Le bateau atteignit la baie de Tintingue en début de soirée le jour suivant. Au loin, on pouvait distinguer le faible éclairage des lanternes qui pendaient au fronton des bars et des maisons de passe.

L'ile de Sainte-Marie était le refuge des pirates, elle ne vivait que pour eux. Ils y avaient plus de bordels que de maisons, plus de troquets que de commerces.

L'autorité y était inexistante si ce n'était celle instaurée par les quelques marchands qui avaient pignon sur rue et qui s'enrichissaient du pillage des hommes de la mer.

Tout se vendait sur l'ile, tout s'échangeait. Soieries de Chine, épices des Indes, ivoire, or, êtres humains...

L'esclavage était un fléau, certains le combattaient, d'autres en faisaient une richesse.

Le bateau jeta l'ancre dans les profondeurs noirâtres de l'océan, des barges furent mises à l'eau pour amener une partie de l'équipage à terre. Quelques hommes armés resteraient sur le pont pour surveiller la cargaison qui passerait bientôt aux mains d'un riche marchand contre quelques bourses de pièces d'or sonnantes et trébuchantes.

Les marins, à peine débarqués, iraient noyer leurs troubles dans une taverne ou entre les cuisses d'une femme.

Ils évoqueraient la bataille, mais ne piperaient mot de la mort du petit mousse.

Sous les effets de l'alcool, tout deviendrait plus beau, plus héroïque. La peur qu'ils avaient ressentie se diluerait dans le fond d'une bouteille de rhum frelaté.

Taehyung fut le dernier à débarquer. Il avait laissé des ordres à la garde qui devait veiller sur les blessés le temps qu'il leur trouve un endroit où loger.

Il y avait bien une pension, mais il savait qu'elle n'accueillait que les visiteurs de passage qui se faisaient rares. Ceci étant, il savait où demander

Quand il mit un pied sur le ponton de débarquement, Seokjin l'attendait déjà. Il avait donné ses dernières consignes aux hommes, amusez-vous, buvez, mais pas de grabuge sous peine d'être exclu de l'équipage.

Sans un mot, ils se dirigèrent vers la taverne du Chat noir, leur lieu de ralliement.

Une récente tempête avait balayé les rues de ses vagues puissantes, repoussant les immondices que les gens jetaient par les fenêtres et devant les portes des maisonnées. L'air était doux, il était empli de la fragrance des frangipaniers qui poussaient un peu plus loin à la lisière du port. L'odeur sucrée de vanille et d'amande se teintait d'une note salée, celle des embruns que les alizés amenaient jusqu'à eux.

Taehyung aimait cette odeur, elle était devenue sienne, chassant peu à peu celle de l'herbe grasse et des pluies froides de son Angleterre.

Ils poussèrent la porte de bois sur laquelle était dessiné un chat noir hérissé et pénétrèrent dans la grande salle.

Elle était basse de plafond et saturée d'odeurs de rhum et de tabac. Malgré les températures clémentes, un feu brulait dans la cheminée, augmentant la sensation d'étouffement qu'il y régnait parfois. Les mitrons l'utilisaient pour griller les poissons et crustacés qu'ils servaient aux clients. La viande était plus rare et beaucoup plus chère, mais c'était un des seuls établissements de l'ile dans lequel on en servait.

Min Yoongi, le patron, pouvait trouver n'importe quoi quand on y mettait le prix. Il avait coutume de dire que tout s'achetait.

C'était un personnage mystérieux, tavernier, mais pas vraiment, il s'amusait à le faire croire. Il était avant tout un riche négociant qui écoulait les cargaisons des pirates au plus offrant, s'enrichissant au passage d'une grasse commission.

Son histoire était trouble, certains pensaient qu'il était un prisonnier évadé, d'autres le fils bâtard d'une prostituée de bordel qui avait su s'en sortir.

Il ne parlait pas de lui et personne n'aurait pris le risque de l'interroger.

