Le bateau résonnait de mille sons. Calixte, le charpentier, avait commencé le calfatage. On entendait le bruit de sa masse qui tapait sur la coque pour insérer de longues bandes d'étoupe entre les rainures du bois.

Sur le pont, le ballet des marchandises que l'on avait déchargées avait enfin pris fin, aussitôt remplacé par celui de l'équipage qui récurait le brick en chantant.

Yoongi était venu à l'aube pour récupérer le butin d'une précédente expédition stocké dans la cale. Il y avait prélevé sa part pour la revendre bientôt à de riches marchands qui eux-mêmes les achemineraient en Europe pour les vendre à prix d'or.

Les esclaves avaient profité de l'agitation de ce jour de débarquement pour se faufiler à l'extérieur des tréfonds du bateau où ils avaient été installés pour leurs propres sécurités.

Les autorités portuaires étaient pratiquement inexistantes dans cette contrée, cependant ils n'étaient jamais à l'abri d'un contrôle inopiné de la marine anglaise qui, sous couvert de tarir le trafic, récupérait les esclaves à leurs propres profits.

Même la marine royale voyait ses capitaines enfreindre la loi quand il s'agissait de bénéfices.

Taehyung avait longuement discuté avec les anciens captifs grâce à l'aide de Mobu, la vigie du Morrigan. L'homme était issu des montagnes de l'Abyssinie et avait pu servir d'interprète.

Il avait, lui aussi, fait partie d'une cargaison d'esclaves en partance pour les Amériques. Il avait décidé à sa libération de devenir un homme libre et de combattre ce fléau, il avait alors rejoint l'équipage.

Le capitaine leur avait expliqué par son intermédiaire qu'ils seraient emmenés dans une maison en attendant le départ de la goélette le Frémont. Celle-ci, s'ils le souhaitaient, pouvaient les ramener sur leur terre natale, avec le risque qu'un jour ou l'autre, ils doivent faire face à nouveau aux négriers. S'ils ne voulaient pas y retourner, une bourse d'or leur serait remis. Ils leur appartiendraient alors d'embarquer sur un bateau pour rejoindre la destination de leur choix, même si les possibilités qui s'offraient à eux étaient bien minces.

Après s'être concertés, ils avaient décidé de repartir chez eux, ce qui était majoritairement le cas. Ils payeraient leurs traversées en aidant à la vie du bord et se verraient remettre le reste de leurs soldes à l'arrivée.

Cela représentait une fortune pour certains qui ne possédaient que les lambeaux de tissu qu'ils portaient sur le dos.

Les blessés avaient aussi été débarqués. Les hommes de Yoongi les avaient installés au milieu de la marchandise déchargée, bien calée entre des rouleaux de soieries. Taehyung leur avait dit qu'ils seraient accueillis et soignés dans une maison de sa connaissance et qu'il viendrait les visiter avant que le Morrigan ne reprenne la mer.

Si la peine se lisait sur leurs visages d'être séparés du reste de l'équipage pendant plusieurs semaines, le soulagement de savoir que leur capitaine ne les abandonnerait jamais leur avait redonné le sourire.

Taehyung savait qu'il les laissait entre de bonnes mains et c'est plus léger qu'il regagna ses quartiers.

L'agitation matinale lui avait permis d'éloigner le regard de Hoseok qui ne cessait de le poursuivre. Il savait qu'il se devait de mettre fin à cette relation une fois pour toutes. Rien dans cette histoire n'était sain, il faisait souffrir le jeune homme et se dégoutait chaque jour un peu plus de l'utiliser pour expier son passé.

Il claqua la porte de sa cabine plus fort qu'il ne l'aurait voulu. Seokjin, qui était installé à son bureau en train d'étudier des cartes de navigation, sursauta.

- Un problème ? demanda-t-il.

- Rien qui ne concerne le Morrigan, répondit Taehyung en se dirigeant vers un coffre de bois précieux.

Il souleva le couvercle et en sortit une bouteille de verre ouvragé dont le liquide brun brilla d'un éclat doré.

Il prit un verre et s'en servit une rasade qu'il porta aussitôt à ses lèvres.

Le rhum lui brula la langue avant de lui laisser en bouche un arrière-gout de réglisse.

Il claqua la langue contre son palais de satisfaction. L'alcool n'avait jamais été une solution, pourtant il avait besoin d'oublier un instant le sentiment de malaise qui le taraudait.

Son second se leva et lui prit la bouteille des mains pour s'en servir à son tour. Contrairement à lui, il dégusta l'alcool lentement pour s'imprégner de toutes ses saveurs.

- Problème de cœur alors, finit-il par dire.

Taehyung ôta son chapeau et vint s'asseoir sur le coin du bureau. Son regard se perdit par-delà le hublot, dans les remous de l'océan qui brillait d'un éclat bleuté sous le soleil.

- Où en est-on des réparations du bateau ? demanda-t-il sans répondre.

Seokjin posa son verre avec un soupir. Il connaissait son ami depuis des années, toutefois ses pensées lui restaient toujours aussi inaccessibles. Il avait appris à vivre avec les silences du capitaine, cependant il avait parfois envie de le secouer pour qu'il s'ouvre enfin.

Taehyung était un mystère.

- Calixte, comme tu peux l'entendre, à commencer le calfatage. Il doit colmater toutes les brèches qui ont été faites lors de l'éperonnage du galion, ensuite, il se fera aider de quelques hommes pour passer la chaux. Dans notre malheur, nous avons eu de la chance que la partie immergée n'ait pas été touchée sinon il aurait fallu mettre le bateau en cale sèche.

