5. L'Épée des Serfs (partie 3)
— Tiens, tu es là, Barne.
Barne se retourna en entendant Pod l'interpeller. Il s'était isolé dans le jardin de la maison de Zarfolk. Le soleil avait presque entièrement disparu derrière l'horizon, ses derniers rayons filtraient à travers les feuilles des arbres touffus qui peuplaient le jardin.
— Oui, répondit-il au gnome en inspirant profondément l'air frais du soir. J'avais besoin de faire le point... et d'm'en griller une, ajouta-t-il en extrayant une cigarette de son paquet. T'en veux ?
Ce n'étais pas très éthique de proposer du tabac à un jeune... mais après tout, Pod n'était pas non plus un gamin.
— Merci, répondit le gnome, mais je préfère fumer ça.
Il montra un petit cône de papier à Barne qui poussa une exclamation étouffée.
— Du guioska ?
Barne avait reconnu l'odeur de l'herbe séchée entre les fibres de papier à cigarette. Un certain nombre d'herbes plus ou moins magiques circulaient en Terre de Grilecques pour leurs effets psychotropes... en général, illégalement. Le guioska en était une variété qui avait eu son heure de gloire quelques vingt années plus tôt.
— Hahaaa, connaisseur ? lança le gnome, impressionné. J'aurais pas imaginé ça de toi.
Barne prit un air boudeur :
— C'est marrant, vous avez tous l'air surpris dès que je mentionne quelque chose de _cool_. Je dois vraiment dégager une image de vieux con...
— Mais nan, rooh... c'est juste que j't'imagine pas en hippie.
— Tu serais surpris, fit Barne en rougissant, j'ai eu ma période...
— Hahaaa ! _Barne, le baba cool_ ! J'aurais aimé voir ça... mais du coup, t'en veux ?
Pod avait allumé sa « cigarette magique » et la tendait à Barne.
— Non... j'te remercie, mais je vais rester au classique, fit celui-ci en allumant à son tour sa cigarette.
Il en tira une longue bouffée en fermant les yeux. L'odeur agressive de la fumée du guioska de Pod lui monta aux narines. L'herbe dégageait une fumée violette en se consumant. Pour une drogue illégale, elle n'était pas à proprement parler _discrète_... on la fumait en général à l'abri des regards.
— Tu sais que c'est ma première clope de la journée ? remarqua Barne. C'est presque un exploit, pour moi... Avec toute cette agitation, j'en avais presque oublié ma dépendance.
— Haha, rit Pod qui était déjà bercé par les effets du guioska. Si toutes tes journées étaient aussi palpitantes, tu deviendrais peut-être non-fumeur sans même s'en rendre compte !
Barne eut un petit rire à son tour mais il se posa réellement la question : allaient-elles l'être, palpitantes, ses journées ? La bande de la FNT semblait bien décidée à suivre Carmalière dans sa folle croisade. Et lui ? Il aurait été fou de les suivre. Pourtant, quel autre choix avait-il ? C'était lui qui avait donné sa carte d'identité à la Bibliothèque Nationale des Prud'Orques. Les autres étaient probablement identifiés, mais en ce qui le concernait, c'était une certitude. Il était un hors-la-loi désormais, et il n'arrivait pas à s'y faire.
Il y avait aussi l'autre solution, celle qu'il aurait été persuadé de choisir si on lui avait demandé d'imaginer une telle situation quelques jours plus tôt : se rendre aux autorités et assumer ses actes. Ses actes ? Ceux de Carmalière, en fait. Oui, mais il était complice, ça n'était pas discutable. Pourtant, il ne pouvait s'y résoudre. Parce qu'au fond de lui, il savait que le procès ne pourrait être équitable ; parce qu'on ferait de lui un exemple ; et aussi parce que, dans la Bibliothèque, on leur avait tiré dessus alors même que le seul crime de Carmalière avait été de regarder des documents interdits. S'il ne cautionnait pas l'attitude de Carmalière, il trouvait la riposte affreusement disproportionnée.
Sa cigarette terminée, il chercha du regard où déposer le mégot.
— Je serais toi, fit une voix féminine derrière lui, j'éviterais de balancer ma clope dans le jardin de Zarfolk. Ça risquerait de le mettre de travers...
C'était Amélise qui les avait rejoints à l'extérieur. Pod, qui avait également terminé sa _cigarette_, l'écrasa sur le sol.
— J'vais aller mettre ça à la poubelle, dit-il avec un large sourire sur le visage.
Il avait de petits yeux fatigués et un air profondément détendu. Le guioska, c'est fort pour un petit être, pensa Barne.
— Bonne nuit, les amis, dit le gnome en passant le seuil de la porte.
— Bonne nuit, Pod, répondirent Amélise et Barne.
Barne éteignit sa cigarette également mais ne bougea pas. Il ressassait les mêmes questions dans sa tête... Amélise garda le silence un instant puis dit :
— Tu penses à l'Épée des Serfs, pas vrai ?
— Entre autres... À ça et au plan de Carmalière.
— Il est capable d'y arriver. Avec notre aide.
— Je n'en doute pas. Mais est-ce qu'il le devrait ? Je veux dire : est-ce que ce n'est pas Zarfolk qui a raison, dans l'histoire ?
— Zarfolk est un anarchiste convaincu. Tout instrument de suprématie ne peut que le rebuter. Ce n'est pas ton cas.
— Certes, mais je ne suis pas non plus un anti-capitaliste convaincu, si tu vas par là.
— Convaincu, non, dit Amélise en riant, mais passe donc quelques jours avec nous et tu le seras.
— Je n'ai aucun doute sur vos capacités de bourrage de crâne.
Amélise ne se démonta pas devant l'attaque.
— Le bourrage de crâne, tu l'as tous les jours en regardant ta télé et en lisant tes journaux. Sauf que ça, tu le vois comme de l'information neutre et objective, alors que nos positions – politisées, j'en conviens – t'apparaissent comme de la propagande.
— Ne me prends pas pour plus naïf que je suis. N'empêche que vos _positions_ m'ont déjà rendu complice du meurtre de deux gobelins. Combien de morts encore sur le chemin du renversement du capitalisme que Carmalière souhaite provoquer ?
— Les gobelins nous ont tiré dessus, nous étions en lé...
— En légitime défense, ouais, je sais. C'est marrant, c'est exactement à ça que je pensais avant que tu ne viennes me parler : à comment j'allais tourner ma défense face à la police et aux juges.
Amélise le dévisagea avec inquiétude.
— Tu y penses sérieusement ? demanda-t-elle.
— Disons que l'idée me démange. Est-ce que ce n'est pas le moment pour moi d'arrêter les frais ? Vous voulez vous lancer à l'aventure, à la recherche de cette Épée des Serfs – qui, au passage, me semble plus maudite qu'enchantée – et advienne que pourra. Qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans, moi ? Je suis juste un pauvre type qui à voulu jouer au plus fort avec son patron. J'ai perdu, voilà, fin de l'histoire.
Ils restèrent tous deux silencieux. La nuit était tombée, les insectes du jardin vibraient d'un ronronnement paisible. On entendait à peine les bruits de la ville. Barne se tourna vers Amélise. Dans la pénombre, il s'aperçut que ses cheveux avaient retrouvé leur teinte bleue claire. Elle avait les sourcils froncés et une expression grave sur le visage.
— Tu n'as pas à t'inquiéter, assura Barne, si je vais me rendre, je n'ai pas l'intention de vous balancer.
— Ce n'est pas ça qui m'inquiète, répliqua-t-elle. Tu es quelqu'un de bien, je le sais. Ce qui m'inquiète, c'est que toi, tu n'as pas l'air de le savoir.
Barne ne répondit pas. Amélise repartit vers la maison et lui donna une tape sur l'épaule en passant. Lui resta encore de longues minutes à regarder la nuit s'épaissir.
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