Il était froid et n'engageait pas à la conversation.

Il fit un signe de tête aux nouveaux arrivants en leur désignant une table du regard. Elle était à l'écart, parfaite pour mener des affaires en toute discrétion.

Il attrapa une bouteille de rhum et plusieurs timbales en étain avant de les rejoindre.

Les gobelets furent remplis et chacun en vida un avant de prendre place. Il s'agissait d'une sorte de rituel entre eux. La mer avait permis le retour des marins, ils s'en réjouissaient.

- J'ai été averti de ce qui s'est passé, dit Yoongi en posant son verre sur le bois usé de la vieille table.

Taehyung eut un soupir, il enleva son chapeau et le posa à côté de lui.

- Un galion espagnol. plusieurs hommes ont été blessés, l'un d'entre eux est mort.

Yoongi hocha la tête. Il savait déjà tout cela, mais il laissa parler le capitaine. Il en avait besoin. Il connaissait Taehyung depuis plusieurs années, il l'avait vu s'endurcir, pourtant sous le vernis de sa condition, il savait la sensibilité qui était parfois la sienne. Certains auraient pu la trouver inappropriée pour un homme de la mer, lui pensait que cela faisait sa force et sa justesse.

- Le Morrigan est endommagé, continua Seokjin. Il nous faut changer le mât de misaine et la coque nécessitera un calfatage.

- Ce n'est pas un souci, nous ne manquons pas de corail pour fabriquer de la chaux et j'ai récupéré un arrivage de bois de châtaignier et de mélèze.

- Tu prendras ce que cela coutera sur la cargaison, l'informa le capitaine.

Yoongi hocha la tête. Il faisait toute confiance à Taehyung. Leurs relations allaient bien au-delà d'un simple échange de marchandises. Ils suivaient le même idéal même s'il ne connaissait pas ses motivations profondes.

Il ne savait de lui que ce qu'il avait bien voulu lui dire, à savoir qu'il venait d'Europe, le reste était un mystère. Il devinait pourtant de la souffrance dans son histoire, comme le reflet de la sienne.

- Combien ? demanda-t-il plus bas.

- Cinq, répondit Taehyung. Nous n'avons pu les sauver tous. Certains ont péris dans le naufrage du galion. Je pense que les espagnols ont tous fait pour nous empêcher de les sortir de là, ce qui expliquerait la violence avec laquelle ils ont réagi.

Seokjin acquiesça pour confirmer les dires du capitaine. Il arrivait qu'un abordage tourne mal, mais rarement si vite.

- J'enverrai des hommes les récupérer en même temps que je ferai livrer la marchandise. La goélette Frémont partira dans deux jours, ils seront à son bord s'ils le souhaitent. En attendant, ils trouveront refuge dans l'une des maisons de l'ange.

Taehyung inclina la tête pour le remercier.

Yoongi était l'un des maillons essentiels de la mission qu'il s'était donné. Sous ses expressions glaciales et son économie de mots, se cachait un homme juste qui se battait pour la liberté au même titre que lui.

Avec Seokjin et Jimin, que les gens surnommaient l'Ange à cause de sa blondeur de chérubin, ils formaient à eux quatre le seul espoir de pauvres ères qui se voyaient arrachées à leurs terres, à leurs familles pour assouvir les désidératas d'une infime portion de la population. Des nantis qui pensaient qu'asservir les hommes pour leurs propres profits ne relevait pas du pire des pêchés.

Chacun, pour des raisons qui lui étaient propres, se battait à son échelle pour que tous puissent vivre tel qu'ils le souhaitaient.

Ils n'avaient pas la prétention de croire qu'ils changeraient le monde, ils souhaitaient simplement changer le leur.

La conversation dériva sur toute autre chose, mais Taehyung n'écoutait pas vraiment. Ses pensées étaient encore sur le bateau, aux côtés des blessés. Il dressait mentalement la liste de choses à faire, leur trouver un refuge pour quelques semaines, embaucher des hommes, repartir affronter les eaux salines.