Voyant que son ami ne répondait pas, il continua :

- Le nouveau mât de misaine devrait être en place d'ici une semaine, nous pourrons alors reprendre la mer.

Une semaine, pensa Taehyung. Il devait absolument parler à Hoseok avant son prochain départ.

Il finit par se tourner vers Seokjin, s'obligeant à s'extraire de ses pensées.

- Il nous faut de nouveaux membres d'équipage. Des hommes expérimentés qui doivent être aptes à se débrouiller rapidement.

- J'ai parlé avec Yoongi ce matin justement.

Taehyung haussa un sourcil. Il n'avait pas pu discuter avec leur ami depuis la veille à la taverne tant il avait eu à faire.

- Il a trouvé des hommes ?

- Peut-être, mais ils ne seraient que deux.

Seokjin repassa derrière le bureau et entreprit de sortir le journal de bord dans lequel était consignée la liste des membres d'équipage. Il y jeta un coup d'œil avant de relever la tête.

- Nous avons eu quatre blessés dont le maitre coq, plus la mort du petit mousse. À minima, il nous faut quelqu'un à la cambuse et un homme qui saura s'adapter à différents postes. Je ne suis pas sûr que cela suffise.

Taehyung eut une pointe au cœur en repensant au jeune homme.

- Qui sont-ils ? demanda-t-il.

Le second posa le livre et s'appuya contre le fauteuil.

- Apparemment, il s'agit de marins qui étaient sur l'Artémis. Ils ne souhaitent pas y rester, le nouveau capitaine ne fait pas l'unanimité d'après ce que j'ai entendu dire.

Taehyung hocha la tête. Lui aussi avait entendu des rumeurs.

- Reste à savoir si le problème est vraiment le capitaine ou son équipage. Tu sais comme moi que certains marins ne sont pas trop friands des changements d'habitude.

- Tu penses que ces deux-là pourraient être des fauteurs de troubles ? demanda Seokjin.

- Aucune idée. J'ai croisé le nouveau capitaine Eriksson, il y a peu. Il m'a eu l'air d'un homme bien, mais tu sais comme moi que le pire des salopards peut arborer le sourire d'un ange. Beaucoup de ragots circulent à son sujet.

- Que fait-on du coup ?

Taehyung prit le compas qu'il y avait sur le bureau et joua avec un moment avant de répondre.

Il était toujours risqué de faire embarquer de nouveaux marins sur un bateau, encore plus dans leur cas. S'il avait toute confiance en son équipage, il ne souhaitait pas que ses activités annexes soient connues de tous à cause d'étrangers un peu trop curieux.

Il posa le compas et planta son regard dans celui de Seokjin.

- Tu penses qu'on peut passer avec seulement deux nouveaux marins ?

- Ce ne sera pas de tout repos, mais c'est faisable.

Le capitaine se leva et commença à faire les cent pas dans la cabine. À l'extérieur, les bruits de masse s'étaient tus. On n'entendait que le ressac des vagues contre la coque et le bruit des lattes de bois qui grinçaient sous ses pieds.

- J'aurais préféré une autre solution et des hommes qu'on connait. On ne peut pas prendre le risque que nos vraies motivations soient connues, cependant la saison est avancée et les équipages sont déjà tous constitués, finit-il par dire en s'arrêtant. On n'a pas vraiment le choix. Donne-leur rendez-vous au Chat Noir, nous prendrons une décision après s'être entretenus avec eux. Quoi qu'il en soit, ils ne verront que ce que nous voudrons réellement leur montrer. Nos hommes devront être mis au courant en amont, ils devront faire preuve d'une extrême vigilance.

- Et s'ils ne font pas l'affaire ?

- Nous aviserons à ce moment-là.

Seokjin hocha la tête et se leva. Il prit son chapeau qu'il cala sur ses cheveux bruns avant de se diriger vers la porte. Il sortit après un bref signe de tête.

Taehyung se dirigea vers le bureau et y prit place.

Le journal de bord était resté ouvert sur son plateau.

La mention de la mort de Landry semblait occupée toute la place sur la feuille blanche. Il la tourna et prit une plume qu'il trempa dans le pot d'encre.

Une goutte en tomba et fut absorbée par le vélin. Il regarda la tache comme si elle pouvait apporter des réponses à ses questions.

Il finit par se reprendre et consigna les dernières informations de bord. Elles étaient succinctes. Il ne pouvait parler en détail de la cargaison, encore moins des esclaves qu'ils avaient libérés. La moindre trace écrite pouvait tous les mener à l'échafaud.

Des cartes attendaient d'être étudiées, pourtant il n'avait pas l'esprit à cela. Il se leva et se dirigea vers le hublot qu'il ouvrit.

Aussitôt l'odeur de la mer vint l'entourer.

Des marsouins jouaient autour de la coque, fidèles compagnons de leurs traversées. Il arrivait qu'ils les suivent jusqu'aux abords du port tant ils étaient curieux.

Le spectacle de leurs jeux lui soutira un sourire. Il finit par les lâcher des yeux pour regarder l'horizon. On y voyait les voiles des bateaux qui arrivaient pour se ravitailler en denrées et en eau potable.

Ils reprendraient bientôt la route, eux aussi, pour croiser dans les mers chaudes de l'océan Indien, cependant, cette fois, l'euphorie du départ à venir le laissait froid. Il laisserait une partie de son équipage à terre, embarquerait des inconnus qui l'obligeraient à rester sur le qui-vive, mais plus que tout, il laisserait un homme blessé derrière lui.

Il se détestait pour cela.