1. Comme un lundi matin (partie 1)
Ce jour-là, Barne Mustii avait enfilé son costume propre et net qu'il avait passé une bonne demi-heure à repasser la veille. Comme tous les lundis, il avait avalé un croissant accompagné d'un café avec l'exacte bonne dose de sucre. Après s'être brossé les dents, il avait soupiré longuement en regardant les cernes sous ses yeux que lui renvoyait son cruel miroir au visage.
— T'as une mine de chiotte, lui avait dit le miroir.
— Ta gueule, avait-il répliqué.
Depuis son divorce quelques mois plus tôt, il n'avait plus que son miroir à qui parler, son foutu miroir enchanté. Un cadeau de sa femme pour ses trente-cinq ans. On l'avait pourtant mis en garde : « Elle n'est pas faite pour toi ! » « Te marier avec une elfe ? T'es pas dingue, dis ? » « Moi le mariage interespèce, je suis contre. » Malgré tout, ils avaient vécu près de quinze années de relatif bonheur. Elle avait tout de même fini par partir, parce qu'après tout, il n'était qu'un humain. Or, sur le long terme, on le lui avait bien dit, un simple humain ne pouvait pas satisfaire une elfe : un être majestueux et doté de pouvoirs magiques.
— Encore une glorieuse journée pour Barne Mustii ? fit le miroir qui ne prit même pas la peine de dissimuler sa moquerie.
— J'espère que t'es bien conscient que sept ans de malheur, ça ne me fait pas peur. Je dis ça en toute innocence.
— Des menaces, hein ?
— Juste une information en passant. Commence pas à me bourrer le mou dès le lundi matin, je ne suis pas d'humeur.
— T'es jamais d'humeur.
— Justement : fous-moi la paix une bonne fois pour toute.
— Si tu crois que c'est facile, soupira le miroir, de te foutre la paix quand on voit ta tronche... et qu'on est obligé d'en renvoyer le reflet, en plus.
Barne fit mine de lever le poing vers le miroir qui poussa un petit couinement étouffé. Il ricana en s'éloignant et claqua la porte de l'appartement avant d'avoir pu entendre l'insulte joliment fleurie que lui avait lancée l'objet rageur.
Il ressassait les souvenirs de son ex-femme dans le bus qui le menait sur son lieu de travail, ne prêtant même pas attention au groupe de gnomes qui pouffaient en observant sa cravate de travers et son costume mal repassé. Il se demandait ce qui le poussait à garder de vieux objets qui ne faisaient que lui renvoyer à la figure l'échec de son mariage – au sens littéral, dans le cas de son miroir. Peut-être n'était-il pas encore prêt à tourner totalement la page.
D'autant plus que sa vie sentimentale en miettes n'était pas le pire de ses soucis : comme chaque lundi, il commençait sa semaine de travail comme employé de bureau chez Boo'Teen Corp, une entreprise qui fabriquait des bottes enchantées. Et si cette compagnie avait longtemps été une entreprise familiale et à taille humaine, elle avait fini par être absorbée par une _holding_ tentaculaire qui avait imposé un management « moderne », ce qui signifiait en réalité « inhumain ».
Cela tombait d'ailleurs bien puisque _humaine_, la direction ne l'était plus : le patron de l'antenne locale où travaillait Barne était un gobelin répondant au délicieux nom de Glormax. Pas un gobelin au sens figuré, pas « oh mon patron, c'est un vrai gobelin ! » : non, un gobelin, un _réel_ gobelin, en chair et en os, la peau verte, les oreilles en pointe et de petits yeux cruels. Pour ce que Barne en savait, les hauts dirigeants de la compagnie étaient à peu près tous des orques. Bien sûr, il ne les avait jamais rencontrés personnellement.
La radio qui crachotait faiblement dans les hauts-parleurs du bus diffusait les informations de la matinée. Les nouvelles égrenées chaque jour se ressemblaient autant que les mornes heures de travail qui suivaient...
— _Et on rappelle la principale information du jour_, monologuait le présentateur, _le rachat de Capelia, entreprise de textile en difficultés financières, par le conglomérat Orka Universa. Zad Fulmiark, PDG du groupe et deuxième fortune mondiale, s'est refusé à tout commentaire sur les rumeurs d'un plan de licenciement économique._
Un lundi matin habituel en Terre de Grilecques, en somme... la lente désagrégation des industries était devenue monnaie courante à un point où il ne restait plus grand monde pour s'en émouvoir. Une once de pitié traversa l'esprit de Barne pour les centaines d'employés bientôt réduits au chômage et à la misère... une once de pitié bien vite balayée par la perspective de ses propres ennuis professionnels.
Son appréhension se trouva justifiée dès son arrivée : lorsqu'il s'assit à son poste de travail ce matin-là, il ne fallut pas trente secondes à Glormax, son patron, pour se jeter sur lui comme un dragon sur son or.
— Mustii !
— Bonjour, monsieur.
— Encore en retard hein ?
— Il est neuf heures, monsieur.
— Neuf heure huit ! pesta le gobelin en lui postillonnant au visage.
— Eh bien disons que je resterai huit minutes de plus ce soir.
— Ah ! Vous comptez donc vos heures ! Vos minutes, même ! Vous pensez que c'est en prenant soin de partir pile à l'heure que je me suis hissé dans la hiérarchie ? Vous croyez que c'est comme ça que vous réussirez ?
Barne ne dit rien et alluma son ordinateur. Il bouillonnait intérieurement. Glormax l'avait pris en grippe dès sa mutation à ce poste de directeur local. Il semblait prendre un plaisir malsain à le tourmenter sans la moindre raison valable.
— Je vous conseille de changer d'attitude, mon p'tit vieux, persifla le gobelin, sinon vous ne ferez pas long feu dans cette entreprise !
Puis il s'en alla d'un pas vif vers son bureau, laissant Barne murmurer entre ses dents :
— Je suis dans cette entreprise depuis plus longtemps que toi, crétin...
Dans le grand _open space_, les collègues de Barne le regardaient d'un air goguenard. Il feignit l'indifférence et se mit au travail. Un travail qui consistait principalement à s'efforcer d'en faire le moins possible tout en se plaignant d'être débordé en permanence. Il avait cessé de se sentir coupable lorsqu'il avait compris que la grande majorité des employés de cette entreprise faisait de même... tout comme la grande majorité des employés de bureau de la Terre de Grilecques, maintenant qu'il y pensait.
Il lança distraitement un navigateur Internet ainsi qu'une feuille de tableur au hasard comme couverture au cas où quelqu'un passerait derrière lui. Car la seule chose plus populaire que la procrastination, au sein de cette entreprise, c'était la délation. Et Glormax n'avait pas besoin de se voir offrir des raisons supplémentaires de se passer les nerfs sur Barne.
Après quelques visites sur les réseaux sociaux en ligne qu'il fréquentait, Barne regarda sa montre avec ennui. Il était à peine neuf heure et demi. Pour passer le temps, il entra quelques chiffres dans son tableur. Il avait un rapport sur les ventes de bottes de sept lieues à rendre avant la fin de la semaine : une tâche qui devrait, en tout et pour tout, lui prendre six heures qu'il comptait bien diluer sur les cinq jours de sa semaine de travail.
Vers onze heures, déjà submergé d'ennui après avoir vaguement mis en page son tableur et actualisé cinquante fois les onglets de navigation de ses réseaux sociaux, il quitta son poste de travail et se dirigea vers la machine à café.
— MUSTII !
C'était Glormax qui l'avait interpellé de sa voix douce et mélodieuse depuis l'autre côté de l'_open space_.
— Oui, m'sieur ?
— Dites donc, le _traîne-savate_, vous croyez que c'est le moment de faire une pause ? En salle de réunion, tout de suite !
Quel idiot, se dit Barne. Il avait complètement oublié la présentation que devait faire le sous-directeur commercial ce jour-là. Ce n'était pas faute d'avoir passé un bon quart d'heure la semaine précédente à entrer la date dans son agenda.
Il repassa à son bureau pour prendre un bloc-notes, car il était d'une importance capitale qu'il fasse semblant de prendre des notes pendant la présentation du sous-directeur commercial. Présentation basée sur un diaporama soporifique avec de jolis graphiques sans intérêt, cela tombait sous le sens.
Alors qu'il cherchait une page déjà à moitié remplie pour pouvoir donner l'impression qu'il avait préparé la réunion, une de ses collègues s'approcha de lui.
— Cette fois, Barne, il faut que tu réagisses !
Il leva les yeux. C'était Kildra, l'une des doyennes de l'entreprise. Elle était humaine, tout comme lui, et devait être à seulement quelques années de la retraite. Elle faisait partie des rares employés de Boo'Teen Corp pour lesquels Barne avait un peu de respect, voire de sympathie.
— Tu peux pas te laisser faire comme ça, poursuivit-elle, Glormax dépasse les bornes ! « Traîne-savate », là tu as matière à protester ! Y'a des témoins en plus ! Je peux te soutenir.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse, Kildra ? Que j'aille me plaindre aux supérieurs de Glormax ? Ce sont des orques, bon sang ! Tu crois qu'ils se rangeront du côté de qui, entre le directeur gobelin et le petit employé humain ?
— Contacte donc le syndicat !
Barne poussa un grognement en verrouillant l'écran de son poste de travail. Il n'avait jamais franchement apprécié les syndicalistes. Il n'y voyait qu'une bande de gauchistes tout juste bon à chouiner pour un oui ou pour un non.
— Je sais que tu ne portes pas la fédé dans ton cœur, poursuivit Kildra, mais là il y a une insulte devant témoins ! C'est du harcèlement moral, Glormax pourrait se prendre une sanction !
— Une sanction ? ricana Barne. Quoi, ils vont vaguement l'engueuler et lui conseiller au passage d'être plus subtil quand il nous emmerde ?
— C'est quoi, sinon, ton alternative ? Te laisser marcher sur les pieds ?
— Faire profil bas : si je me fais oublier, Glormax finira par me foutre la paix.
— Oh oui, ça a si bien marché jusqu'à présent...
Elle partit rejoindre la salle de réunion d'un air furieux. Elle ne peut pas comprendre, se dit Barne : elle sera bientôt partie, tranquillement à la retraite, elle n'a rien à perdre à jouer les grandes gueules. Barne, lui, n'avait même pas quarante ans et ne pouvait pas se permettre d'être grillé. Pourtant...
Pourtant il savait au fond de lui qu'elle avait raison : Glormax chercherait toujours la confrontation quoi qu'il arrive. Oui mais se défendre, cela demanderait des efforts... Oui mais tu pourras enfin te regarder dans ton miroir, pensa Barne, et voire même balancer ce foutu miroir enchanté aux ordures.
Sur un coup de tête, il se saisit du téléphone posé à côté de son ordinateur et chercha le numéro de la FNT : la Fédération Nationale des Travailleurs. Seulement, en levant la tête, il croisa le regard de Glormax qui attendait, les bras croisés, devant la porte de la salle de réunion. Il reposa le combiné en se disant qu'il ferait sa petite rébellion plus tard. Pour l'heure, il avait une réunion à suivre en arrivant à ne pas s'endormir : cela allait lui demander toute l'énergie dont il disposait.
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