16. Le maître du dragon (partie 2)
Les compagnons passèrent plusieurs minutes à se remettre de leurs émotions. Il était inespéré qu'ils soient tous en vie après une telle série d'événements dramatiques. Amélise prodigua quelques sorts de soins à Jasione et Barne, qui étaient les plus sévèrement touchés.
Puis ils décidèrent de ne pas traîner plus longtemps : la menace du dragon écartée, il ne faisait aucun doute que la Brigade d'Intervention Spéciale allait s'intéresser de près à eux. Ils rejoignirent, à l'intérieur du terminal, les équipes médicales qui s'occupaient des passagers de l'avion dans lequel ils avaient voyagé. Les infirmiers ouvrirent des yeux ronds en voyant dans quel état ils arrivaient, couverts de gravats et ensanglantés.
Les compagnons prirent soin d'éviter de retomber sur les deux personnes qui les avaient un instant transportés dans l'ambulance sur la piste et parvinrent à échapper à la vigilance de l'équipe médicale. L'agitation était palpable dans l'aéroport. Entre la cellule psychologique, les cordons de sécurité et les nuées de journalistes qui se pressaient déjà pour couvrir l'événement, il ne fut pas compliqué de se fondre dans la masse et de rejoindre le parking extérieur.
Une sorte de minivan un peu décati s'arrêta à leur niveau. La fenêtre s'abaissa et un elfe au visage ridé et barbu les interpella.
— Dis-donc, Carmy, t'es à la bourre !
— Salut à toi, Eluor, répondit Carmalière avec un sourire. Tu nous excuseras pour le retard : on vient de se coltiner un dragon.
— Sans déc' ? répondit-il avec ironie. Tu sais, ça fait juste une heure que toutes les chaînes d'info sont passées en édition spéciale ! « Un dragon dans l'espace aérien de Dordelane » !
— Il y autre chose : Morr Saraz a passé l'arme à gauche, poursuivit Carmalière. J'imagine que ça, ça n'est pas encore arrivé aux oreilles des journalistes.
Le dénommé Eluor ouvrit des yeux ronds :
— Sans déconner ? Vous avez butté ce salopard ? Allez, montez et racontez-moi tout ça.
Carmalière fit signe à la compagnie de prendre place à l'arrière et iel s'installa à la place du mort. Iel les avait prévenus qu'un contact de la FNT à Dordelane devait les y attendre. Barne n'avait pas osé demandé plus d'informations sur ce sujet : la dernière fois que Carmalière les avait menés chez un contact, il s'était agi de l'ogre Zarfolk. Barne s'était donc naturellement attendu à tout : découvrir un simple elfe qui ressemblait en tout point aux clichés du vieux syndicaliste franchouillard avait quelque chose de décevant.
Le minivan quitta l'aéroport sans rencontrer le moindre barrage. Barne était presque scandalisé de constater le peu de sécurité mise en place suite à l'attaque d'un dragon... mais puisque cela arrangeait leur affaire, il décida qu'il eût été de mauvais goût de s'en plaindre.
Carmalière fit le récit de leur périple depuis la banlieue de Bundir jusqu'au combat de Barne contre Morr Saraz, en passant pas l'action héroïque d'Amélise qui avait sauvé l'avion. Eluor ponctuait le monologue du magicien par des « oh », des « ah », des « putain ! » et des « la vache ! », ce qui avait le don d'agacer prodigieusement Jasione.
— Comment ce fumier de Saraz a-t-il donc pu savoir que vous arriviez ?
— Eh bien, à l'aéroport, nous avons été assez surpris de constater que les personnes qui nous reconnaissaient semblaient de notre côté, remarqua Carmalière. Visiblement, pas toutes. Quelqu'un l'aura rencardé...
— Quand j'pense qu'il s'est pointé avec un _dragon_, murmura Eluor avec fascination. Quel gros taré ! Enfin... il ne nous nuira plus. Une bonne chose de faite, si vous voulez mon avis.
À travers les vitres teintées du minivan, Barne pouvait contempler le paysage désertique des banlieues de Dordelane, des maisons aux fenêtres minuscules entourées de parterres d'herbes grillées, d'étendues oranges et jaunes baignées d'un soleil de plomb. Ils filaient sur l'autoroute qui devait mener au centre-ville et qui était quasiment vide en ce début d'après-midi de dimanche. Un vent chaud s'engouffrait par les vitres ouvertes du van : la chaleur y était étouffante.
