douze.
Monsieur DongSun fait partie de cette catégorie de sans-abri qui se plaisent à s'installer près des supermarchés, des supérettes, des épiceries, bref : toute forme de surface installée dans le but de distribuer de la nourriture à un public plus ou moins large.
Pourtant, contrairement à ses congénères qu'il respecte d'ailleurs, ce n'est pas une forme de stratégie visant à culpabiliser – toute proportion gardée – les consommateurs qui, chargés de sacs pleins à craquer, ne peuvent s'empêcher de glisser une pièce ou deux dans le gobelet de celui ou celle qui leur paraît alors tout à fait pitoyable. Il s'agit d'une stratégie comme une autre pour survivre, et cela, il le comprend parfaitement.
Monsieur DongSun s'installe près de ces surfaces parce que ça lui plaît, un point c'est tout.
Il aime s'allonger, comme ça, fermer ses yeux fatigués et se laisser bercer par les éclats de voix des gens qui ont un toit sur la tête. Ça lui rappelle sa vie d'avant, une vie si lointaine qu'elle pourrait tout aussi bien être une vie antérieure, tant les sons sont étouffés, tant les parfums perdent de leur authenticité, à mesure que les jours passent.
Il respire doucement, allongé dans son sac de couchage. De là où il est, il peut voir les nuages blancs défiler sur fond de ciel bleu. Un peu, tout juste ce qu'il faut pour que ça ne lui fasse pas mal aux yeux. Un quadrilatère de clarté, caché de temps en temps par le pan déchiré de la couverture qui se soulève au rythme de sa respiration erratique.
On l'appelle communément « le vieux de la supérette » parce qu'il traîne toujours devant cette même supérette, à quelques minutes de la gare, au lieu de changer d'endroit, comme on pourrait s'attendre d'un sans-abri lambda.
Il est là depuis on ne sait combien de temps, et il restera pour on ne sait combien de mois. De toute façon, on ne questionne plus sa présence, puisqu'il fait partie du paysage. Ça ne l'empêche pas de rejeter les adultes avec une foi sans pareil. Pas besoin de leur pitié. Les enfants, ça, il tolère. Ça le fait rire, de les voir froncer le nez. C'est vrai que l'odeur doit pas être terrible. Mais ils restent quand même. Parce qu'ils sont gentils.
Il soupire de contentement. Ils sont bien gentils les enfants, mais un peu de calme, c'est pas mal non plus.
Alors qu'il ferme enfin les yeux après une longue nuit d'insomnie, une voix qui retentit plus fort que son monologue intérieur le sort de sa torpeur.
***
Hoseok est content aujourd'hui. Il ne sait pas pourquoi. Mais ce qu'il sait, c'est qu'il a envie de faire un podcast. De donner de l'espoir aux gens. Et pour une fois, il ne se sent pas obligé. Il veut le faire parce qu'il a envie, comme au tout début. Et c'est bien ça qui compte.
Il se dirige d'un pas décidé vers le petit square, en prenant soin de ne pas regarder la supérette juste à côté. Trop de souvenirs, trop de regrets. Une absence impossible à combler. Ce qui est sûr, c'est qu'il est trop heureux pour laisser ce rien l'écraser.
Il s'assoit sur un banc quelconque, sans prêter attention à la masse informe qui lui sert de voisin. Quand il est excité, Hoseok, il fait pas vraiment attention aux détails.
Il allume le micro de ses écouteurs et clique sur « Commencer le podcast. » Et puis il parle. Il n'a rien préparé aujourd'hui. Il parle, parle, parle encore, jusqu'à ce qu'il trouve un sujet, une ligne, un fil rouge. Aux détours des mots, il arrive qu'on trouve bien des surprises. C'est peut-être grâce au ciel, qui semble être plus clair. Et puis son regard qui glisse sur les volets fermés de l'appartement au-dessus de la supérette, sûrement qu'il y est pour quelque chose aussi.
— Vous vous souvenez de ce que j'ai dit, il y a pas longtemps ? Parfois, on a l'impression de ne pas être assez bien, de ne pas être assez méritant dans cette vie, dans ce présent. On ressent cette impuissance à vivre, une impuissance qui plombe tout ce qu'on avait réussi à construire jusque là. Ça fait souffrir, pas vrai ? Mais laissez moi vous dire quelque chose. Il faut pas s'acharner sur soi quand rien ne va plus. Ça ne sert à rien, et je suis sûr que vous l'aviez déjà compris. Plus que tout, il faut se pardonner. S'il n'y a qu'une seule chose à retenir de tout ce que j'ai pu dire, ce serait peut-être celle-ci. Se pardonner de n'être qu'humain. Se pardonner de faire des erreurs. Se pardonner de ne pas toujours être heureux. Vous voyez ? Vous n'êtes que des humains. Mais ça reste formidable. C'est pas rien, après tout, être humain. C'est même un accomplissement, dans ce monde qui tourne carré. Vous avez le droit de vous féliciter simplement parce qu'un jour est passé et que vous êtes restés vivants. Vous en avez le droit. Ce qu'on appelle « petits accomplissements » sont aussi importants, sinon plus, que les grands. Gardez bien ça à l'esprit. Et je vous en prie, ne vous obligez pas à être heureux. Parce que la vie est trop courte pour feindre une émotion aussi profonde. Vous comprenez ?
Hoseok fait une pause et regarde les branches qui valsent.
Il s'apprête à continuer sur sa lancée lorsqu'une toux grasse le fait se retourner vers la masse informe qu'il n'avait pas remarquée. Tiens, un sac de couchage. Il se demande qui a bien pu le laisser là.
— Ne pas s'obliger à être heureux, hein ?
Hoseok pousse un cri de surprise et saute sur ses pieds. Le sac a parlé !
Ledit sac se tortille un peu avant de finalement laisser émerger une tête ébouriffée. Hoseok soupire de soulagement et enguirlande le sac – enfin, le monsieur qui vient d'apparaître devant ses yeux.
Vous m'avez fait peur, grand-père !
Monsieur DongSun se rebiffe aussitôt :
— Grand-père ? On a pas élevé les poules ensemble que je sache !
Hoseok hausse les épaules.
— C'est comme ça qu'on appelle les personnages âgées, de par chez moi.
— Eh bien ! De par chez toi, on est bien mal polis, lâche DongSun en se tortillant pour resserrer le drap déchiré autour de lui.
— Je ne me rappelle pas vous avoir demandé votre avis.
— Je ne me rappelle pas t'avoir demandé de me réveiller pendant ma sieste.
Une sieste que vous faites à 9 heures du matin.
Monsieur DongSun réfléchit à ce qu'il pourrait répondre, avant de sournoisement lâcher :
— Toi qui as l'air de te revendiquer non conventionnel, tu marches encore dans les clous.
Hoseok se lève, piqué au vif.
— Cette discussion ne mène à rien ! Je vous demande de me laisser tranquille !
Le vieux lève les mains en signe de défaite. Il ne sait pas pourquoi mais ce petit le fait rire, au fond de lui.
Hoseok se décale un peu et efface le podcast désormais fichu.
Monsieur DongSun le regarde faire, s'énerver, et puis lever la tête vers le ciel. L'inspiration a du le quitter. Il avait l'air tellement enthousiaste, pourtant.
Pour il ne sait quelle raison, il se sent un peu coupable, alors il essaie de reprendre cette conversation sans queue ni tête :
— Et c'est où, de par chez toi ?
Hoseok range son téléphone dans sa poche. À quoi bon chercher les mots, maintenant qu'ils sont partis.
— Gwangju.*
— Gwangju ? Mais c'est carrément la province ! Tu viens vraiment de là-bas ?
Hoseok hoche la tête. Il ne daigne toujours pas faire face au vieux. C'est qu'il est un peu susceptible, Hoseok. Monsieur DongSun ne lui en veut pas et continue sur sa lancée :
— Ma fille y a étudié. Ça a beau être une province paumée, l'école de médecine est plutôt bien.
Malgré le fait qu'Hoseok lui tourne encore le dos, il voit bien qu'il se montre un peu plus à l'écoute.
— C'est dommage qu'elle ait abandonné en plein milieu de cursus. Une fille si brillante. Je dis pas ça parce que c'est ma fille, attention !
Il voit les épaules d'Hoseok tressauter : il rit.
— Non, c'est juste qu'on lui a diagnostiqué une dépression chronique. Sa mère et moi, on est tombés de haut. Ce genre de choses, on s'y attend pas forcément, tu vois ? On s'y attend pas.
Hoseok fait une pause, puis il murmure :
— C'est un peu ça la vie aussi.
— Ça te plaît bien on dirait, d'essayer de définir la vie.
— Ça vous pose un problème ?
Le vieux ricane sous cape. Qu'est-ce qu'il peut être vif, ce petit.
— Pas vraiment, c'est juste que ça me rappelle un gamin que je connais.
— Un gamin ?
— Il travaille dans la supérette juste en face.
Monsieur DongSun tend un doigt droit devant eux.
— Juste après la poste, tu vois ?
Hoseok se tourne vers la direction qu'il lui indique. Bien sûr qu'il voit. Ce n'est pas comme s'il passait ses journées à errer devant cette satanée supérette en attendant une silhouette, ou un signe. Ou bien même les deux.
