17. Barricades (partie 2)
La panique avait saisi l'ensemble du campement. Dans la plus grande confusion, les manifestants couraient se mettre à l'abri, se bousculaient et se piétinaient les uns les autres. Les constructions précaires installées pour occuper la place furent bien vite transformées en barricades : les manifestants se couchaient derrière pour ne plus être exposés aux tirs de la police.
Barne était ahuri : assis, le dos posé contre un amas informe de planches en bois, de poubelles renversées et de pavés, il voyait des formes floues se mouvoir autour de lui. Sonné, il se rendait compte que la dernière digue avait sauté : on cherchait à tuer, _la police_ cherchait à tuer et, à travers elle, _l'État_ cherchait à tuer. C'était une chose de faire face aux pulsions meurtrières d'un psychopathe comme Morr Saraz, c'en était une toute autre que de découvrir à quel niveau de cruauté et d'immoralité l'État était prêt à avoir recours lorsqu'il se sentait menacé.
Dans la confusion, Barne voyait déjà les gros titres du lendemain : « une manifestation dégénère à cause des provocations d'un groupe de casseurs ». Pourtant, les insultes envoyées aux policiers semblaient bien anecdotiques face à la réalité crue : sous un régime se réclamant de la démocratie et des droits fondamentaux des êtres vivants, la police assassinait sciemment et froidement des opposants politiques.
Pod, assis aux côtés de Barne, n'en menait pas large non plus. Tout le cynisme de Barne accumulé pendant des années n'avait pu le préparer à cette ignominie : il était évident que Pod, par la relative naïveté de sa jeunesse, la recevait avec encore plus d'effarement.
Carmalière, quant à iel, en avait vu d'autres en huit cents ans de lutte, dont un certain nombre de siècles passés en des temps plus obscurs où les violences de ce type étaient monnaie courante.
— Où sont Jasione et Amélise ? lui cria Barne qui faisait son possible pour garder la tête froide.
— J'ai vu Amélise filer en direction des coups de feu !
— QUOI ?! Bon sang...
Barne était systématiquement estomaqué par le courage de sa camarade fée, mais ce courage relevait de plus en plus de l'inconscience pure et dure. Il se dit avec une boule dans le ventre que ce serait un miracle si Amélise terminait cette aventure vivante...
Quelques secondes plus tard, elle refit pourtant son apparition accompagnée de Luminy : les deux fées portaient à bout de bras un jeune gnome au t-shirt taché de sang et le déposèrent délicatement par terre.
— Il y a d'autres blessés ! s'écria Amélise. La plupart peuvent marcher mais celui-ci...
Le pauvre gnome avait la bouche grande ouverte et une expression d'horreur sur le visage mais ne semblait pas réussir à crier. Luminy arracha son t-shirt d'un coup sec : un trou noir au milieu du torse du gnome rejetait des flots de sang.
Luminy posa ses mains sur la plaie et ferma les yeux. Barne repensa au moment où Amélise avait soigné sa blessure à l'épaule. Bien sûr, sa blessure à lui n'avait touché aucun organe et aucune artère...
Amélise, quant à elle, avait posé la main sur le front du jeune gnome et semblait essayer de calmer sa douleur. Malgré le tumulte alentour, un relatif silence s'était fait autour de la scène. D'autres manifestants arrivèrent bientôt en transportant des blessés par balle plus ou moins graves, laissant des traînées de sang sur leurs chemins. Barne aperçut de nombreux bras blessés. Ces salopards ont visé bien haut, se dit-il. Il détourna le regard en apercevant une humaine dont la main semblait avoir été déchiquetée par une rafale et qui souffrait le martyre.
Le gnome au sol eut un sursaut et du sang se mit à jaillir par ses narines et sa bouche.
— Non, non, non... murmura Luminy.
Le gnome était en train d'étouffer et agitait ses membres dans une panique désespérée. Il éructa quelques gargouillis, des sons terribles qui glaçaient le sang, des bruits qui résonneraient dans les cauchemars des témoins pendant de longs mois. Puis, enfin, après de longues secondes d'agonie, il cessa de bouger. Luminy et Amélise retirèrent leurs mains tachées de sang. Elles respiraient fort et transpiraient à grosses gouttes, consternées de dégoût et d'impuissance. Plus personne n'osait bouger ou faire le moindre bruit. Quelques sanglots commencèrent à se faire entendre autour du corps du gnome.
