Chapitre 14
Marley
Assise sur le rebord de ma fenêtre, mon roman entre les doigts, je lève le nez vers le ciel et l'observe alors que le soleil commence à décliner. J'ai beau essayer de me concentrer sur ce que je lis, impossible. Chaque fois que je tente d'occuper mon esprit à autre chose, ce qui s'est passé avec Jared dans le couloir devant les vestiaires refait surface. Son regard perdu, son expression presque apeurée, sa main tremblante, sa réaction à la mienne, posée sur son bras. Son excuse d'avoir oublié quelque chose, pour couper court au moment. Je ne suis pas dupe, il s'agissait bel et bien d'un prétexte. Ce qui m'a le plus frappée, c'est cette tristesse qui a traversé ses orbes ébène pendant une fraction de seconde. Ça n'a duré qu'un bref instant, pourtant ça m'a bouleversée.
Quelque chose le tourmente et c'est bien plus profond que ce qu'il laisse paraître. Il n'a aucun souvenir de ce qui le met dans cet état et je me suis mis en tête de trouver une solution afin qu'il se rappelle. Ce qui, il faut le dire, risque de ne pas être une mince affaire. Je ne sais même pas par où commencer ou même s'il en a besoin. Est-ce qu'au moins, il voudrait de mon aide ?
Je soupire, laisse aller ma tête en arrière contre le mur et observe une nuée d'oiseaux qui passent. Quelqu'un a ravagé le vestiaire des garçons et je mettrais ma main à couper que c'est lui. C'est arrivé comme par hasard pendant notre court et le prof de sport n'a pu que constater les dégâts lorsque l'un des étudiants a déboulé en catastrophe pour l'en informer.
Jared avait le regard fuyant. Comme un gamin prit la main dans le sac, lorsque ses iris ont croisé les miens, j'ai compris. Il s'est défoulé. Il a extériorisé et vu l'état de la pièce, c'était sans doute la première fois qu'il laissait exprimer sa colère. Voire tout ce qui l'a submergé d'un coup. Je suis restée plantée face à ce désastre à me demander comment, à lui seul, il avait pu réussir à tout retourner de cette façon. C'est une certitude, cet instant était empreint d'une extrême violence.
Je n'ai aucun doute sur le fait que ce soit lui. Pourtant, je ne le balancerai pas. Hors de question. Pour la simple et bonne raison qu'il souffre. Si personne ne s'en rend compte, moi, je m'en suis aperçue. Qu'est-ce que ça ferait de moi, si je le dénonçais ? Moi aussi, en silence, je laisse la tristesse, la colère et l'injustice me ronger de l'intérieur.
Le bruit des graviers de l'allée me tire de mes réflexions et lorsque je baisse les yeux, mes pupilles croisent celles de Jared. Les mains enfoncées dans la poche de son sweat, il avance nonchalamment, puis se plante sous ma fenêtre avant de lever le nez sur moi.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Je hausse les épaules, repose mon livre et pivote sur le rebord pour laisser pendre mes pieds dans le vide.
— Rien de spécial et toi ?
Je suis étonnée de ne pas le voir avec son ballon coincé sous son bras. Tous les soirs, ça ne loupe pas. Soit il enchaîne les paniers devant le garage, et ce, malgré les avertissements de sa famille d'accueil après les plaintes du voisinage, ou bien, il file vers le skate park, lorsqu'il est décidé à ne pas déranger.
— Je me fais chier.
Avec lui, certaines choses ont le mérite d'être claires. J'esquisse un sourire, une idée derrière la tête et il lève un sourcil. Je crois qu'il commence à bien me connaître et il se doute que je prépare quelque chose.
— Pousse-toi.
Perplexe, il s'exécute et se décale.
Comme j'en ai pris l'habitude afin de pouvoir m'évader au parc moi aussi, je m'élance et saute pour atterrir à côté de lui. Lorsque je touche le sol, ses iris braqués sur moi ont le don de me faire rire. On dirait que je viens d'accomplir un acte complètement barré.
— T'es malade, constate-t-il.
Je me marre pendant qu'il secoue la tête, puis lui fais signe de me suivre.
— Je t'emmène quelque part.
— Où ça ?
— Tu verras.
Parce que c'est décidé. Qu'il le veuille ou non, je vais l'aider à se sentir mieux. Si je suis capable de faire au moins ça pour lui, alors je n'hésiterai pas une seule seconde.
Sans un mot, il marche à ma hauteur et je glisse un regard sur lui. Moi, le silence, j'ai du mal. Enfin, ça dépend des circonstances. Là en l'occurrence, je suis en compagnie d'un mec que je trouve super sexy et j'ignore ce qui peut tourner dans sa tête.
— La gym.
Il sort de ses pensées et m'interroge de ses billes foncées. Il faut avouer que dans ce que je viens de balancer, il n'y a rien de précis.
— J'ai pratiqué la gymnastique pendant onze ans. J'ai commencé quand j'avais quatre ans et j'ai arrêté il y a trois ans. C'est pour ça que je sais sauter et me réceptionner sans me faire mal.
Ses lèvres s'étirent en un sourire ultra craquant et j'ai l'impression que cette simple confession lui fait du bien.
— Je comprends mieux. Pourquoi t'as arrêté ?
Mon cœur se serre et je baisse les yeux sur mes chaussures tandis qu'on avance tranquillement.
— On a déménagé et en arrivant ici. Enfin... les choses ont changé.
Il m'observe du coin de l'œil, soucieux, et opine.
— Je vois. Si t'as pas envie d'en parler, je comprends.
Ce qu'il y a de bien, c'est qu'il ne me force jamais. Lorsqu'il comprend que j'atteins mes limites, il me fait aussitôt savoir qu'il n'insistera pas. Je lui en suis reconnaissante. Parce que malgré tout ce temps, je ne me sens pas prête à me confier à qui que ce soit. Je suis loin de pouvoir partager ce fardeau. Si je le faisais, alors il deviendrait aussi celui de la personne à qui je m'ouvrirai et je ne veux imposer ça à personne.
Après un moment, nous empruntons un petit chemin qui coupe à travers bois et il m'observe.
— Tu comptes me faire la peau et planquer ma carcasse dans un bosquet ? C'est ça ? Avoue que je te tape sur les nerfs et que tu veux te venger.
J'éclate de rire. Je ne peux pas m'en empêcher. Son regard pétille de malice et je devine qu'il n'attendait que ça : me voir rire.
— Je ne dirai pas que tu m'énerves. Plus ça va, plus on s'entend bien, non ?
Je suis du genre sans filtres et lâche tout ce qui me passe par la tête. Un vrai missile qui dégomme tout sur son passage. Je ne sais pas s'il y voit là une sorte de déclaration ou autre, mais il semble gêné et passe sa main sur sa nuque. OK, je viens de lui mettre un coup de pression monstrueux.
— C'est vrai que quand on ne passe pas notre temps à se chercher, le courant passe plutôt bien.
Intérieurement, je soupire, soulagée qu'il voie les choses de la même manière. Puis, soudain, je plisse les paupières et l'examine.
— Par contre, ne va pas te faire de films. Toi et moi...
— Ouais, ça n'arrivera pas, complète-t-il. Et qui te dit que c'est ce que je voudrais ?
Touchée coulée.
— Je sais pas. Mais dans la logique, t'es un mec et...
— En effet, j'en suis un, mais est-ce que j'ai l'air logique ?
Je ris nerveusement. À vrai dire, je n'en ai aucune idée.
— Vu la vitesse à laquelle tu résous tous ces trucs qui contiennent des chiffres, je dirai que oui.
— Pas faux. Et j'ai bien compris que t'envisageais rien avec qui que ce soit.
Alléluia ! Enfin un qui capte l'info sans que je sois forcée de me répéter.
— Alors si c'est ça, tout va bien.
— Tout baigne, affirme-t-il.
Ravie que tout soit clair, nous entamons la montée du sentier et j'entends d'ici ma mère me hurler que je suis inconsciente.
Lorsque nous arrivons au sommet de la colline, je me penche en avant, mes paumes sur mes genoux pour reprendre mon souffle. Mon cœur bat si fort qu'il me donne l'impression qu'il va exploser. Jared pose une main sur mon épaule, inquiet en me voyant essoufflée à ce point.
— Tout va bien ? T'as l'air...
— Au bout de ma vie ?
Cette façon, qu'on a de compléter les phrases de l'un et de l'autre m'amuse. Même si là, tout de suite, ce qui se produit me rappelle sans équivoque ce qui se joue. Ce qui, dans l'ombre, finira par avoir raison de moi.
— Disons que pour une fille qui a fait autant d'années de gym...
— Ouais, je sais, c'est pitoyable. J'ai perdu l'habitude. C'est ce qui se passe quand on arrête le sport du jour au lendemain.
Est-ce que ça se tient ? Je ne sais pas. Tout ce que je souhaite, c'est qu'il le croit.
— Allez, viens, lâché-je une fois à peu près remise.
Je préfère couper court. Il faut croire que comme lui, les excuses bidons qui permettent de passer à autre chose, j'adore ça.
— On est où ?
Je souris, tandis que nous arrivons au pied d'un énorme chêne au point le plus haut de cette colline qui surplombe la petite ville où nous vivons.
— Dans mon paradis, mon havre de paix. L'endroit où j'aime venir et me laisser envelopper par le silence. C'est comme...
— Un refuge qui n'appartient qu'à toi.
Je hoche la tête. Il devine si aisément ce qui me traverse l'esprit que c'en est perturbant parfois. Épuisée par la montée, je m'allonge sur l'herbe et, comme chaque fois dans ces moments-là, il m'imite.
— Tu es privilégié, avoué-je.
Il tourne son visage vers le mien et hésite un instant. Est-ce qu'il a peur de la réponse que je pourrais lui donner s'il venait à me poser la question ?
— Pourquoi ?
Seulement, Jared est comme ça. Il finit toujours par se lancer. Il cherche généralement à savoir et comprendre. C'est ce que j'aime aussi chez lui. Ma propre réflexion me fait piquer un fard et je me racle la gorge. Si je commence à apprécier certains traits de sa personnalité, moi et ma promesse, on est mal barré.
— Parce que tu es le premier que j'emmène ici.
Il se fige, et les abysses de ses yeux ancrés aux miens, sa respiration semble bloquée. Voilà, je lui fous les jetons. Il déglutit, replace délicatement une mèche de cheveux derrière mon oreille et mon corps est parsemé d'un milliard de frissons. Pourtant, comme dans ce couloir, quelque chose le pousse à s'écarter aussitôt et il éloigne ses doigts de mon visage. Sa mâchoire se contracte comme s'il encaissait un coup et il esquisse un sourire en coin. Est-ce qu'il s'impose de rester à distance parce qu'il respecte mon souhait de ne me rapprocher de personne ?
— Pourquoi moi ?
J'inspire profondément et m'assois afin d'admirer le coucher de soleil. Il a raison, il vaut mieux que moi aussi, je m'en tienne à ce que je me suis promis.
— Parce qu'on dirait que toi aussi t'as besoin d'un endroit comme celui-là. Et le partager avec toi ne me dérange pas.
Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule et cette expression que je lui surprends fait rater un battement à mon cœur. C'est comme si je venais de lui décrocher la lune, même si en une fraction de seconde, il fait disparaître cette part de lui. Cette fêlure qui le rend tellement beau. Tellement lui. Qui me laisse entrevoir celui que je souhaite aider, peu importe la difficulté et ce qui se cache dans ce fragment de sa mémoire qui ne lui revient pas.
Son regard que je sens sur ma nuque me réchauffe de l'intérieur. Lorsqu'il se redresse pour s'asseoir à son tour et que son épaule frôle la mienne, je frissonne. Il arrache un brin d'herbe avec lequel il joue entre ses doigts, puis, après quelques secondes de silence, il ose enfin poser ses yeux sur moi.
— Merci, souffle-t-il.
Sa voix est plus rauque que d'habitude et je ne pense pas me tromper en disant qu'il est touché. Je souris, contente de réussir à l'atteindre alors que je ne croyais ça impossible. Seulement, pour mettre fin à cette torture, parce que nous avons horreur l'un comme l'autre de nous montrer faibles, je sors deux barres chocolatées de la poche de ma veste.
— T'en veux une ?
Comme soulagé, il attrape celle que je lui tends.
— Grave ! C'est moi ou tu te trimballes toujours avec un truc à bouffer ?
Je ris de bon cœur, sa mélodie rejoint la mienne, et pour mon plus grand bonheur, tout redevient simple. Comme si, juste avant, il n'y avait eu aucune confidence, aucun aveu silencieux. Comme s'il ne m'avait pas vu à bout de souffle.
Tout en savourant notre douceur sucrée et le panorama incroyable que nous offre cet endroit, je m'imprègne de chaque minute. Le silence nous entoure et, à aucun moment, il n'est pesant. Les bruits de la nuit prennent place peu à peu et nous demeurons ainsi à profiter de l'instant présent sans voir le temps défiler.
Lorsque nous sommes de retour devant chez moi, nous nous saluons d'un geste de la main. C'est presque timide, mais c'est d'une douceur exquise. Une fois certain que je suis rentrée, je l'aperçois qui s'éloigne à travers la fenêtre de l'entrée.
Dans ma chambre, je me laisse tomber sur mon lit, un sourire idiot aux lèvres, lorsque deux petits coups résonnent contre ma porte. Le battant s'ouvre lentement et la bouille endormie de Timy apparaît.
— J'ai fait un cauchemar, se plaint-il.
Comme toujours, je craque et tapote la place à côté de moi. Sans se faire prier, il se glisse sous la couette, saisit mon doudou de quand j'étais petite pour le serrer dans ses bras et se rendort.
Attendrie, je passe mes doigts dans ses cheveux, puis attrape mon journal sur la table de nuit.
Cher journal,
Aujourd'hui, j'ai fait quelque chose à quoi je ne m'attendais pas. J'ai emmené Jared sur ma colline. Tu sais, celle dont je t'ai parlé et où je me sens si bien ? Jusque-là, je n'ai jamais voulu partager cet endroit avec personne, mais avec lui, c'est différent. C'est comme si, silencieusement, il m'appelait à l'aide de toutes ses forces. Je ne peux pas l'ignorer.
Comme moi, il a besoin d'un refuge et à l'idée de lui en donner un, j'ai l'impression de faire quelque chose de bien. Ça ne changera rien à ce qui se passe, je le sais, l'issue restera la même. Et je ne fais pas ça pour recevoir quoi que ce soit en échange, je me suis fait une raison. Seulement, c'est peut-être bête, mais je me dis que quand je ne pourrai plus m'y rendre alors lui continuera d'y aller. Qu'il en fera son paradis, son havre de paix. L'idée me plait. Ouais, elle me plait vraiment beaucoup.
Tu ne m'en voudras pas, mais ce soir, je suis épuisée, alors je ne vais pas t'écrire beaucoup. Je me rattraperai la prochaine fois ! Promis !
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro