjà, toi.
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