- Taehyung ?

Le capitaine leva la tête vers son second qui le regardait, un sourire aux lèvres.

- Où donc se portent tes pensées ?

- Il faut que j'aille voir Jimin.

- Plaisir ou affaires ? demanda Seokjin.

- Comme si tu ne le savais pas, répondit Taehyung en lui donnant un coup de poing amical dans l'épaule.

- L'un n'empêche pas l'autre, dit Yoongi avec un rictus.

Le capitaine se leva et remit son chapeau.

- Souhaitez-vous m'accompagner, Messieurs ? demanda-t-il.

- Sans moi, répondit Seokjin en se levant à son tour. Je te laisse gérer les affaires de bord et autres extras. J'ai rendez-vous avec la belle Solène.

- Yoongi ? demanda Taehyung.

- Je saurai trouver mon chemin le cas échéant.

Le capitaine éclata de rire.

- Je n'en ai jamais douté, dit-il en s'éloignant et en agitant son chapeau au-dessus de sa tête.

Yoongi, tout comme lui, aimait à fréquenter la maison de l'Ange. Le marchand y passait souvent ses soirées, pourtant ni Jimin dont il était très proche, ni lui n'avait jamais fait allusion à la moindre relation entre eux.

Il sortit dans la rue et prit une grande inspiration. Le vent chassa l'odeur de fumée qui s'était imprégnée sur ses vêtements. La température s'était légèrement rafraichie, cependant il pouvait encore sentir la sueur qui coulait le long de son dos.

Le climat était peut-être la chose la plus difficile à supporter sous ces latitudes. Quand la chaleur devenait trop éprouvante, il rêvait alors de sentir sur sa peau le froid d'un flocon de neige.

Il gardait le souvenir de courses dans les prés recouverts du blanc de l'hiver, des batailles de boules de neige, d'étreintes au coin du feu qui venait réchauffer ses membres engourdis par le froid.

Un frisson le parcourut. Il aurait aimé oublier, mais seul l'alcool lui offrait un répit ou le sexe.

Il accéléra le pas et remonta la rue. La maison de l'Ange se situait à son extrémité. Légèrement en hauteur, elle surplombait la baie. Elle était entourée d'un jardin tropical où les fleurs poussaient à profusion dans la terre riche des volcans dont elle était issue.

Il passa le portail et leva la tête vers la lune qui était pleine. Elle caressait sa peau de ses rayons. Elle était toujours présente où qu'il soit, elle était immuable.

- Vas-tu rester dehors à rêvasser, mon capitaine ?

Taehyung baissa les yeux et rencontra le regard de Jimin qui se tenait sous le porche dans la lueur d'une lampe à huile. Il pétillait.

Un sourire vint aussitôt caresser ses lèvres.

Il enleva son chapeau et s'approcha. L'Ange le prit dans ses bras.

Jimin avait l'étreinte rassurante des amis, il n'était que douceur.

- Mon Dieu, que tu sens mauvais, allez vite au bain. Tu me raconteras tout une fois que tu seras propre.

Taehyung ne put s'empêcher d'avoir un petit rire. Sous sa douceur apparente, Jimin menait son train d'une main de fer.

- Est-ce là la seule chose que tu es capable de dire à ton ami que tu n'as pas vu depuis des semaines ? demanda-t-il en le suivant à l'intérieur.

- Cela et bien d'autres choses, dit l'Ange en se retournant vers lui.

Il posa sa main délicate sur sa joue qui n'avait pas connu le feu du rasoir depuis quelques jours.

- Mais la première chose que j'ai envie de te dire, c'est que tu m'as manqué, mon ami.

Taehyung prit sa main et déposa un baiser sur sa paume.

- Toi aussi, mon ange.

Il y a des personnes dans la vie qui deviennent un refuge. Ils sont chaleur, ils sont douceur.

Jimin était le sien.