— BORDEL DE MERDE ! s'écria soudain Amélise.
Barne regarda Pod : son camarade était choqué, terrifié par l'image de cette mort hideuse qui venait de prendre un individu de son espèce. Un jeune gnome qui devait être à peine plus vieux que lui... qui aurait _pu_ être lui. Barne posa une main sur son épaule : Pod lui lança un regard où se mêlaient la tristesse et une colère sourde qui grandissait.
Luminy, quant à elle, s'accorda un instant de deuil puis se releva et donna une tape à Amélise : d'autres blessés avaient besoin d'elles. Carmalière se releva, à demi accroupie, et passa la tête par dessus la barricade avec prudence.
— Jasione ! s'écria-t-iel.
Le mot fut comme un électrochoc pour Barne et Pod qui se redressèrent dans un même mouvement. Eux se trouvaient derrière une des plus grandes barricades, celle qui servait de refuge aux blessés : entre celle-ci et la Forteresse, de nombreux manifestants se cachaient derrière les installations du campement et tentaient d'approcher. Parmi tous ces humains, ces elfes et ces gnomes, quelques nains étaient présents, dont Jasione.
— Notre amie naine est plus téméraire que je ne l'aurais cru, dit Carmalière.
— Ils sont tous dingues ! s'écria Barne. Ils y retournent !
— Évidemment qu'ils y retournent ! Tu ne penses tout de même pas qu'une révolte va se dissiper au premier revers ?
— _Au premier revers_ ? s'indigna Barne. Un gamin est mort ! D'autres ne vont sans doute pas tarder à le rejoindre !
— Je sais, Barne, je sais, dit Carmalière d'un ton pressant. Écoute-moi ! Il faut tenir, d'accord ? On doit tenir. Il y aura des drames, il y aura des morts. Mais si nous abandonnons, alors les orques auront gagné pour de bon. Si les décideurs vont jusqu'à tirer sur des manifestants désarmés, s'ils en arrivent à de telles extrémités, c'est qu'ils se savent en position de faiblesse ! C'est passé en direct à la télévision : ils vont perdre le soutien relatif dont ils disposaient au sein de la population ! Il faut qu'on avance, c'est notre chance !
— Comment pouvez-vous êtes aussi froid ? s'indigna Barne. Quand des gens qui meurent autour de nous et que...
— Il a raison, Barne, dit soudain Pod.
Il avait parlé d'un ton calme. Barne fronça les sourcils en le regardant, mais le jeune gnome semblait sorti de son état de choc.
— On savait que ça pourrait tourner mal, continua-t-il. Milia le savait aussi lorsqu'elle a été capturée. On savait qu'ils ne laisseraient pas tomber la Forteresse sans se battre, même d'une manière aussi dégueulasse. Il n'empêche que si on ne continue pas, alors Milia sera en prison pour rien. Si on ne continue pas, nos camarades seront _morts_ pour rien.
Barne ne sut que répondre. En vérité, il savait que Pod et Carmalière avaient raison. Lui-même ne s'était-il pas attendu à ce qu'il y ait des morts ? Et pourtant... avant de le vivre, pouvait-il vraiment s'imaginer ce que cela signifiait vraiment ? De voir un gosse, un gnome deux fois plus jeune que lui agoniser sur le bitume, froidement abattu, rayé de la réalité parce qu'il avait eu le malheur de vouloir protester, un beau dimanche d'été ?
Des coups de feu claquèrent à nouveau, accompagnés de nouveaux cris. De nouveaux blessés, de nouveaux morts peut-être. Pour la énième fois en quelques jours, Barne s'avoua qu'il avait peur : oui, en réalité, il avait une trouille monstre. Peur de mourir ; peur de voir ses amis mourir. Cette peur paralysait son cerveau, l'empêchait de réfléchir avec raison. Il n'était pas un héros, pas un combattant né, et il le savait. Ceci étant dit, Pod n'était ni un héros ni un combattant non plus, et voir son jeune camarade affronter un tel péril avec tant d'aplomb lui redonna un peu de courage. Barne prit une profonde inspiration : la bataille n'était pas terminée et, surtout, elle n'était pas perdue.
