9. La Fabrique Adabra (partie 1)
— Oh non, mais vous vous foutez de moi ?
L'exclamation avait échappé à Barne lorsqu'il avait aperçu au coin de la rue un bâtiment marqué du sceau « Adabra & cie ». Après avoir quitté le bar, la compagnie avait couru puis marché plusieurs minutes dans une direction que Barne pensait aléatoire. De toute évidence, on l'avait encore dupé : il était fort improbable, en toute logique, qu'ils fussent tombés _par hasard_ sur l'emplacement supposé de l'Épée des Serfs.
Carmalière, qui comme les autres avait retrouvé son apparence normale, haussa un sourcil en notant le regard assassin que lui lançait Barne.
— Avant de subir ta colère, mon cher Barne, je dois t'informer que je n'y suis pour rien.
— Non, confirma Amélise, c'est moi qui menais la marche et c'est moi qui nous ai amenés ici.
— Mais pourquoi ? s'écria Barne. Bon sang, pourquoi ? Si les orques savent que nous avons récupéré le rapport de la Bibliothèque sur l'Épée, ils savent que nous risquons de venir ici ! C'est suicidaire !
— Le rapport ne parlait jamais de la Fabrique : ce sont nos recherches qui nous ont amenés ici. Ce n'est pas parce qu'une oligarchie est au pouvoir qu'elle communique à tous les niveaux...
— Vous cherchez vraiment les ennuis... Ça ne vous suffit pas d'avoir déjà perdu Milia ?
Cette fois, Amélise perdit ses nerfs pour de bon.
— Alors écoute-moi bien, mon p'tit père : ne t'avise pas d'utiliser le sort de _mon amie_ comme argument contre moi. Milia a été capturée en essayant de faire avancer notre cause. Tu crois qu'elle a abandonné ses idéaux dans la foulée ? Tu crois qu'elle ne connaissait pas les risques ? Tu crois que _nous_ ne connaissons pas _tous_ les risques ? Si elle était avec nous, elle ne voudrait certainement pas que nous quittions la capitale sans avoir au moins tenté quelque chose : c'est notre dernière chance.
— Oui, mais elle n'est pas avec nous. Pratique, pour parler à sa place, non ?
Pod, qui sentait qu'Amélise se retenait d'agresser physiquement Barne, s'interposa :
— Arrête, Barne. Tu sais bien qu'Amélise a raison... J'étais proche de Milia, moi aussi...
Barne les yeux au ciel.
— Tu t'es juste envoyé en l'air avec elle toute la semaine ! Ce n'est pas comme si tu étais devenu son porte-parole !
— N'empêche que je suis d'accord avec Amélise, fit le gnome, un peu vexé. Milia aurait voulu qu'on continue. En tout cas, elle n'aurait certainement pas voulu qu'on se prenne le bec comme ça !
— Oui, confirma Carmalière, je vous en prie : essayons de rester unis au moins le temps de notre périple. Lorsque nous en aurons terminé, libre à vous de vous entretuer... mais pour l'heure, nous avons des ennemis communs bien trop puissants pour que ces petites querelles nous divisent !
— C'est votre périple, pas le mien. Qu'est-ce qui me retient exactement de partir, maintenant ? Vous connaissez les risques, très bien. Et si moi, je ne les accepte pas ?
— Tu es libre, bien sûr, fit Carmalière d'une voix sans expression.
Barne plongea son regard dans celui de la magicienne pour tenter d'y déceler le vrai du faux. Avec la précipitation des événements de ces dernières heures, ils n'avaient pu conclure leur partie de poker et Barne n'avait pas tellement eu le temps d'y repenser.
— Vraiment ? dit-il. Vous n'avez pas répondu à ma question, tout à l'heure. Pourquoi est-ce que vous tenez tant à ce que je me joigne à vous ?
— Nous n'avons pas le temps pour ça. Nous en parlerons plus tard.
— Non, nous allons en parler maintenant ! C'est terminé, les entourloupes, Carmalière ! Vous avez besoin de moi ? Très bien, mais ne vous attendez pas à ce que je vous suive sans avoir une pleine connaissance de tout ce que cela implique.
— Personne, pas même moi, ne peut savoir _tout_ ce que cela implique.
— Ne jouez pas sur les mots... Ou vous me dites ce que vous me cachez à mon sujet, ou je pars.
L'ultimatum que Barne ne s'était encore jamais autorisé à formuler aussi clairement était lancé. Il n'avait aucune idée de ce qu'il ferait s'il quittait la compagnie, mais il était arrivé à la limite de ce qu'il pouvait accepter.