Hoseok réfléchit vite dans sa tête. Si le vieux le connaît, ça veut sûrement dire qu'il sait où il est parti, non ? Il demande alors, l'air de ne pas y toucher :
— Donc ce gamin, vous dites que vous le connaissez ?
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Pour rien.
— Parce que tu crois que je vous ai pas vus, à fricoter devant son magasin ?
Hoseok se fige. Touché. Et on pourrait dire plus, c'est bien d'un coulé qu'il s'agit.
— On a pas fricoté. On a juste... fait connaissance. Enfin, j'ai essayé de faire connaissance.
Il baisse les yeux. Ça change vraiment tout, le sujet d'une phrase. Et parfois ça rend tellement triste que ça vous plombe un cœur. Et Monsieur DongSun le voit bien. Il essaie donc de se rattraper, parce qu'encore une fois c'est un peu de sa faute s'il est dans cet état.
— Le connaître, c'est un bien grand mot. Disons que parfois, il vient me voir et puis on discute. Au début ça m'énervait parce que je croyais qu'il avait pitié de moi. Mais en fait, je me suis rendu compte qu'il était juste seul, ce petit. Terriblement seul. Seul comme c'est pas permis de l'être, à cet âge. Moi j'ai bien le droit mais lui non. Et toi non plus d'ailleurs.
Hoseok le regarde, surpris :
— Pourquoi moi ?
— Toi tu vois trop bien les choses, et ça te ronge. Mais la différence, c'est que t'as ce machin - il fait un vague signe vers la poche de Hoseok - et grâce à ça tu parles aux gens, tu les réconfortes. Et toi avec. Lui, je sais pas. Je sais pas s'il a quelque chose à quoi se raccrocher, tu vois ?
Silence. Quand la deuxième envolée d'oiseaux se lève, Hoseok se décide enfin à arrêter les faux-semblants.
— Vous le saviez qu'il était parti ?
Monsieur DongSun ne s'étonne même pas de ce brusque tournant dans leur discussion. Avec tout ce qu'il a vu dans sa vie, plus rien ne peut le surprendre. Il répond donc docilement :
— Oui. Mais pas seul, comme j'aurais pu le penser. Il est parti avec sa meilleure amie de toujours, cette vieille garce de NaYung, qui me doit toujours ma dent en or.
Hoseok ne relève pas, et continue. Maintenant qu'il a commencé, il ne peut plus s'arrêter.
— Où sont-ils partis ?
— À la mer. Laquelle, j'en sais rien. Mais à la mer, ça c'est sûr et certain.
— Et vous savez pourquoi ?
— Je sais plus trop. Quand il me l'a dit il venait de me réveiller, comme toi, et il parlait trop vite. Il était surexcité, je l'avais jamais vu comme ça. Une affaire de dernier voyage, il me semble.
Hoseok contemple les stores tagués. Un dernier voyage ?
— C'est un peu sinistre, vous ne trouvez pas ?
— Quoi donc ?
— Ce dernier voyage.
Le vieux se gratte les pellicules.
— Ma foi, c'est vrai. Mais je pense pas qu'il faille s'inquiéter. Ces deux-là, ils se sont bien trouvés. Ils s'inventent des intrigues pas possibles et puis ils reviennent à la réalité et ils se plaignent. C'est ça, de lire trop de livres. Quand on est pas habitué, c'est un peu déroutant.
Le vieux jette un œil vers son compagnon de banc. Il regarde toujours dans le vide, pensif. Maintenant que sa curiosité est satisfaite, il ne sait plus trop où il en est.
Monsieur DongSun se demande s'il a bien fait de lui raconter tout ça, finalement. Il a l'air franchement ébranlé, tout à coup, l'apprenti orateur.
Tout à l'heure, quand il disait qu'ils se fricotaient, il voulait juste le taquiner. Mais il se rend compte à présent qu'il avait peut-être vu plus juste qu'il ne le pensait.
Alors il passe son bras dans le dos du petit, tout doucement, et pas trop loin, parce qu'il a du mal à se redresser avec son fichu dos. Et ils regardent tous les deux cette supérette qu'ils connaissent bien.
Hoseok ne sait plus où il en est, c'est vrai. Mais au moins, il a trouvé quelqu'un avec qui partager son inquiétude. Et ça le fait sentir un peu plus léger. C'est déjà ça de pris, qu'il se dit, en regardant les nuages défiler.
———
*Note : je sais bien que Gwangju ne peut pas être considérée comme une ville de province dans la vraie vie véritable, mais pour l'amour de la fiction, laissons donc cela de côté ;)
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