2. La Fédération Nationale des Travailleurs (partie 1)
— Tu veux un thé ? Une tisane ? Ou un café, peut-être ? On a du déca, si tu préfères...
Décidément, se dit Barne, c'est une mode de tutoyer dès la première rencontre, chez eux.
— Je vais juste prendre un verre d'eau, répondit-il d'un air pincé.
— Sûr, hein ? Parce qu'on a une super tisane bio que Milia nous concocte avec des plantes de son jardin.
Assise derrière un bureau un peu plus loin, Milia fit un léger signe de la main à Barne, en souriant. Barne se sentait légèrement mal à l'aise. La dénommée Milia et son interlocutrice étaient deux elfes, grandes, aux regards perçants et aux fines oreilles en pointe. Il fréquentait assez peu d'elfes à l'exception notable de son ex-femme, et la dernière des choses à laquelle il voulait penser, c'était à son ex-femme. De plus, il n'avait pas franchement le cœur à expliquer à ces deux syndicalistes que non, la super tisane bio du jardin ne le faisait pas spécialement rêver.
— Merci, dit-il, juste de l'eau.
Son interlocutrice eut un air déçu en se levant pour aller lui remplir un gobelet à la fontaine à eau. Il s'en voulait déjà d'être venu, mais il avait passé l'après-midi à ruminer. Ce Carmalière avait semé le doute en lui, avec ses glorieuses histoires de combats pour la liberté. Après de longs moments d'hésitation et de remise en question, Barne avait fini par céder à la tentation : lorsqu'il avait quitté son travail vers dix-sept heures, il n'avait pas pris le chemin de son appartement mais celui de l'antenne locale de la Fédération Nationale des Travailleurs. Il y avait été accueilli par cette étrange elfe aux cheveux bleus clairs, ce qui était une faute de goût inacceptable, même venant d'une elfe.
— Monsieur Carmalière m'avait dit qu'il serait disponible ce soir pour que nous discutions de mon problème. Est-ce que vous savez à quelle heure il doit arriver, madame... ?
— Amélise, termina l'elfe. Et pas la peine de me donner du « madame » et de me vouvoyer : on est tous des camarades ici.
Barne n'avait pas la moindre intention d'être un « camarade » mais il n'en souffla mot.
— D'ailleurs, tu devrais tout autant perdre l'habitude de dire « monsieur » pour parler de Carmalière. Il n'aime pas ça. D'autant plus que ce n'est pas un homme.
Barne eut un instant d'incompréhension mais le déclic se fit :
— Pas un _être humain_, vous voulez dire ?
— Non non, insista Amélise. Enfin si, effectivement, je vois la confusion : c'est un magicien, donc pas un humain. Mais je confirme : ce n'est pas un _homme_ non plus.
L'elfe pouffa en voyant l'air benêt que Barne ne pouvait s'empêcher de prendre.
— Sans blague ? Tu ignores que les magiciens ne se reconnaissent pas de genre ?
— Je... eh bien non, en effet, je ne le savais pas. Euh, mais attendez, Carmalière...
— Oui ?
— Il est barbu !
Amélise laissa échapper un grand rire strident qui fit sursauter Barne. Au fond de la salle, l'autre elfe, Milia, se mit à rire aussi alors que Barne aurait pu jurer qu'elle n'avait rien entendu des raisons de l'hilarité d'Amélise.
— « Il est barbu » ! Haha ! C'est la meilleure de l'année, celle-là ! Et alors ? s'exclaffa-t-elle. Toi, t'es pas barbu ! T'es quand même un homme, non ?
Barne était trop interloqué pour relever ce qui lui apparaissait comme une erreur de logique notoire.
— Mais vous avez parlé de lui au masculin ! protesta-t-il devant des moqueries qu'il jugeait parfaitement injustifiées. Ce n'est pas moi qui l'invente !
— Ah, oui.
Amélise avait cessé de rire et paraissait désormais pensive.
— C'est vrai, c'était une erreur de ma part. Un vieux réflexe issu de mes propres constructions sociales patriarcales, en somme. Tu m'as eue ! Tu vois, personne n'est parfait. Ce n'est pas simple avec notre langage qui n'a pas de genre « neutre ». Enfin, Carmalière s'en fiche, qu'on le désigne comme un homme ou une femme. Pour elle, c'est du pareil au même.
— Très bien, très bien, dit Barne qui n'avait pas très envie de se lancer dans des considérations linguistiques, surtout avec une elfe qui lui apparaissait comme une féministe radicale. Tout ça c'est super. Du coup, « iel » sera là quand ?
— Hééé, on maîtrise les pronoms agenrés, hein ? Moi qui te prenais pour un vieux réac' !
— Ça fait toujours plaisir.
— Roh, le prends pas mal. Tu m'as l'air tellement guindé avec un ton petit costume et ta cravate, là. Mets-toi donc à l'aise ! Carmalière ne va pas tarder, _iel_ a été retenu à l'entretien de licenciement d'un autre camarade.
Où est-ce que je me suis fourré ? se demandait Barne. Sans aller jusqu'à se considérer comme un « vieux réac' », Barne venait d'un milieu plutôt conservateur et n'avait pas vraiment l'habitude de fréquenter des milieux aussi... alternatifs. Oh, bien sûr, il avait eu sa période « rebelle idéaliste », un jour lointain. Seulement, s'il était honnête avec lui-même, il se voyait plutôt comme un partisan de l'ordre et de la tradition. Des syndicalistes, des gauchistes, des féministes... si Barne avait une zone de confort, elle était à mille lieux de là.
Il but son verre d'eau d'une traite et se prépara mentalement à dire « je repasserai un autre soir » tout en sachant très bien qu'il ne reviendrait jamais.
— Bon eh bien...
— Barne ! Tu es venu, finalement !
Coincé. Carmalière venait de faire son entrée. Iel était toujours habillée de cette toge qui mélangeait des teintes pourpres et bordeaux, avec des motifs en spirales que Barne n'aurait même pas osé porter à une soirée de carnaval.
Maintenant que Barne le voyait clairement, de face, il ne pouvait s'empêcher de constater que si on oubliait la barbe et cette excentrique moustache fine, longue et recourbée, les traits de Carmalière étaient plutôt féminins. Et, en y prêtant l'oreille, il se dit que sa voix n'avait également rien de spécialement masculin.
— Ah. Bonsoir, euh, monsi... euh, Carmalière.
Amélise pouffa tout doucement et Barne lui jeta un regard noir.
— Bonsoir, dit le magicien en lui tendant la main. Je vois que tu as déjà fait la connaissance d'Amélise ! Bien, bien. J'espère que je ne t'ai pas trop fait attendre ?
— Non, mais en fait je pense que je vais y al...
— Viens donc t'installer à mon bureau, on y sera plus à l'aise pour causer !
Avant que Barne n'ait pu protester, Carmalière l'avait fait s'asseoir sur une chaise en face du bureau le plus en désordre qu'il avait jamais vu.
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