Chapitre trois - La fleur et le Saule
Min Yoongi était né le 9 Mars 1939 en Corée, dans un petit village perdu dans les terres, près de Daegu. De son enfance, il lui restait en mémoire quelques souvenirs tenaces. L'odeur du riz cuit, qui embaumait toute la maison, mélangée à la fabuleuse odeur du kimchi épicé. Les collines et les montagnes qui entouraient son petit village, leurs bosses et leurs creux qui en faisaient de parfaits terrains de jeux. Le chien des voisins, toujours attaché, toujours en train d'aboyer. Dans leurs aventures, les enfants du village lui donnaient toujours le rôle du terrible monstre qui gardait dans sa tanière un trésor inestimable. Il y avait aussi le soleil qui tapait fort sur le toit des maisons et qui, par la chaleur de ses rayons impitoyables, rendait les périodes estivales presque insupportables. Mais aussi l'eau fraîche du fleuve Nakdong qui coulait près du village, toujours la bienvenue à cette même période.
Il se souvenait aussi de son grand-père, de cet homme silencieux au visage fermé, toujours assis dans un coin de la pièce. Souvent perdu dans un monde qui n'appartenait qu'à lui, là où son fils aîné était encore en vie. Imperturbable et absent, il était la représentation même de ce que la guerre avait laissé derrière elle. Il se rappelait également de sa grand-mère, toute aussi silencieuse que son époux, mais plus tendre et plus chaleureuse. Il se remémorait le goût doux et sucré des petits gâteaux aux haricots rouges qu'elle faisait souvent pour les grandes occasions. Et puis il y avait Hoseok, ce garçon de son âge, avec sa silhouette longiligne et son grand sourire, toujours habillé de ses hanboks colorés, qui l'avait accompagné dans ses nombreuses odyssées enfantines.
Mais de sa mère, le jeune homme n'en avait que de fugaces souvenirs. Il se rappelait de ses longs cheveux d'un noir d'encre flottants dans le vent, brillants au soleil, humides et dégoulinants sous la pluie. De ses grandes et fines mains aux longs doigts graciles. De sa peau d'une pâleur extrême, presque transparente sous la lumière du jour. Et de ses yeux sombres, toujours indifféremment posés sur lui. Il se souvenait surtout de sa voix, basse et méprisante, et de ses cris aigus quand elle se perdait une nouvelle fois dans une terrible colère. Il se rappelait aussi de ses murmures acides quand il passait près d'elle, aussi silencieusement que possible, et de ces phrases comportant souvent les mots honte et poids.
En revanche, il se souvenait parfaitement du jour où sa mère l'avait vendu. L'automne déjà bien avancé, il pleuvait averse ce jour là. Le ciel s'était rapidement assombris, plongeant le village dans une obscurité presque totale, les lourds nuages déversant leurs litres d'eau en continu. Les gouttes de pluie produisaient un vacarme assourdissant contre les toitures inégales des maisons alors qu'un fort courant d'air froid faisait frissonner ses habitants. Les rues du village étaient inanimées, pratiquement vides de passants et seuls quelques téméraires se risquaient à affronter les éléments. L'atmosphère était terriblement lugubre.
Ses petits doigts prisonniers dans la grande main froide de sa mère, Yoongi s'était laissé guider à travers les rues dépeuplées et détrempées, son corps chétif et humide tiré vers l'avant, son souffle saccadé et douloureux. Elle l'avait rapidement conduit jusqu'à ce marchant japonais, de passage dans la région pour affaires et installé dans le village depuis quelques jours. Sous la pluie, les cheveux et les vêtements dégoulinants d'eau, Yoongi était monté à l'arrière de la petite charrette ouverte, le vent glacial cinglant son visage d'enfant. Sa mère n'avait eu aucun regard pour lui. L'homme, d'apparence bourrue et renfrognée, avait vaguement hoché la tête avant de tendre vers la jeune femme un petit paquet imprégné d'eau.
- 1 300 000 Won, comme convenu.
Le marchant avait prononcé ces mots dans une langue qui était alors inconnue de Yoongi à l'époque, d'une voix basse et rocailleuse. Puis, sans attendre une seconde de plus, il avait réveillé son attelage de chevaux d'un coup sec sur ses cordes et rapidement, le petit village et ses rues silencieuses avaient disparues derrière le rideau de pluie. La jeune femme n'avait adressé aucun regard, aucun signe, à cet enfant qu'elle avait un jour porté dans son ventre et mis au monde. Mais Yoongi avait toujours su, au plus profond de lui, que ce jour viendrait. Qu'elle se séparerait de lui sans remords. Il savait qui il était pour l'avoir souvent entendu des bouches des villageois, ou plus d'une fois de la bouche de sa propre mère, qui le lui criait alors. Le gamin était un enfant né hors mariage, un bâtard. Son père était un inconnu, un soldat de l'armée impériale japonaise. L'enfant était une honte et une erreur, le coup fatal sur un destin déjà malchanceux.
Mais, dans l'esprit perturbé du petit garçon trempé qu'il était à ce moment là, le regard perdu sur les petites maisons de son village qui disparaissaient à l'horizon, le corps secoué de tremblements, il n'y avait aucune pensée pour sa mère. Il y avait seulement l'image de sa grand-mère allongée sur sa paillasse, quelques heures plus tôt, les yeux révulsés sous la douleur, la main agrippée à sa poitrine alors qu'une mauvaise toux l'empêchait de respirer.
Après toutes ces années, et malgré cet abandon, ses souvenirs étant trop altérés et ses sentiments trop imprécis, Yoongi n'avait pour sa mère, cette femme trop jeune et trop pauvre, ni amour ni haine, mais une profonde indifférence.
***
Et c'est un matin de fin novembre 1947 que le jeune Min Yoongi débarqua au Japon. Quand il posa pour la première fois les pieds sur le sol nippon, il faisait gris et froid. Les marins et les marchants ambulants couraient dans tous les sens, bousculant au passage les passagers hagards des bateaux tout juste débarqués. L'air était empli de cris, les voix fortes des hommes se mélangeant désagréablement aux piaillements des oiseaux marins. L'odeur âcre du poisson imprégnait rapidement tous les tissus et le vent iodé glaçait facilement les inactifs jusqu'aux os. Comme dans une fourmilière, le port d'Osaka était toujours en effervescence.
Les yeux perdus entre ciel et terre, l'enfant ne savait où poser son regard. C'était la première fois qu'il voyait autant de personnes au même endroit, dans un si petit périmètre, avec autant de bruits. Son petit village perdu dans le fin fond de la Corée ne lui avait jamais permis de voir ce genre d'attroupement. Et alors qu'il suivait Mr Satô, le marchant ambulant, à travers la cohue matinale, ses petites jambes l'obligeant à courir derrière l'homme, la forte odeur du sel mélangée à celle plus puissante du poisson lui donna légèrement la nausée. Il s'arrêta, ses jambes fatiguées ne le portant plus. Le bruit alentour se tut, étouffé par un sourd bourdonnement et sa vue se brouilla légèrement, les larmes lui montant aux yeux. La gorge nouée par les souvenirs de ce pays qu'il ne reverrait plus, par les échos de ces rires familiers qu'il n'entendrait plus, par les odeurs quotidiennes qu'il ne sentirait plus, là, au milieu de la foule, le petit garçon pleura.
***
Il arriva chez Mme Ren quelques jours plus tard. Malgré le froid mordant de cette matinée de décembre, le soleil, haut dans le ciel, éclairait de ses rayons chaleureux tout Kyoto, faisant chatoyer les toits verglacés des maisons. Il était tôt mais pourtant l'Hanamachi Gion fourmillait déjà. L'air était saturé de fines particules de poussière alors que le bourdonnement des conversations couvrait le son apaisant de la petite rivière qui coulait non loin. Les pousse-pousses, qui filaient à toute allure, croisaient les charrettes débordantes d'objets hétéroclites des marchants ambulants et les piétons se pressaient déjà le long des rues, se bousculant légèrement au passage.
Construite sur deux étages, dans un style traditionnel, ses poutres en bois apparentes et ses grands pans de murs ombrageant la rue, la demeure de Mme Ren semblait immense aux yeux du petit garçon. Debout silencieusement devant la double porte d'entrée qui le surplombait, il suivait des yeux le doux balancement des magnifiques lanternes blanches aux emblèmes colorés de lotus. Le léger souffle du vent faisait voleter ses cheveux alors que Mr Satô frappait vigoureusement du poing la charpente en bois. Il ne fallut que quelques instants avant que l'une des deux portes ne coulisse devant l'autre, dévoilant une immense silhouette sombre. Un homme se tenait dans l'embrasure, l'expression indéchiffrable de son visage marqué par les ans, son imposante carrure cachant aux yeux des badauds l'intérieur de la maison. Durant une fraction de seconde, son regard inexpressif voyagea de l'homme à l'enfant avant que, dans une silencieuse invitation à entrer, il ne s'efface lentement à l'intérieur tout en se courbant légèrement.
Une femme d'une quarantaine d'années, à la silhouette longiligne et gracile, se tenait également dans l'entrée, droite et silencieuse. Elle portait un somptueux mais simple kimono rouge foncé, sa taille marquée par un large obi sombre, ses pieds chaussés de tabis et de getas. Ses cheveux d'un noir profond étaient attachés dans un chignon légèrement lâche dans la nuque, ornementés d'un unique peigne en ivoire d'un blanc resplendissant. Son sublime visage au naturel, quoique marqué subtilement par les années, était avenant et doux. Elle possédait un regard pétillant et brillant d'intelligence alors que ses fines lèvres rosées étaient ourlées dans un doux sourire. Tout chez elle respirait l'élégance et la retenue. Après toutes ces années, Mme Ren n'avait en rien perdu de sa superbe.
Toujours aussi discret, Yoongi se tenait près de Mr Satô, les yeux baissés et les mains jointes derrière le dos, son petit corps parcouru de longs frissons. La chaleur de l'habitation réchauffait l'enfant, le calme ambiant l'enfermant imperceptiblement dans une douce torpeur. Les yeux piquants et papillonnants rapidement, il ne perçut pas de suite la présence de Mme Ren devant lui, ni ses longs doigts fins plongés dans ses cheveux. Frissonnant derechef, l'enfant releva maladroitement la tête, son regard happant alors durant de longues secondes celui de Mme Ren. Lui souriant tendrement, elle parcourra lentement du regard les traits de son visage, de cet enfant frigorifié et fatigué qui se tenait devant elle, debout aussi respectueusement que possible sur ses jambes vacillantes. Puis, se baissant lentement à sa hauteur, elle souffla d'entre ses lèvres toujours étirées dans un doux sourire des mots qui les lieraient pendant bien des années. Comme une promesse.
- Bienvenue à l'Okiya, jeune Min Yoongi.
***
Yoongi n'avait jamais su comment sa vente et son achat avaient été organisés. Tout ce qu'il savait, c'était qu'à cette époque, sa mère qui avait besoin d'argent et l'Okiya qui recherchait alors un jeune garçon à former, avaient conclu un accord, des mois auparavant, par lettres. Il devrait prendre la relève, dans quelques années, de Mr Sanzô, le serviteur de l'Okiya, l'unique homme de la maison. Ses tâches seraient simples durant les années à venir : suivre les directives de Mr Sanzô et faire tout ce qui lui serait demandé. Et Yoongi s'était très vite adapté.
Les habitudes de son maître d'apprentissage étaient simples et routinières. Toute la journée, et certains soirs, il accompagnait les Geiko et les Maiko à leurs rendez-vous, les surveillant de loin. Il en profitait également pour trier sur le volet les clients désireux de passer du temps avec les jeunes femmes de la maison. Durant la nuit, il se tenait près de la porte d'entrée, sa petite lampe à huile près de lui, guettant par un minuscule interstice l'arrivée, peu probable, d'un potentiel client. Du plus loin que s'en souvienne Yoongi, l'homme avait toujours eu le sommeil fuyant, et seules quelques heures de repos par nuit lui étaient suffisantes.
Le jeune homme avait passé de longues heures, de jour comme de nuit, durant son enfance, aux côtés de Mr Sanzô, dehors avec les jeunes filles de la maison ou près de cette porte, à attendre. À l'époque, il ne savait pas vraiment ce qu'ils attendaient, mais il restait toujours sagement et silencieusement près du plus âgé, attentif au moindre bruit, au moindre mouvement. Il avait toujours eu beaucoup de respect et d'affection pour cet homme, pour cette figure paternelle qu'il n'avait jamais eu, pour ce repère impromptu. Yoongi était arrivé à l'Okiya à l'âge de huit ans sans parler un seul mot de japonais. Il ne connaissait alors rien de ce pays, ni de sa culture, ni de son histoire. Il avait tout appris petit à petit, en vivant et en travaillant aux côtés des habitants de la demeure.
Si durant son enfance Mr Sanzô avait été comme un père pour Yoongi, Mme Asami avait rapidement remplacé la grand-mère qu'il avait laissé derrière lui. Petite et un peu ronde, la cinquantaine bien passée, toujours de bonne humeur, elle occupait à la fois le rôle de femme de ménage et de cuisinière. La cuisine était son royaume et gare à ceux qui tentaient d'y mettre les pieds sans sa permission. Sa chambre, une petite pièce du rez-de-chaussée, près de la cuisine, était toutes les nuits le théâtre d'un spectacle nocturne des plus surprenant, composé essentiellement de ronflements sonores et de bruits en tous genres, ce qui amusait beaucoup les enfants de la maison.
Renkô était âgée de douze ans, Ai de dix ans et Suki de huit ans à l'arrivée de Yoongi à l'Okiya. La plus âgée venait de commencer officiellement sa formation en tant que Maiko. Elle suivait un entraînement intensif auprès d'une Geiko plus âgée, appartenant à une autre Okiya. Les deux autres n'étaient encore que des Shikomikos. Le matin, elles apprenaient le métier de Geiko à travers l'apprentissage des différentes disciplines artistiques, de l'Ikebana à la cérémonie du thé en passant par la musique ou la danse. L'après midi, soit elles aidaient Mme Asami à la cuisine et aux tâches ménagères, soit elles couraient dans tout l'Hanamachi pour satisfaire les demandes de Mme Ren. L'Okiya était aux yeux du petit garçon une vraie fourmilière et son calme n'était finalement qu'apparent.
Yoongi et Suki, du même âge, avaient rapidement noué des liens. Le soir, alors que la maison était endormie, ils se retrouvaient souvent dans la chambre de l'un ou de l'autre, à discuter en chuchotant de leur journée, de leurs apprentissages, ou de toute autre chose. Comme un frère et une sœur, il n'y avait entre eux aucuns secrets. Et il n'était pas rare que, certains soirs, alors qu'Ai les rejoignaient discrètement, leurs voix d'enfants ne se fassent plus fortes et leurs rires plus sonores, perdus dans des aventures qui n'appartenaient qu'à eux.
Autant qu'il s'en souvienne, Yoongi avait toujours été fasciné par l'univers des Geiko et des Maiko. Il avait toujours été subjugué par les mouvements gracieux qu'effectuaient Suki et Ai durant leurs heures d'entraînements à l'Okiya, dans la chambre qu'elles partageaient, alors qu'elles répétaient encore et encore leurs mouvements de danse. Caché discrètement derrière un des paravents qui composaient le salon, il aimait les contempler pratiquer la cérémonie du thé en compagnie de Mme Ren ou écouter le son du shamisen que Suki prenait soigneusement le temps d'accorder. Il pouvait passer des heures à contempler les magnifiques kimonos entreposés dans une des pièces à l'étage, mis à l'abri du soleil et de la poussière.
Mais le moment que Yoongi préférait, si il ne devait en choisir qu'un, était le départ de Renkô de l'Okiya, de jour comme de nuit. Splendide dans ses kimonos chatoyants, ses longs cheveux remontés dans un parfait chignon et son visage fardé de blanc, la jeune femme faisait rêver le jeune homme. Les yeux fermés, perdu dans un autre monde, il s'imaginait à sa place dans l'entrée, sur le départ, dans de somptueux habits colorés, enfilant gracieusement ses getas, tenant à la main une magnifique ombrelle, un mystérieux sourire aux lèvres.
***
Yoongi avait près de douze ans le jour où Mme Ren le surprit dans la pièce des kimonos en plein après midi, l'un d'eux posé sur le buste et un maquillage maladroit appliqué sur le visage. À cette heure de la journée, la maison était calme et presque vide de vie. Renkô et Ai, devenue elle aussi Maiko depuis deux ans, étaient à un zashiki avec leurs grandes sœurs, suivit de près par Mr Sanzô. Suki était à l'école et seules Mme Asami, probablement dans sa cuisine, et Mme Ren, occupée à remplir des papiers pour l'Okiya, restaient présentes dans la demeure. Yoongi, à la santé fragile en cette fin de décembre, avait été exceptionnellement autorisé à rester se reposer, pour ne pas aggraver son état. Le jeune homme, s'ennuyant fermement, avait décidé de s'occuper un peu l'esprit et le corps dans sa pièce préférée.
Sur le moment, surpris de se retrouver face à face dans cette situation, ni Mme Ren, la bouche légèrement entrouverte, ni Yoongi, encore emmitouflé dans son étoffe de soie, ne fit un geste ou ne dit un mot, tous deux complètement interdit.
Le jeune homme, enfoui gauchement sous la longueur du kimono, son visage travesti par son maquillage exagéré, aurait dû paraître amusant aux yeux de Mme Ren. Pourtant, le souffle coupé et la gorge sèche, stupéfaite, elle ne pouvait que le trouver beau. Ses cheveux, d'un noir de jais, frôlaient de leurs pointes lisses le bas de sa nuque et la courbe de ses pommettes légèrement rosées sous la gène, encadrant parfaitement son fin visage. Sa peau, elle le savait, sous ce fard trop blanc et trop épais, était naturellement ivoirine et imberbe, d'une douceur incroyable. Ses yeux, où brûlaient une lueur d'intelligence pure, étaient profonds et intenses, leur forme en amande accentuée par les traits charbonneux grossièrement appliqués autour par le garçon. Ses lèvres, fines et délicatement rougies, étaient subtilement brillantes à la lueur de la lumière, les rendant hautement désirables.
