15 octobre - ODEUR DE LA FORÊT
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Le Vrasës était le spadassin favori du Roi.
Homme de main, tueur à gages, boucher, bourreau, tortionnaire, il remplissait les missions les plus abjectes que les mains gantées du Roi ne s'abaisseraient jamais à exécuter. Il était connu pour son armure sombre, miroitant souvent de sang sous la lune qui demeurait le témoin privilégié de ces vilenies et personne n'avait jamais vu son visage.
Les légendes contaient un homme hideux, balafré, à l'air monstrueux, dont les yeux ne reflétaient plus aucune once de vie ni de pitié. Son anonymat contribuait grandement à cette sinistre réputation. Il courrait par bien des noms : Vrasës, le chevalier noir, le templier des limbes, le fléau et bien d'autres encore soufflés à demi-mot par une population effrayée qui nourrissait son mythe.
Sa monture n'en était pas moins intimidante, un étalon au poil brillant et noir de jais, robuste et puissant dont le martèlement des sabots sur le pavé résonnait comme un clairon funèbre, annonciateur du sort des prochaines victimes du Vrasës.
Sa voix même demeurait un mystère. Il est dit que seules ses proies l'avaient entendue, mais qu'aucune d'elles n'avait survécu à sa lame pour en témoigner. Les fables s'obstinaient donc à dépeindre un timbre grave, aux inspirations sifflantes, semblables au son de son épée s'abattant sur les gorges tranchées.
Il y avait bien un homme qui avait entendu cette voix, c'était le Roi. Mais quel simple mortel oserait demander au souverain d'élucider les mystères d'un homme à qui il pouvait commander de brûler la ville entière ?
Le templier des limbes n'était pourtant qu'un homme et sa loyauté envers la couronne aussi bien qu'envers les missions qui lui étaient confiées le forçait quelques fois à disparaître. Un jour ou une semaine durant, ni le Roi, ni ses espions, ni le peuple ne croisait plus sa silhouette ni sa monture.
Il s'enfonçait dans la forêt la plus dense et la plus obscure, celle où même les rayons de lune ne voyaient plus ses traits tirés par les remords et la douleur. Il retirait son heaume, son armure, son épée et le poids de tout ce qu'ils représentaient pour les jeter au pied d'un arbre et les couvrir de branchages. Il libérait son cheval de son harnais et de sa selle et le laissait galoper dans les bois. Il savait que lorsque quelques heures ou jours plus tard, il sifflerait à travers les arbres, l'étalon reviendrait toujours. Parce que cette bête puissante partageait son fardeau.
Seul, vulnérable et dépouillé de cette identité fabriquée, il marchait sur les tapis de feuilles tombées inspirant longuement cette odeur fraîche et résineuse en appréciant le pas feutré qu'elles lui offraient.
Il se lavait dans l'eau claire de la rivière, espérant que le courant effacerait les traces les plus durables et impérissables qui arboraient sa peau. Des cicatrices, mais aussi des litres de sang qui semblaient, dans son regard, n'avoir jamais quitté ses mains. Il les frottait longuement et frénétiquement dans le cours d'eau, parfois avec du sable ou des pierres réalisant que rien ne serait capable de laver ses cauchemars.
Ignorant comme chaque fois le poids qui pesait un peu plus sur sa poitrine, il s'allongeait sur la rive, percevant diverses senteurs de fruits et de fleurs, observant les insectes qui exécutaient leur travail de pollinisateur avec le même dévouement dont il faisait preuve envers le Roi.
Petits guerriers et ouvriers des bois dont le but, hautement plus noble que le sien, contribuait à calmer sa conscience et ses tourments. Il enviait parfois cette fonction qui offrait aux plus petits de ce monde, la liberté de goûter toutes les odeurs sucrées de la forêt et de voler, libres, de couleurs en couleurs, de fleurs en fleurs, de paradis en paradis.
Quelques fois, après une tempête ou une bourrasque de vent, les parfums naturels devenaient si enivrants qu'il perdait pied, laissait sa tête tourner et s'effondrait dans les herbes hautes attendant patiemment que le manège ne s'arrête et que l'effet anesthésiant, plus fort que celui de l'opium, ne s'estompe.
Lorsque son cœur s'était gonflé d'assez d'émotions, de fantaisies et d'humilité, il revêtait son masque et son habit de Vrasës et taisait avec eux tous ses doutes, ses regrets, son amertume pour endosser de nouveau son rôle de meurtrier.
Un jour, ce temps de subversion et de liberté ne suffirait plus à apaiser son âme. Ce jour-là, le Vrasës ôterait peut-être son masque une dernière fois devant le Roi, désobéissant à son ordre et refusant ses fonctions. Alors, peut-être que ce jour serait le dernier et qu'il retournerait à la terre qu'il chérissait tant. Il deviendrait subsistance pour les plus petits de ce monde qui régnaient sur le cycle de la vie et de la nature.
Et il en était heureux.
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