Carmalière soupira...
— D'accord, très bien. Si je tiens tellement à ce que tu viennes avec nous, c'est pour ma propre sécurité. Pour mon salut, oserais-je dire. Tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais tu es l'une des rares personnes capables de me tenir tête. Il y aussi Zarfolk, bien sûr, mais il ne cédera jamais à mes propositions... et il _faut_ quelqu'un pour me tenir tête. Il le faudra à plus forte raison lorsque nous toucherons à notre but et que nous approcherons de l'Épée des Serfs. Zarfolk avait raison : je serai tenté de m'en servir comme moyen d'oppression sans même m'en rendre compte. Amélise, ne le prends pas mal, mais tu as une bien trop haute estime de moi pour avoir le cran de m'en alerter. Pod, tu es jeune et plein d'énergie : c'est une bonne chose, mais tu n'auras pas la sagesse nécessaire pour me contredire... à supposer d'abord que tu t'estimes légitime à le faire : c'est loin d'être acquis.
Iel se tourna vers Barne pour finir.
— Barne... Même si je ne pense pas mériter la basse opinion que tu as de moi, même si je suis souvent agacé par tes réflexions désobligeantes à mon égard, les faits sont là : je ne t'impressionne pas, je ne représente pas de figure d'autorité à tes yeux. Tu n'as pas d'ardeur particulière pour les causes qui m'animent. Tu n'hésiteras pas à engager un conflit net et sans concession avec moi si, par malheur, je m'égare dans ma quête : tu seras mon rempart contre la tentation du despotisme, lorsque nous trouverons l'Épée. J'aurais préféré que tu fasses cela _inconsciemment_, sans que je ne t'informe que c'était le rôle que j'attendais de toi. Car alors, tu aurais été parfaitement objectif dans tes critiques, non biaisé par le fait de savoir que c'est exactement ce que j'attends de toi. En dernier recours...
Iel semblait hésiter à prononcer la fin de sa phrase.
— Si quelque chose tourne mal, ce sera à toi de garder l'Épée.
— Quoi ? s'écria Barne. Mais je n'en veux pas !
— Précisément ! Les dernières personnes à qui il faut donner le pouvoir, ce sont celles qui le désirent !
— Mais pourquoi moi ? Enfin... ce que vous avez dit à du sens, mais je ne suis sans doute pas _la seule personne_ qui puisse vous empêcher d'aller trop loin ?
— Non, bien sûr. Il y en a sans doute des milliers. L'avantage avec toi, c'est que je commence à te connaître : je sais que tu es une personne droite qui ne nous trahira pas à la première occasion ; je sais que, sans partager complètement mes idéaux, tu as dans une certaine mesure un peu de sympathie pour eux ; je sais que tu as toutes les qualités que je recherche chez mes compagnons de route, même si tu n'en as pas toujours conscience. Et puis, tu as la meilleure qualité de toutes : _tu es là_. Pardonne-moi l'expression, mais c'est l'occasion qui fait le larron.
— Vous étiez partis dans une flatterie qui puait l'hypocrisie, mais au moins sur cette dernière partie, je sais que vous étiez honnête.
— Si tu aimes lorsque je suis désobligeante, alors sache que j'aurais préféré avoir Zarfolk avec moi plutôt que toi. Seulement, comme tu l'as vu lors de notre partie de poker, lui ne me suivra _jamais_, c'est une certitude. Maintenant que tu as toutes les informations en main, es-tu d'accord ?
Amélise et Pod étaient restés silencieux et suivaient avec intérêt la conversation entre leurs deux compagnons. La colère de Barne s'était atténuée : ses oppositions à Carmalière n'étaient donc pas interprétées comme le fruit d'une attitude bornée de non-initié, mais au contraire comme une saine balance... quelque part, cela le réconfortait.
— Nous sommes encore loin d'avoir l'Épée, fit-il. Si nous y arrivons, je refuse d'en assumer la garde. Néanmoins, je veux bien rester avec vous pour vous taper sur les doigts... Un rôle où j'excelle, n'est-ce pas ?
Carmalière eut un sourire radieux.
— Merci, Barne. Vraiment. Maintenant...
— Maintenant, conclut Amélise, il ne nous reste « plus qu'à » mettre la main sur cette Épée...
Ils se tournèrent vers le bâtiment qui leur faisait de l'ombre. L'après-midi se terminait et le soir tardif de l'été tombait doucement. Les lettres « Adabra & cie » brillaient sur la façade du bâtiment.
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