— Bon, fit Eluor. Un petit point sur la situation : ton message a été bien reçu, Carmalière. J'ai trouvé ça gonflé, que tu annonces haut et fort ton intention de passer à l'attaque, mais faut croire que ça a payé : c'est un sacré bordel, depuis ! Ça enchaîne manif sur manif, partout dans Grilecques ! Comme c'est le week-end, les gens n'ont même pas le dilemme de faire péter une journée de salaire pour faire grève. Y'a facilement un tiers des manifs qui dégénèrent et finissent en émeute. Les commissariats sont pleins à craquer de pauvres types coffrés à la va-vite pour outrage ou rébellion...
— Et la Forteresse ?
— Tu vas voir, c'est royal : le parvis a été envahi de militants pendant la nuit, ils ont monté des barricades et des cabanes tout autour. Y'a aussi une dizaine de camions de journalistes qui sont venus couvrir l'événement. Vous êtes des stars, les gars... z'ont même été interviewer ta femme !
C'était à Barne qu'il avait adressé cette dernière remarque. Celui-ci resta bouche bée :
— Mélindel ? Ils ont retrouvé Mélindel ?
— Tout juste.
— C'est mon _ex_-femme... Qu'est-ce qu'elle a dit ? demanda-t-il avec appréhension.
— Oh, dit Eluor, les banalités qu'on entend toujours quand on interroge des proches de gens qui font des choses extraordinaires : « ça m'étonne énormément », « ça n'est pas du tout son genre »... si tu veux mon avis, elle avait plutôt l'air d'être agréablement surprise. Fière, même, je dirais. L'occasion de se rabibocher ? ajouta-t-il en lui lançant un clin d'œil.
— Bof, grogna Barne.
En vérité, si son divorce était encore douloureux pour lui, il ne s'imaginait pas recoller les morceaux avec Mélindel : trop de temps avait passé, trop de choses avaient changé. Il repensait à la personne qu'il était tout juste deux semaines auparavant... il lui semblait que des années s'étaient écoulées. Barne se sentait étranger à la personne que Mélindel avait quitté plusieurs mois plus tôt. S'il était honnête avec lui-même, il devait bien admettre à présent qu'il aurait lui aussi voulu quitter cette personne...
— Bref, continua Eluor, tout ça pour dire qu'il y a tout ce qu'il faut pour tenir la Forteresse en état de siège pour un bon moment ! Parce que j'peux te dire que les gars autour, ils prennent leurs aises, ils s'installent. Ils ont monté des stands pour la bouffe et la picole, y'a de la musique... z'ont même ramené des canap'.
— L'ennui, remarqua Carmalière, c'est qu'on ne veut pas assiéger la Forteresse : on veut y entrer.
— Ça, je te cache pas que ça va être coton. Y'a d'la flicaille partout, et pas du petit flic municipal : c'est le GAT, le _Groupe Anti-Terroriste_, qui supervise la sécurité. Les types ont des armes de guerre, sont casqués et en armure... enfin, tu les connais, c'est pas franchement des rigolos.
Le minivan avait quitté l'autoroute et parcourait maintenant une longue artère de Dordelane. Certains des immeubles démesurés de chaque côté de la route dissimulaient le soleil ; d'autres le reflétaient. Barne n'avait jamais mis les pieds dans une mégalopole comme celle-ci et avait la sensation d'être plongé dans un _blockbuster_ d'action.
Eluor quitta l'avenue et conduisit le minivan à travers un enchevêtrement de rues à sens unique. De part et d'autre, on pouvait voir des ordures qui jonchaient le sol et des barricades tenues ou non par des manifestants. Ils approchaient du cœur des événements. Au bout de quelques minutes, Eluor se gara à cheval sur le trottoir.
— On y est presque. On va finir à pied : notre destination est droit devant.
Ils sortirent du véhicule. Au bout de la rue, dépassant légèrement des gratte-ciels alentours, se dressait un immense bâtiment à mi-chemin entre un château fort médiéval et un _bunker_ moderne. Une sorte de bloc de pierre et d'acier dominant tous les bâtiments alentours, avec très peu de fenêtres et des formes sculptées qui évoquaient l'art orquogobelinesque : des cornes, des spirales aux extrémités pointues, des bordures saillantes qui semblaient coupantes comme des rasoirs.
La Forteresse de la Bourse de Grilecques, dans toute son inquiétante splendeur.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro