Chapitre 26
SHAY
~ Vendredi 7 Janvier ~
Assis sur le coussiège de la bibliothèque, la tête posée contre la grande baie vitrée qui donne un aperçu du jardin, je me laisse bercer par les torrents de pluie qui frappent contre les carreaux depuis maintenant deux jours. En quittant le nord et ses paysages montagneux, j'ai retrouvé mon logement parental, encastré dans la ville, au sein d'un quartier plutôt tranquille et huppé. Gosse, je jouais souvent au foot sur le terrain de pétanque, un espace aménagé de sables que les adultes n'utilisaient qu'en week-end. Le nombre d'après-midi ou de soirées passées à tirer dans des buts seulement délimités par nos sacs de cours me revient en tête et me tire un sourire. Mes amis de l'époque sont tous devenus "quelqu'un". Ingénieur, médecin, avocat, comptable, DRH, employé marketing... Je suis le seul dont la voie semble si floue, si précaire, si imparfaite. Pourtant, nombres sont ceux qui m'envie, qui ne voient par là qu'un état de liberté que leur emploi ne permet pas. Je pensais que vivre sans chaînes - pas d'amant, pas de factures, pas d'horaires à respecter - me conviendrait encore pour quelques années. Depuis mon retour, je doute que cette vie me convienne parfaitement. Est-ce le blues des vacances ?
L'image de Cody qui m'appelle en souriant me réchauffe le cœur. Et un sentiment indéchiffrable m'étreint quand j'imagine Walter bougonner sur les cris de son fils, une serviette distraitement posée sur son épaule. À y réfléchir, je l'ai davantage vu en cuisine que dans son bureau. Toujours occupé, mais toujours un œil sur son petit ange. Je suis sûr que Cody apporte joie et bonne humeur à chaque âme qui décide de fouler le sol de cette maison.
Quand je pense que son ancien amant s'est si facilement délesté de son rôle de père... je ne comprends pas comment un Homme, avec un grand H, puisse un jour rejeter sa progéniture. Bien qu'il ne l'ait pas porté, bien qu'il ne partage pas de sang en commun, ce Tyler s'était engagé dans cette aventure en connaissance de cause. Se rendre compte au bout de quelques mois que cet enfant n'est qu'une charge pour lui attise ma colère. Il a littéralement traité Cody comme un jouet ! Je suis sûr que ce type n'aurait jamais supporté un tel traitement. Je n'imagine pas du tout l'état dans lequel devait se trouver Walter, lui qui semblait se projeter dans un futur radieux avec ce qu'il considérait comme sa moitié. Je n'aurais jamais fait ça, moi !
Choqué par ma pensée, j'ouvre les yeux en grand. La voix de ma mère me fait violemment sursauter. Elle rit un peu et s'avance dans ma direction alors que je me remets de mes émotions.
— Eh bien choupinou, à quoi pensais-tu comme ça ? sourit-elle.
Il ne fait aucun doute que ma mère porte son âge pourtant, chaque fois qu'elle sourit, je la trouve rajeunie. D'un sourire, je la rassure. Mes jambes retombent dans le vide et je savoure la sensation de la moquette contre ma plante de pied.
— À rien en particulier.
— Tu ne sais toujours pas mentir à ta mère, me rouspète-t-elle.
Je ris. Elle s'assoit sur le coussiège à son tour, jette un œil dans son dos, puis m'inspecte comme seule une mère sait le faire.
— Tu as bien dormi cette nuit ?
— Si tu sais remarquer quand je mens, j'ai aussi appris à décrypter tes pensées maman ! Je vais bien, d'accord ?
— Avec ton père, on ne te trouve pas très en forme depuis ton retour..., insiste-t-elle. Il s'est passé quelque chose dans cette auberge ?
— Maman, sourié-je en basculant ma tête vers l'arrière. C'était juste fatiguant. Je vous ai déjà tout raconté.
— Hmm.
Son air sceptique m'arrache un rire. Elle n'est pas dupe, mais moi-même je ne suis pas encore prêt à comprendre l'ampleur de tout ce qui pollue mon esprit actuellement. Je suis perdu. Et je crois avoir tout gâché. Pour une fois...
— Bon... Spencer voulait te voir. Il est dans le salon.
— Qu'est-ce qu'il fait là ?! demandé-je, surpris.
