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Yoongi appuie sur la touche avec mauvaise humeur. Il fait gris. Comme tous les jours de ce mois-ci. Tellement gris que les nuages deviennent bleus à force de rejeter tous les miasmes de la ville malade. Oui elle est malade la ville. Elle tourne pas rond la ville. Et Yoongi le sait bien. Mais ce qu'il sait aussi, c'est que son beau-père l'a appelé plusieurs fois et qu'il en a assez. Il veut juste qu'on le laisse être compliqué dans son coin, Yoongi. Est-ce que c'est vraiment trop demandé ?

Premier message reçu aujourd'hui à 15h46-

Yoongi t'es où ? On t'attend depuis une demie-heure. Ta mère s'inquiète. Appelle moi dès que possible.

Deuxième message reçu aujourd'hui à 15h53-

À quoi tu joues Yoongi ? C'est encore une de tes crises d'angoisse à la con ? Appelle-moi, s'il te plaît.

Troisième message reçu aujourd'hui à 16h12-

Tu penses qu'à toi, comme toujours. Ça te dirait de penser à ta mère parfois ? Elle est au bord des larmes là.

Quatrième message reçu aujourd'hui à 16h34-

C'est bon, on est partis sans toi. Je te passe ta mère. [...] Coucou mon chéri, n'écoute pas Chin-Hwa tu sais très bien qu'il peut être dur parfois, mais c'est parce qu'il s'inquiète pour toi. Et moi aussi. On sera installés sur les bancs du parc à côté des cerisiers, tu pourras toujours nous rejoindre plus tard. Si c'est encore une crise d'angoisse ou bien n'importe quelle crise d'ailleurs je sais que tu t'en sortiras, tu es un grand garçon. J'espère que tu vas bien, je t'embrasse très fort.

Yoongi sent sa gorge se serrer. Mais non, il ne peut pas y aller. Encore une fois, il restera chez lui pour la fête des esprits. Il ne peut pas y aller. Il ne peut pas. Surtout pas pour revoir sa famille.

Cinquième message reçu aujourd'hui à 17h22-

Salut grosse marmotte, c'est ta grande soeur adorée, juste pour te dire que tu rates vraiment quelque chose, c'est du tonnerre cette fête. Ils vont lancer les feux d'artifice à 19h00 et apparemment ça va durer toute la nuit ! Je sais à quel point tu aimes les feux d'artifice, alors sache que tu as encore tout ton temps pour y réfléchir.

Sixième message reçu aujourd'hui à 17h35-

Hello buddy, Jung-Su au rapport. Tu te souviens de moi ? Le mec qui t'amenait à l'hôpital quand t'en avais besoin ? Et qui t'a embrassé malencontreusement le jour du Nouvel An ? Enfin bref, y'a une fête qui commence à 18h00 chez Ki Suk et tous les anciens terminales du lycée sont invités. Tu viendras, hein ? Ça fait longtemps qu'on s'est pas vus. Et il faut que je te dise un truc.

Yoongi tourne la tête vers son réveil posé de travers. 17h56. Il a le choix : il peut rester chez lui se flinguer pour abréger ses souffrances, ou alors revoir un ami de lycée qui a toujours été là pour lui, même un peu trop. Mais là n'est pas la question.

On ne lui en voudra pas s'il se montre un peu en retard, pas vrai ?

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Les gouttes de pluie suintent vers les bouches d'égout avec allégresse. Le soleil ne danse plus parmi les nuages. Il fait froid. Dieu, comme il fait froid. Les gens se précipitent vers le dernier parc du parcours. C'est que c'est bientôt les feux d'artifice et il ne faut pas rater ça. Surtout pas. Ils se disent que la pluie finira bien par s'arrêter. Ils se disent que quand même, c'est une bien belle fête que celle-là. Et puis avec un peu de chance, il restera des beignets de poisson.

Et au milieu de toute cette énergie déployée pour des créatures de l'imaginaire humain, Hoseok sautille entre les flaques d'eau. Il vient de quitter le parc. Il tient sa lanterne éteinte entre ses doigts serrés et observe avec grand sérieux les états d'âme du ciel.

Il sautille à contre-courant. Les gens le bousculent mais il s'en fiche. Seokjin ne pouvait pas venir alors il n'y avait rien d'amusant à attraper les poissons dans la bassine et gagner des peluches sans en partager. Il est parti bien vite, et maintenant il erre, le micro au bord des lèvres.

« [...] comme je vous le dis, c'est pas grave si vous vous sentez pas bien. On vit dans une société qui veut absolument qu'on soit heureux et on nous bourre de manuels de bien être et de toutes ces conneries et franchement ça me met hors de moi parce que vous savez le bonheur et la souffrance ça fait partie de la nature humaine ça fait partie de nous et en faisant ça ils nous enlèvent notre humanité en quelque sorte. Et puis nous on va dans leur sens parce qu'on a peur et vraiment faut pas avoir peur. Faut vous accepter vous-mêmes comme vous êtes d'accord ? Faites pas comme eux. Donc si vous êtes pas allés à cette fête eh bien c'est pas grave ce sera pour une prochaine fois l'important c'est que vous soyez votre propre priorité et que vous vous soigniez tout doucement pour aller mieux demain. Tout va bien, compris ? Tout va bien. Tout est bien et tout le restera tant que vous saurez que l'Univers ne vous en voudra pas si vous n'avez pas pu le faire aujourd'hui. Le monde continue de tourner et vous avec. Alors faut pas avoir peur. Et puis- »

Hoseok s'arrête. Sans s'en rendre compte, il vient de s'engager dans la rue où il a croisé le garçon. Et le voilà, le garçon, une parka sur les épaules, un peu plus loin, à quelques enjambées en fait, en train de discuter avec un autre garçon. Et Hoseok sait que quelque chose ne va pas, parce que l'autre garçon essaie de prendre le bras du garçon à la parka mais celui-ci se dégage et essaie de rejoindre son appartement. L'autre type le force à se retourner peut-être plus violemment qu'il n'aurait du, et celui à la parka l'embrasse. En fait Hoseok n'en sait rien, la nuit est bien trop noire et le lampadaire de la dernière fois s'est totalement éteint depuis le temps. Mais ce qu'il voit Hoseok, c'est que deux silhouettes énervées se confondent et se complètent à travers le noir. Et ce qu'il sait Hoseok, c'est que la boule au ventre est remontée jusqu'à son coeur et emprisonne sa poitrine.

Celui à la parka, celui qui a tout compris à la vie, celui qui fait mal à Hoseok sans même le savoir se dégage une seconde fois et se prend la tête entre les mains. Il titube sur le bitume. L'autre garçon le laisse faire, hébété, avant de tenter de le rattraper. Celui qui a tout compris frappe son buste de son poing serré et s'effondre sur le sol trempé. Le type, trop occupé à se tordre de douleur, ne le voit pas. Et puis il s'en va, comme ça, sans même un regard en arrière.

Quand Hoseok est certain que celui qu'il appellera désormais enfoiré est bel et bien parti, il chuchote dans son micro « À demain tout le monde, faites de beaux rêves. » Il termine le podcast et se dirige vers le garçon aux yeux aussi clairs que c'est comme si toutes les vérités s'y étaient réfugiées.

Il est recroquevillé à même le sol et ne semble même pas se rendre compte qu'il est tombé. Il murmure des phrases incompréhensibles, qui s'entrechoquent juste au bout de ses lèvres. Hoseok décide de ne pas trop s'y attarder et se penche vers lui.

— Tu m'entends ?

Le garçon marmonne quelque chose qui pourrait s'apparenter à un oui.

Hoseok soupire de soulagement. Au moins, il ne se retrouve pas avec quelqu'un de complètement inconscient sur les bras.

— Tu peux me montrer où tu habites alors ?

Très vague signe de tête vers la porte décrépite juste derrière eux.

— C'est ouvert ?

Hochement de tête.

— Très bien.

Et Hoseok de hisser le corps du garçon sur ses épaules. Et peut-être que celui-ci bouge un peu histoire de protester, mais quoi qu'il en soit ces deux-là finissent par entrer dans l'appartement par l'action d'une bonne étoile qui s'ennuyait.

Hoseok dépose le garçon avec toute la douceur dont il est capable quand la fatigue le submerge. Puis il se lève une nouvelle fois pour fermer les volets. Il allume une petite lampe sur le sol et en attendant que l'autre émerge, il observe tout ce qu'on peut observer dans ce studio renfermé, c'est-à-dire pas grand chose. Mais des livres, ça il y en a. Des tonnes et des tonnes d'ouvrages, plus ou moins poussiéreux, plus ou moins entamés, qui selon leur degré d'ancienneté jonchent le sol ou bien restent sagement alignés sur les trois malheureuses étagères. Et puis il y a des figurines. Des figurines de dessins animés, de bandes dessinées, de jeux vidéos. Elles sont comme décalées, un peu comme si elles n'avaient pas leur place ici. Un peu à côté de leur temps.

Le garçon s'agite et se remet à marmonner. Hoseok a comme un éclair de génie et se dit qu'il faudrait peut-être lui demander son nom à celui-là, parce que vu comment c'est parti ils risquent de passer la fin de soirée ensemble.

— Hé, tu m'entends ?

Marmonnement.

— Dis, t'es réveillé ?

Marmonnement.

— C'est quoi ton nom ?

Marmonnement.

— Comment ?

Il se rapproche un peu plus, en faisant bien attention à ce que leurs deux visages restent à une distance respectable l'un de l'autre.
Et quand il entend la voix essoufflée marmonner un « Yoongi » éreinté il recule si brusquement que son petit orteil y passe, sacrifié à la table basse. Parce que le Yoongi en question pue l'alcool à plein nez. Mais Hoseok ne peut pas s'empêcher de s'avancer à nouveau.

Yoongi a les cheveux en bataille et le souffle court et les joues aussi roses que ses lèvres et son pull a l'air de lui tenir un peu trop chaud et Hoseok devrait peut-être s'arrêter là parce que mine de rien ça ne se fait pas d'examiner des inconnus dans leur quasi-sommeil.

Alors il s'installe sur la seule chaise de la pièce, et il attend. Il ne sait pas trop quoi, il ne sait pas combien de temps. Il ne sait même pas pourquoi. Mais cette soirée n'a rien de banal, alors autant suivre son cours à elle. Et puis, c'est peut-être bien l'oeuvre d'un esprit, pour autant qu'il sache. Un esprit bienveillant, pour sûr.

— Moi c'est Hoseok.