Pour la première fois depuis des années, Mme Ren prenait le temps de vraiment le regarder. De petit garçon chétif et transparent, le jeune homme qu'elle avait devant elle était devenu magnifique, d'une beauté incandescente et presque irréelle. Et il n'avait même pas douze ans. Sans dire un mot, alors que le regard de l'enfant, toujours figé au milieu de la pièce, passait de la surprise, à la crainte puis à l'interrogation, Mme Ren sortit dans le couloir, légèrement chancelante, comme prise de vertiges, perdue dans ses pensées.
Elle passa alors beaucoup plus de temps à observer à la dérobée, ou certaines fois plus franchement, le garçon, après ce jour là. Elle prenait le temps d'analyser son comportement. Elle le regardait se déplacer, examinant sa démarche et le port de sa tête. Elle observait sa manière de pensée et de résoudre les problèmes ou encore elle notait son attitude vis à vis des habitants de la maison ou des étrangers. De son côté, plongé dans une profonde incompréhension, Yoongi s'était fait encore plus silencieux et obéissant qu'auparavant.
***
La décision fut prise quelques semaines seulement après ce surprenant après-midi. Un soir, alors que la maison se faisait silencieuse, ses habitants sombrant tous les uns après les autres entre les bras accueillants d'Hypnos, elle appela le garçon au salon. Il s'installa face à elle, dans une parfaite position seiza, le rouge aux joues et les yeux baissés sur la table. Yoongi se retrouvait complètement soumis au regard et au jugement de sa mère adoptive, ses yeux faussement absorbés par la flamme vacillante d'une bougie posée sur la table. Mme Ren, un fin sourire aux lèvres, amusée par le comportement du garçon, leur servit une tasse de thé bien chaud. Ils le burent doucement, prolongeant autour d'eux un silence qu'elle souhaitait apaisant. Quand les tasses furent vides et froides, elle se racla doucement la gorge, attirant l'attention du petit garçon toujours aussi mal à l'aise face à elle.
- Yoongi, regarde moi.
Il releva fugacement les yeux, rencontrant une fraction de seconde le regard de Mme Ren, avant de replonger son nez dans sa tasse, le rouge aux joues, ses dents maltraitant vigoureusement sa lèvre inférieur.
- Je ... Je suis désolé Okâsan ...
Le murmure du garçon arracha un nouveau sourire à Mme Ren. Lentement, elle tendit le bras au dessus de la table, enfermant entre ses doigts le petit menton de Yoongi, l'obligeant doucement à redresser la tête. Les yeux fuyants ceux de la femme face à lui, Yoongi reprit ses excuses.
- Je vous promets que je n'ai pas abîmé les kimonos, j'ai vraiment fais attention, mais ... J'accepte la punition Okâsan, quel qu'elle soit.
- Je ne vais pas te punir Yoongi, rassures-toi.
Le garçon releva vivement les yeux, fixant de son regard agrandit par la surprise le visage détendu mais pourtant sérieux de Mme Ren. Elle laissa un doux sourire ourler ses lèvres, ses yeux parcourant rapidement les joues rouges et les yeux brillants du garçon face à elle, alors qu'elle lui lâchait délicatement le menton. Elle savait que sa décision allait à l'encontre de tout ce qui avait été fait ou de tout ce qui était fait dans l'univers fermé des geishas. Pourtant, elle était sûre d'elle. Elle y avait pensé, pendant des heures et des heures, et même la nuit, se tournant et se retournant dans son futon, les yeux grands ouverts, perdus bien au delà du plafond de sa chambre.
- Un jour, une amie m'a dit ceci : « une geisha doit avoir la délicatesse d'une fleur ainsi que la force et la souplesse d'un saule. » ... Qu'en penses-tu Yoongi ? Voudrais-tu être à la fois cette fleur et ce saule ?
***
Min Yoongi devint Maiko le jour de son douzième anniversaire, le 9 Mars 1951. Cette annonce provoqua de vives réactions. Que les gens soient pour ou contre, tout Kyoto fut en effervescence durant de longues semaines. Mais aux personnes la désignant d'avant-gardiste complètement décérébrée, Mme Ren répondait qu'au siècle dernier, avant qu'il soit exclusivement féminin, le métier de geisha était constitué d'hommes, dont le travail consistait basiquement à divertir par des chants et de la musique les clients des maisons de thé.
Min Yoongi en était un digne et sublime successeur, parfaitement à sa place, n'en déplaise à ses détracteurs.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro