7. D'une importance capitale (partie 1)
Le lendemain matin, un lundi, ce fut pour Barne une sensation étrange que de ne pas aller travailler. Bien sûr, il lui arrivait de prendre des congés, mais cette fois, c'était différent : il _séchait_, oui, comme un lycéen attardé. En même temps, s'il avait décidé de se rendre au bureau comme il en avait l'habitude, c'eut été une paire de menottes qui l'y auraient attendu... ainsi que le sourire triomphant de Glormax. La possibilité de se rendre à la police lui semblait de plus en plus abstraite à mesure qu'il énumérait les conséquences d'une telle décision.
Malgré cela, il prenait un soin tout particulier à ne pas participer aux petites réunions du groupe. Les autres – Pod, surtout – prenaient un plaisir non dissimulé à jouer aux conspirateurs, à dialoguer à voix basse alors même qu'il n'y avait personne pour les espionner aux alentours. Cette ambiance réjouissait de toute évidence Carmalière, aussi Barne était-il fermement décidé à ne pas lui faire le plaisir de s'y joindre.
Si Zarfolk avait spécifiquement dit à Barne qu'il serait le bienvenu s'il souhaitait rester, il apparut rapidement à ce dernier qu'il n'était de toute façon pas dans les manières de l'ogre de mettre ses invités dehors. Pendant les jours qui suivirent, la compagnie resta à l'abri de la maison et profita du confort et du garde-manger de Zarfolk sans que cela n'ait l'air de le déranger. Certes, il se querellait régulièrement avec Carmalière, mais c'était toujours au sujet de désaccords politiques.
En dehors de cela, la cohabitation se déroulait sans heurt. En tout cas, tant que Barne prenait bien garde à ne plus surprendre ses camarades en pleins ébats... Le canapé était bien assez confortable pour lui, mais malheureusement, les murs étaient fins et il lui arrivait encore d'entendre les « grognements de bête sauvage »... Pour se changer les idées, il se plongeait alors dans l'étude du document sur l'affaire Ovart qu'il avait volé à la Bibliothèque Nationale des Prud'Orques.
Il n'entendait pas grand chose au jargon juridique utilisé, mais pour ce qu'il en comprenait, le cœur de l'affaire était lié à l'un des nombreux droits du travail qui avaient depuis été largement rabotés par les gouvernements libéraux successifs. Avec une certaine amertume, il devait bien reconnaître que cela apportait de l'eau au moulin de la FNT.
— M'étonne pas, grommela Zarfolk lorsque Barne lui fit part de ses conclusions fort décevantes. Tous des salauds...
Tous deux continuaient à s'occuper ensemble du jardin et de l'organisation de la collocation. Cela donnait l'impression à Barne d'être utile sans pour autant devoir participer aux combines de Carmalière.
Parfois, l'un ou l'autre des membres de la compagnie s'absentait de la maison. Barne se demandaient où leurs recherches pouvaient bien les mener, surtout en considérant le fait qu'ils étaient des fugitifs avec leurs photos régulièrement affichées dans les journaux télévisés.
— Où est-ce qu'ils peuvent bien aller ? demandait-il parfois à Zarfolk.
— J'en ai rien à carrer, marmonnait celui-ci en général.
— Ouais... Ouais, moi pareil.
En vérité, Barne était rongé par la curiosité. Lorsqu'il apercevait l'un ou l'une de ses camarades rentrer d'une de ces escapades, il ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'œil discrets dans sa direction : il espérait déceler ainsi un indice, quelque chose qui lui indiquerait l'avancement de leurs recherches.
— Salut Barne, fit un soir Amélise en passant le seuil de la porte et en croisant son regard furtif. Tu as besoin de quelque chose ?
— Non non...
— Tu sais, si tu veux savoir ce qui se trame ici, tu n'as qu'à demander.
— Vos petites affaires ne me concernent pas.
— Comme tu voudras.
Elle s'éloigna à l'étage, dans la chambre qu'elle partageait avec Milia... Ou plutôt, qu'elle _avait_ partagé, au départ, car Milia dormait désormais avec Pod. Barne avait d'abord eu l'impression qu'il s'agissait d'un « coup d'un soir », d'une aventure sans lendemain. Cependant, il semblait que ses deux camarades eussent décidé de continuer à s'ébattre joyeusement. Grand bien leur fasse, pensait Barne.
Il lui arrivait encore de fumer en compagnie du gnome. Comme il se refusait à donner l'impression d'être intéressé par l'Épée des Serfs, Barne orientait en général leurs discussions sur la relation de Pod avec Milia. Un soir, après une autre après-midi de jardinage, il lui fit remarquer au détour d'une pause cigarette :
— Tout de même, elle a presque quatre fois ton âge.
— Pour une elfe, répondit le gnome avec philosophie, ça ne fait pas tant que ça.
— Même en prenant en compte les longévités respectives, ça fait quand même une sacrée différence.
— Qu'est-ce que tu veux, fit le gnome avec un sourire en coin, ça doit être le fantasme de l'institutrice...
— Pitié, dit Barne en levant les yeux au ciel, dis-moi que tu ne l'appelles pas « maîtresse »...
Pod éclata de rire. Barne eut un sourire amusé et le laissa à son hilarité. Le jardinage de la journée lui avait donné soif et il se dirigea vers la cuisine pour aller se chercher un verre d'eau.
Arrivé dans le hall de la maison, il entendit les voix d'Amélise et de Milia en provenance de la cuisine. Elles avaient leurs habituelles intonations de conspiratrices et Barne s'approcha de la porte sans faire de bruit pour écouter.
— Tu sais que nous avons besoin de lui, murmurait Milia. Il ne le sait pas encore, mais il est d'une importance capitale.
— Pourquoi Carmalière ne le met-iel tout simplement pas au courant ? renchérit Amélise. Et pourquoi ne nous dit-iel pas, à nous, en quoi il est important ?
— Iel doit avoir ses raisons. Tu connais Carmalière... S'iel ne nous dit rien, c'est que nous n'avons rien à savoir.
— Tu lui fais vraiment confiance à ce point ? Tu vois, je prends toujours la défense de Carmalière, comme toi, mais...
— Oui, coupa Milia. De toute manière, j'insiste : tu devrais vraiment t'activer pour convaincre Barne de se joindre à nous, sinon on ne pourra jamais avancer.
Son nom avait été lâché et Barne avait la confirmation de ce qu'il pressentait : c'était de lui qu'elles parlaient. Voilà qui devenait très intéressant...
— Je fais ce que je peux, protesta Amélise. Je te rappelle qu'il y a quelques jours, il était prêt à se rendre à la police : cette éventualité semble écartée, c'est déjà pas mal. Pour le reste... je vois bien qu'il est curieux, mais il est aussi incroyablement borné ! Il préférerait jouer les snobs jusqu'à la mort plutôt qu'admettre que notre projet a quelque chose d'excitant !
Barne sentit ses joues rosir alors même qu'il était plongé dans la pénombre du hall, sans âme qui vive pour le voir. Amélise avait ce talent énervant pour voir derrière les apparences, pour deviner ce qui se tramait dans l'esprit des gens qu'elle croisait. Ou peut-être était-ce juste Barne qui était un piètre acteur.
— Et puis, dis voir, ajouta Amélise, pourquoi ce serait nécessairement à _moi_ de le convaincre ?
— Parce que tu es celle qui a les meilleures relations avec lui !
— Ah ! C'est beaucoup dire... Si on arrive à se parler dix minutes sans se jeter à la gorge l'un de l'autre, c'est déjà beau.
— C'est facilement neuf minutes de plus que ce que Carmalière et moi arrivons à faire. Mince, Amé, il en est réduit à se ruiner les mains en jardinant avec Zarfolk tous les jours ! Il n'y a qu'à le pousser un peu et il nous tombe tout cuit dans les bras !
— Tu commences à me gonfler léger, Milia. Si c'est si facile, fais-le. Après tout, pour ce qui est de tomber tout cuit dans les bras, tu t'es bien débrouillée avec Pod.
Il y eut un silence pesant. Barne pouvait sentir la tension à travers la porte.
— Désolée, ajouta piteusement Amélise après quelques instants, c'était déplacé.
— Je trouve, oui, répondit sèchement Milia.
— En attendant, moi, je commence à en avoir ras la couenne de jouer aux manipulatrices. À quoi est-ce que ça ressemble, à la fin ? Des fois, je me dis que c'est Zarfolk qui a raison au sujet de Carmalière.
— Oh ça va, on sait que tu l'adores, ton Zarfolk ! N'empêche que si on veut la récupérer, cette foutue épée, il nous faut Barne. Alors débrouille-toi !
Les pas de Milia qui quittaient la pièce par la porte qui menait au salon firent légèrement craquer le plancher. Barne, inquiet qu'Amélise ne passe quant à elle par le hall et ne tombe nez-à-nez avec lui, repartit discrètement vers le jardin.
Il ne savait plus quoi penser. Cette conversation était ouvertement déroutante et il essayait de mettre de l'ordre dans ce qu'il avait appris : on lui prêtait une importance dont lui-même ignorait la nature ; Amélise était moins sous la coupe de Carmalière que ce qu'il avait imaginé ; Milia était une vraie peste – ça, il l'avait déjà plus ou moins compris auparavant ; visiblement, Amélise était chargée de le convaincre en douceur de se joindre à la recherche de l'Épée des Serfs.
Son intérêt pour la quête en question était bien entendu décuplé à présent : il allait falloir qu'il en apprenne plus. Néanmoins, il n'avait pas la moindre intention de leur « tomber tout cuit dans les bras » : il appréciait très peu la manipulation et comptait bien apprendre en quoi sa présence était capitale avant de se lancer dans une quelconque aventure. Il avait entendu trop d'histoires où le héros était « d'une importance capitale » parce qu'il devait mourir à la fin à cause d'une prophétie idiote, ou se sacrifier pour la cause par grandeur d'âme. Hors de question pour lui de se faire avoir si facilement.
S'il participait, ce ne serait pas comme dindon de la farce : ce serait en connaissance de cause.
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