— Il est venu rendre visite à son père cette année. Il serait temps qu'ils se rabibochent ! Surtout que sa femme attend un bébé.
Spencer, mon ami d'enfance. Quand nous étions au collège, nous faisions les cent coups ensemble. Un enfer pour nos parents et professeurs, le paradis pour deux chipies comme nous. Je l'écoute encore un peu avant de quitter mon point d'ancrage, ce refuge dans lequel je me cache quand j'ai besoin de réfléchir. Je descends les escaliers avec rapidité pour trouver un homme changé. Depuis son déménagement dans le sud, on ne se voit que très peu. Parfois, il m'appelle et je lui donne quelques nouvelles. Malgré la distance, notre amitié reste inchangée. Ce genre de relation où rien ne diffère, ce sont les meilleurs.
— Eh ! s'exclame-t-il en me faisant une accolade. Comment vas-tu ? On m'a dit que t'étais dans le nord pour noël ?
— Ouais, c'était pas mal.
— T'arrêteras jamais de voyager, toi, rit-il.
Je hausse les épaules. Chacun sa vision du monde. Il me parle un peu de sa femme, beaucoup de l'enfant à venir. On prend un café et on rattrape le temps perdu. Les appels, les textos, permettent de transmettre quelques informations, mais rien ne vaut un rendez-vous en tête à tête !
— T'as pas entendu ? Clarissa a rencontré sa Juliette au Venezuela.
— Sérieux ?! m'exclamé-je, surpris.
Il hoche la tête, passe une main dans ses cheveux bruns, et lisse son pull. Spencer a pris un peu de poids, mais ça lui va bien. Et puis, ne dit-on pas qu'être heureux en amour nous apporte quelques rondeurs ? C'est la preuve de son bonheur.
— Ouais, elle est partie avec une autre équipe humanitaire il y a quelques mois. Et madame ce serait faite courtisée par une belle africaine qui a le rythme dans la peau.
— J'en reviens pas, sourié-je. C'est génial !
— Elles sont rentrées il y a un mois et si je suis correctement, elles aimeraient emménager ensemble.
— Je suis content pour elle. Si tu la croise, n'hésite pas à lui souhaiter beaucoup de bonheur de ma part.
Je tapote son dos, il me promet de transmettre le message.
— Et toi ?
— Quoi, moi ?
— Bah... personne en vue ? Avec tous tes voyages, t'as bien dû remplir ton carnet d'adresse.
Je lève les yeux au ciel pendant qu'il s'esclaffe. Mes années lycées ont beaucoup faites parler d'elles. Je n'étais pas le plus sage de la bande. À un âge où je découvrais mon corps et celui des autres, j'ai eu envie de découvrir ce qu'il pouvait se passer dans les lits de mes camarades. J'ai eu quelques aventures, jamais rien de sérieux. Le surnom Dom Juan de la cour de récré m'a collé à la peau durant quelques années.
— Célibataire, Spencer.
— Je sais que tu aimes ta liberté, mais tu ne rêverais pas de te faire chouchouter de temps en temps ? Un p'tit-dej au lit, des massages, des câlins, quelques bisous, des mots doux, des fous rires et quelques disputes ? Être en couple, ce n'est pas toujours facile, mais quand tu as trouvé la bonne, enfin le bon, ça change tout.
— Monsieur est in love, je vois, le taquiné-je.
— Tu peux te moquer Shay, sourit-il en secouant la tête. En attendant, je suis heureux. Et toi, est-ce que tu l'es ?
— Suis-je heureux en tant que célibataire endurci ?
— Tu fais toujours ça ! soupire-t-il en frappant mon avant-bras. Parfois, c'est bien de ne pas tourner autour du pot et d'être sincère.
Moqueur, je laisse trôner un sourire ironique sur mes lèvres. Il souffle, exaspéré par mon attitude.
— Si le pot est petit, on en fait vite le tour, riposté-je pour le taquiner.
— Shay, grogne-t-il en me lançant un regard noir.
Tiens, ça me rappelle quelqu'un, songé-je. L'image d'un Walter excédé par mon attitude s'imprime dans mon esprit. Mon estomac se tord, je grimace en détournant le regard.
— Je présume qu'on attendra avant d'être invité à ton mariage, se moque-t-il.
— Sûrement.
Il n'insiste pas et on dérive sur d'autres sujets. Il me parle de sa belle-famille, des neveux qu'il a déjà et revient sur les achats que sa femme et lui sont en train de faire pour la chambre du bébé. Aucun doute : Spencer est heureux d'être père. Est-ce que Tyler a eu ce genre de discussions avec Walter ? Si oui, alors pourquoi partir à la moindre difficulté ? T'es quoi ? Un lâche ?! Je soupire, irrité. Pourquoi dois-je y penser ?
Spencer finit par écourter sa visite, ses parents l'attendent pour le goûter. Je le charrie, rien ne change vraiment. Malgré notre âge, il y aura toujours une grand-mère gâteuse ou des parents attentionnés pour nous traiter comme les gosses que nous étions. Parfois, c'est agréable. À d'autres moments, on a tendance à leur rappeler que l'âge pubère est dépassé depuis belle lurette.
— Bon, s'exclame mon père en faisant claquer son journal contre ses cuisses.
Je m'arrête en chemin, une tasse dans la main. Je comptais m'installer dans la bibliothèque, lire un livre tranquillement tout en buvant mon café, calé sous un plaid. Mon plan vient de tomber à l'eau. Le regard que mon père me lance est explicite : je ne sortirais pas de cette pièce tant que Monsieur n'aura pas obtenu sa réponse.
— Oui ?
— Assieds-toi.
Intrigué, je lève un sourcil et le fixe durant deux bonnes secondes. Puis je prends place sur le canapé, mon pied calé contre mon genou gauche.
— Il faut qu'on parle de ta tête.
— Qu'est-ce qu'elle a, ma tête ?
— Tu t'es regardé dans un miroir dernièrement ?
— Oui..., avancé-je prudemment. J'y ai rencontré un beau gosse plutôt intéressant.
Il lève les yeux au ciel.
— T'as passé l'âge de faire des blagues débiles.
Papa : 1. Shay : 0.
Je me pince les lèvres et me redresse comme l'enfant respectueux que j'étais.
— Est-ce que tu vas bien Shay ?
— Mais oui papa ! soupiré-je en levant les yeux au ciel. Arrêtez de vous inquiéter comme ça.
— Je vais reformuler, est-ce que tu es heureux ici ?
J'ouvre la bouche, prêt à répondre. Bien sûr que je suis heureux ! Ce sont mes parents, ils m'aiment et me choient depuis l'enfance. Je traverse le globe au gré de mes envies et de mes humeurs, j'ai la chance d'être capable d'accomplir mes rêves sans jamais être découragé, j'expérimente tout ce que je veux sans aucune limite. Bien sûr que je le suis !
Alors pourquoi Walter apparaît dans ma tête en permanence ? Pourquoi ne me laisse-t-il pas tranquille ? J'ai l'impression de regretter, mais regretter quoi ? Que Walter n'ait pas succombé à mes avances ? De m'en être tenu à mes principes ? De ne lui avoir arraché qu'un seul baiser en guise d'au revoir ? Parce que oui, ce n'est pas un adieu, je compte bien revenir en février pour tenir ma promesse auprès de Cody. Je prouverais à Walter que tout le monde n'est pas de passage, que les gens peuvent rester dans sa vie même si des kilomètres les séparent.
— Regardes-toi, tu as encore cet air sur le visage.
— Quel air ? demandé-je, perturbé par mes pensées.
— Celui d'un chiot à qui on aurait retiré son os.
Belle comparaison papa, vraiment...
— D'accord.
Il arque un sourcil et secoue la tête en marmonnant des paroles inintelligibles. J'esquisse un sourire, amusé par son comportement. Je crois que j'aime bien les grognons, en fait. Putain Walter, sort de ma tête !
— Tu sais, je ne souhaite qu'une chose mon fils, dit-il en posant sa main sur mon genou. Que tu trouves ton propre bonheur. Et si tu le trouves, j'espère que tu ne le laisseras pas filer.
Un pincement saisit mon cœur. Pourquoi ai-je l'impression qu'il vise juste ? Pourquoi ai-je l'impression qu'il sait ce que moi-même j'ignore ?
— Eh bonhomme, dit-il avec un sourire. Ne prends pas cet air tout triste. Si aujourd'hui ça ne va pas, demain ne peut être que meilleur.
Je souris parce que sourire est ma meilleure arme, parce que je ne comprends pas pourquoi mon corps exige mes larmes.
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