— Carmy ! Tu es là !
Eluor s'était précipité derrière la barricade : il soufflait comme un bœuf mais semblait d'attaque.
— On a besoin de toi ! continua-t-il. On a regroupé toutes les magiciennes qu'on a pu trouver à la barricade sur l'avant-gauche : iels veulent tenter un truc. Un genre de bouclier géant ou je n'sais quoi – j'ai pas tout compris. Ramène-toi !
Sans hésiter, Carmalière suivit Eluor qui disparut derrière la barricade en lançant à Barne et Pod :
— On se retrouve à l'intérieur de la Forteresse !
— DE QUOI ?!
Barne n'eut pas de réponse, Carmalière était partie. Il se tourna vers Pod :
— Qu'est-ce qu'on fait, nous ?
— Allons prêter main forte à Jasione !
Barne déglutit avec difficulté. Aller aider Jasione signifiait traverser une large zone du campement à découvert. Il jeta un œil à Amélise qui, un peu plus loin, appliquait des sorts de soins à d'autres manifestants blessés. Elle croisa son regard un instant et hocha la tête, comme pour dire : « allez-y, je gère ».
Une chose était donc claire : ils n'auraient aucune aide magique dans l'immédiat. Pod se mit à courir et Barne le suivit, le dos courbé pour offrir une cible moins grande à d'éventuels tireurs. Ils croisèrent une équipe de journalistes allongés au sol et qui continuaient à filmer la véritable scène de guerre qui se déroulait sur le parvis. Du sang et des morts pour une audience record... Carmalière a raison, se dit Barne, toute la population de Grilecques va voir à quoi sont prêts les puissants pour défendre leur suprématie.
En quelques secondes de course qui parurent une éternité à Barne, ils avaient rejoint le groupe que Jasione avait intégré derrière une autre barricade, beaucoup plus petite.
— Jasione ! fit Pod en se jetant sur la naine. Tu vas bien ?
— Ça va, l'golo, ça va ! Où vous étiez fourrés ?
— Et toi alors ? Ça va pas de partir au front, comme ça, toute seule ?
Jasione eut un petit rire narquois.
— T'as peur pour moi, gamin ? On a dit qu'on allait botter des culs : j'vais botter des culs !
Il y eut de nouveaux tirs en provenance du pourtour de la Forteresse.
— Couchez-vous ! dit l'une des elfes qui tenait la barricade.
La plupart n'avaient pas attendu son appel pour se cacher. Ils n'entendirent pas les impacts et n'étaient sans doute pas visés, mais ils ne pouvaient prendre le risque de rester à découvert.
— Qu'est-ce qu'ils foutent avec leur bélier ? jeta l'elfe à la cantonade.
— Un _bélier_ ? s'écria Barne.
— Bah oui ! Faut bien qu'on la défonce, cette porte, non ?
Un petit groupe de trois humains arrivèrent en traînant derrière eux ce qui ressemblait à une grande poutre en bois.
— Les magiciens devraient monter un bouclier autour des flics d'ici peu ! expliqua la jeune elfe. On sera protégés des balles et il faudra alors faire vite pour atteindre la porte !
Barne regarda autour de lui et ne vit aucune magicienne. Carmalière était parti les rejoindre, mais Barne ignorait où iels se trouvaient exactement. Il était stupéfait qu'un plan aussi sophistiqué et qui impliquait autant de personnes ait pu être monté aussi vite, mais il comprit rapidement que les manifestants avaient commencé à y réfléchir dès leur arrivée sur la place...
Il y eut soudain un bruit profond et sourd, comme si une chape de plomb venait de s'abattre sur le parvis de la Forteresse. Une sorte de halo s'élevait autour du bâtiment, ce qui le rendait flou et quelque peu scintillant.
— Le bouclier est actif ! tonna l'elfe. C'est le moment ! _En avant_ !
Avant que Barne n'ait pu réagir, une quinzaine de manifestants – incluant Jasione et Pod – avaient saisi le bélier et couraient vers l'entrée de la Forteresse. Après un instant d'hésitation, il se jeta à leurs trousses. Des balles claquaient mais ne fusaient plus à travers le campement : de la même manière que Carmalière avait stoppé les balles des gardiens à la Fabrique Adabra, les magiciens, ensemble, avaient réussi à monter un bouclier qui protégeait le parvis des tirs policiers.
Tous les manifestants avaient compris ce qui se passait et une nuée se précipitait à présent vers le bâtiment. Barne savait qu'il fallait faire vite : il se souvenait que Carmalière n'avait pu maintenir son bouclier que quelques secondes, la dernière fois, au prix d'un effort immense qui l'avait presque plongé dans le coma.
Sur le chemin vers la Forteresse, ils croisèrent à plusieurs reprises des corps allongés et ensanglantés, parfois entourés de plusieurs personnes qui tentaient de leur venir en aide. Les entrailles de Barne se nouèrent : quels que soient les efforts d'Amélise et de Luminy, il y aurait des pertes importantes...
Le groupe au bélier atteignit la porte : Barne s'était attendu à ce que soit une lourde porte en bois et en acier, mais ils tombèrent sur un ensemble de vitres coulissantes très modernes, avec ouverture automatique, tranchant assez étonnement avec l'aspect austère et médiéval de la Forteresse elle-même. Bien entendu, devant ces vitres, un rideau de fer avait été descendu sur toute la largeur.
Le bélier vint se fracasser contre la barrière en fer qui trembla légèrement. Les assaillants reculèrent, prirent leur élan, et chargèrent à nouveau. La barrière se tordit et les vitres derrière se brisèrent.
Barne, isolé à l'arrière du groupe, se sentait inutile. Autour du bouclier, acculés contre les murs de la Forteresse, les policiers du Groupe Anti-Terroristes lançaient des rafales en direction des manifestants avec rage. C'était pourtant un gaspillage de munitions : aucune balle ne pouvait traverser le bouclier... et aucun policier non plus, visiblement.
— Barne !
C'était la voix d'Amélise. Barne se retourna et vit la fée atterrir auprès de lui. Elle avait du sang partout sur elle, mais ce n'était _a priori_ pas le sien.
— Le bouclier est à sens unique ! C'est le moment d'attaquer !
— Et les blessés ? lui demanda-t-il.
— Si on met les flics en déroute, ça limitera les blessés futurs ! ALLEZ !
Elle avait saisi un morceau de parpaing au sol et s'était envolée. Barne la vit tournoyer dans les airs et lancer ce parpaing sur l'un des policiers qui ne put l'esquiver qu'à moitié : il la reçut sur son épaule qui se brisa immédiatement, et poussa un hurlement.
Barne attrapa un pavé sur le sol et eut à nouveau ce sentiment étrange d'être quelqu'un d'autre : lui, Barne Mustii, était au cœur d'une insurrection violente, prêt à lancer des pavés sur les policiers. Il eut un instant d'hésitation puis croisa le regard d'un des policiers derrière le bouclier : celui-ci eu un rictus mauvais, mit son arme automatique en joue et tira une rafale. Les balles vinrent se désintégrer contre le bouclier, à un mètre du visage de Barne.
Lui n'hésita plus et lança le pavé de toutes ses forces : l'objet traversa le bouclier sans problème et vint percuter le masque en plexiglas qui recouvrait le visage du policier. Lorsque celui-ci tomba à la renverse, le visage en sang, un millier d'autres pavés étaient en train de s'abattre sur les rangs de policiers coincés entre la façade de la Forteresse et le bouclier magique : les centaines de manifestants étaient passés à l'attaque. Des amis à eux avaient reçu des balles, des amis à eux étaient morts : il n'y aurait pas de pitié.
Alors que les policiers battaient en retraite en rasant les murs du bâtiment pour le contourner, un « GLANG » plus sonore que les autres retentit : le rideau de fer de la porte venait de céder.
La Forteresse était ouverte.
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