Chapitre neuf - Des regards et des mots
Des regards et des mots
Dans la clarté blanchâtre et trouble du jour naissant, le soleil était à peine visible. Une bruine imperceptible détrempait tout, humidifiant de ses fines gouttelettes la terre assombrie du grand jardin, imprégnant l'atmosphère lourde d'une forte odeur musquée. Les hauts et larges arbres qui envahissaient l'espace disparaissaient quelque peu sous l'effet d'un fin brouillard et seules leurs ombres difformes étaient visibles. Au loin, en contrebas, le fracas des vagues contre les rochers était assourdi, comme étouffé par le léger souffle du vent. Et immobile dans l'embrasure de la grande porte, ses pieds nus enfouis dans les plis de son vêtement léger, Yoongi laissait son regard se perdre sur ce paysage flou. La brise matinale lui apportait le murmure des ondes et l'enveloppait du parfum puissant et pénétrant des embruns marins. En inhalant profondément, les yeux à demi fermés, le jeune homme s'avança enfin, ses pieds dénudés rapidement ensevelis par les hautes herbes humides.
Quelques heures plus tôt, au cœur de la nuit, dans une des chambres reculées de la grande demeure que l'on avait mise à leur disposition, il avait longuement discuté avec Suki. Confortablement allongés dans de somptueux yo étendus à même le sol, ils avaient échangé durant des heures, leurs chuchotements souvent étouffés par les couvertures moelleuses de leur couchage. Leurs murmures s'étaient aisément mêlés aux doux bruits du vent - son souffle se faufilant facilement entre les lattes de bois de la pièce, l'air frais caressant alors leur épiderme mis à nu-, jusqu'à ce que la jeune femme ne s'endorme, ses mots au fur et à mesure inintelligibles laissant naturellement place à un silence ensommeillé. Mais Yoongi n'avait pu s'endormir, ses yeux grands ouverts braqués sur les chimères abstraites qui envahissaient le haut plafond. L'épais silence autour de lui s'était alors fait assourdissant, presque étouffant.
Il s'était relevé silencieusement, ses longues mains resserrant les pans de son fin kimono de nuit tout contre son corps frêle. Un peu plus loin, posée sur une magnifique table basse en bois brut, une unique petite bougie odorante crépitait faiblement dans le silence nocturne, illuminant le centre de la pièce d'une chaude lueur. Et comme un papillon de nuit ardemment attiré par une lumière trop vive, ses sens violemment altérés par cette lueur artificielle alors confondue avec l'astre de la nuit, le jeune homme n'avait pu détacher son regard de cette flamme vacillante. Au cœur des ténèbres, ce repère lumineux et chaud, semblable à un puissant point d'ancrage face aux tumultes qui engloutissaient son esprit, avait été réconfortant au possible. Mais frissonnant doucement, ses mains englouties par les longues manches de son sombre kimono, Yoongi s'était lentement dirigé vers la porte, ses pieds frôlant alors le sol plus qu'ils ne le touchaient. L'insomnie et l'enfermement allaient le rendre fou. Il devait sortir. Après avoir fait coulisser la porte le plus discrètement possible - il ne fallait en aucun cas réveiller l'endormie -, le jeune homme était resté quelques instants immobile, son regard perdu sur le paysage captivant que lui offrait cet immense et impétueux jardin aux premières lueurs du jour.
Et se tenant à présent au fond du terrain, perché sur des immenses et plats rochers, Yoongi avait une vue imprenable sur toute la baie. Le paysage qui s'offrait à lui était spectaculaire. L'écume blanchâtre, brillante sous les quelques rayons de soleil qui trouaient difficilement le bas brouillard, attirait inévitablement son regard. Le fracas des vagues contre les rochers, cet étrange et fascinant murmure, faisaient imperceptiblement trembler le sol alors que des centaines de gouttelettes salées fusaient dans l'air au moindre choc. Voir les flots se déchaîner ainsi était étrangement apaisant.
Immobile sur son avancée de pierres, le jeune homme observait pensivement les mouvements fluides et lascifs de la mer en contrebas, ces violentes et fascinantes caresses sur ces blocs poreux le subjuguaient entièrement. Et tandis qu'il laissait ses pensées vagabonder au-delà de l'horizon, le vent tiède emmêlant les fines mèches de ses cheveux, un faible bruit pénétra sa bulle de silence. Curieux, détournant furtivement le regard de cet intrigant spectacle aqueux, le cœur de Yoongi eut un raté. Sa silhouette à peine discernable à travers le brouillard, Namjoon s'approchait lentement de lui. Comme au ralenti, à chacun de ses pas, les contours du plus âgé, rendu imprécis par le fin voile humide, se faisaient plus distincts. Ses yeux plantés dans les siens, les traits de son visage inexpressif étrangement tirés, le jeune entrepreneur avançait d'une démarche assurée, quoique légèrement ralentie par les hautes herbes humides. Et une fois face à face, ce fut Namjoon qui brisa en premier le silence d'une voix douce, presque murmurante.
- Je ne pouvais pas dormir.
- Moi non plus.
Leurs corps quelque peu tendus, les deux jeunes hommes laissaient le vent emporter au loin leur faible échange, l'humidité du fin brouillard effaçant doucement la fatigue de leurs visages marqués. Pour Namjoon, son jeune amant n'avait jamais été aussi parfait qu'à cet instant. Habillé d'un sombre et vaporeux kimono masculin, ses pieds nus perdus entre les rochers de la falaise, sans aucun maquillage embellissant son visage aux lignes à présent brouillonnes, et sans aucun ornement dans ses cheveux décoiffés par sa nuit sans sommeil, le jeune homme était tout simplement beau. Le personnage public s'était éclipsé et devant lui, légèrement vacillant sous la caresse fraîche du vent, se tenait le vrai Min Yoongi, sans apparats ni artifices. S'enlaçant faiblement, ses mains agrippées à ses épaules et ses bras croisés contre son torse, le jeune homme dégageait une extrême et touchante fragilité alors qu'il frissonnait imperceptiblement, le regard fuyant.
- Yoongi, je suis désolé. Je -
- Je sais. Suki m'a tout raconté.
Peu après la fin désastreuse de la soirée, alors que Yoongi était introuvable, Suki s'était mise à sa recherche, complètement chamboulée. Se précipitant vers la pièce de l'usine que l'on avait mise à leur disposition dès leur arrivée pour espérer l'y retrouver, la jeune femme n'avait pu y entrer. De surprenant cris s'échappant de la pièce l'avaient immédiatement arrêté. Comme figée par la surprise, le souffle court, elle était longuement restée immobile et silencieuse devant la porte close. Jamais auparavant elle n'avait entendu la voix si chantante de Renkô être autant déformée, des accents de rage et de douleur alors clairement discernables dans tous ces hurlements.
- Je le HAIS du plus profond de mon ÂME ! Ce bâtard ! Cette immondice ! Il ne mérite pas tout ce que vous lui avez donné, tout ce que vous lui avez offert sur un plateau d'argent ! IL NE LE MERITE PAS ! JE le mérite ! Moi, MOI, pas lui ! PAS LUI ! Je -
- Il suffit Renkô.
Après ce qui lui avait semblé des heures de cris de colère et de sanglots de rage, Suki avait été réellement surprise d'entendre la voix calme et froide de Mme Ren s'élevait dans la pièce. Ce qu'elle avait pris comme étant un délirant monologue n'en était donc pas un.
- Piéger Mr Kim alors qu'il attend Yoongi dans son bureau, se jeter sur lui en feignant la passion en entendant ton frère arriver, se montrer impudiquement en spectacle ... Est-ce là des actes dignes d'une grande Geiko ?
Seul le silence lui avait répondu. Suki avait pu sans peine imaginer leur Mère, assise dignement et majestueusement dans le large fauteuil près de la porte, ses mains élégamment croisées sur ses genoux serrés, ses lèvres tordues dans une moue dédaigneuse et son regard froid ancré dans celui de Renkô. Aussi charmante et avenante qu'elle l'était, et grandement compréhensive, Mme Ren pouvait devenir incroyablement dure et intransigeante une fois en colère.
- Regardes toi ma pauvre enfant. Tu étais prête à faire perdre un important client à notre ancestrale maison par pur esprit de jalousie. Tu as failli nous déshonorer et salir l'excellente réputation que nous avons pour les sentiments d'un homme qui ne t'a même jamais accordé le moindre regard. Tout ce que j'ai accompli durant toutes ces années a failli être détruit, réduit au néant, à l'état de cendres, et tout cela à cause de tes futiles sentiments ... Tu es un véritable déshonneur. Je ne te reconnais plus.
Dans le couloir, Suki avait eu un hoquet de surprise, sa main plaquée devant sa bouche ouverte, un long frisson parcourant toute la longueur de sa colonne vertébrale. La voix si douce de Mme Ren avait pris de dangereux accents glacials et chaque mot qui sortait d'entre ses lèvres claquait dans l'air comme de violents coups de fouet. Tout comme pour Renkô, la voix de l'Okâsan été méconnaissable.
- Tu n'es désormais plus une Geisha Misaki.
Suki s'était figée, les larmes aux yeux, et seule sa respiration, dans ce long couloir déserté depuis des heures, avait fortement résonné à ses oreilles. Dans la pièce d'à côté, le silence s'était fait, aussi lourd et épais qu'une chape de plomb. L'emploi du vrai prénom de Renkô avait sonné comme une sentence. C'était terminé. Ainsi, prostrée, perdue dans ses pensées, Suki n'avait pas perçu immédiatement les pas lourds et rapides qui s'étaient rapprochés de la porte. Et quand celle-ci s'était ouverte avec fracas, la jeune femme s'était retrouvée avec surprise nez à nez avec Renkô. Le regard mauvais, ses longs cheveux toujours emmêlés et son kimono défait, la plus âgée avait paru furieuse, méconnaissable tant ses traits étaient déformés par la haine. Elle l'avait dévisagé longuement, ses yeux ténébreux plantés dans les siens, insensible au malaise qui engloutissait la plus jeune, avant de tourner les talons et de disparaître au bout du couloir, un sourire dédaigneux aux lèvres.
Secouant doucement sa tête, Yoongi tourna quelques secondes son visage vers Namjoon, toujours immobile à quelques pas de lui, avant de se détourner à nouveau. Le jeune entrepreneur était douloureusement beau. À peine aussi vêtu que lui, son pantalon noir se fondait presque dans le paysage assombri alors que sa longue chemise blanche réfléchissait doucement les timides rayons de soleil. Ses pieds, tout aussi dépouillés de chaussures que les siens, glissaient quelque peu sur les humides rochers lisses alors que le vent faisait doucement onduler ses cheveux aux chauds reflets de miel.
- Yoongi, regarde moi s'il te plaît.
Doucement, comme pour ne pas le brusquer, Namjoon avait délicatement attrapé son poignet, caressant de la pulpe de ses longs doigts le délicat épiderme du plus jeune. Se résignant facilement, Yoongi avait lentement posé ses yeux sombres sur le visage du plus âgé, frissonnant imperceptiblement sous ce tendre toucher qui lui avait terriblement manqué. Il se dégageait du jeune entrepreneur une mélancolie presque palpable alors que son regard, voilé par le regret, parcourait les traits de son visage. Et pour la première fois depuis qu'il le connaissait, le plus âgé paraissait troublé, cherchant ses mots, balbutiant légèrement.
- Yoongi, Je - Je suis désolé. Je ...
Soufflant légèrement, resserrant quelque peu ses doigts autour du poignet de son jeune amant, Namjoon avait légèrement détourné son regard, ses joues rougies par une profonde gêne. Ses yeux perdus sur les flots animés en contrebas, il s'intimait au calme, son cœur tambourinant violemment dans sa poitrine. Le moment était venu, il ne pouvait plus faire machine arrière.
- Te souviens tu de notre réelle première rencontre, sur ce pont au cœur de la nuit ?
Yoongi acquiesça silencieusement, son regard perdu dans celui, à présent bien plus assuré, du plus âgé. La voix de Namjoon, à nouveau indéfectible, basse et profonde, avait violemment fait rougir le plus jeune alors que son épiderme s'était recouvert de centaines de petits picots. La fraîcheur du matin n'était désormais plus la seule instigatrice de ses tremblements imperceptibles.
- Tu as pris possession de tout mon être avec un seul et unique regard ce soir là. Je t'ai désiré plus que tout dès la première seconde où j'ai posé mes yeux sur toi. Il n'y avait plus que toi, et il n'y aura plus que toi Yoongi.
La gorge douloureuse, le souffle court et les yeux humides, Yoongi entremêla doucement ses doigts tremblants à ceux de son amant, exerçant sur eux une délicate pression. Les mots étaient inutiles. Entre eux, ils l'avaient toujours été. Il avait suffi d'un seul regard pour les perdre à jamais. Yoongi l'avait toujours su. Dès cette nuit-là, sur ce pont, il avait su lui aussi qu'il n'y aurait plus que Namjoon, ses yeux à peine ancrés dans les siens pour la première fois.
Se rapprochant sensiblement du plus jeune, un timide sourire aux lèvres, Namjoon attrapa adroitement entre son pouce et son index une fine mèche de ses cheveux sombres. Il avait toujours aimé leur incroyable douceur et le subtil parfum d'agrume qui s'en dégageait au moindre mouvement effectué par Yoongi. Laissant d'abord ses phalanges glisser tendrement sur le galbe de ce front parfait, le jeune entrepreneur retraça lentement les contours de ce visage tant aimé. Yoongi ferma lentement les paupières au moment où les doigts du plus âgé frôlèrent ses joues rougies, titillant au passage ses lèvres humides, son souffle s'accélérant un peu plus en conséquence. Et quand Namjoon l'embrassa tendrement, sa bouche perdue contre sa tempe, son souffle tiède caressant sa peau frissonnante, le jeune Geiko ne put retenir un faible gémissement.
- Quand je pars, quand tu n'es pas auprès de moi, je ne sais plus qui je suis. Je me sens incomplet, et si seul. Tu me manques tellement que cela en est atrocement douloureux ... Regarde ce que tu m'as fait Yoongi. J'ai si peur de te perdre que ... C'est irrationnel et j'en deviens insensé.
Se détachant doucement du corps frissonnant de Namjoon, Yoongi l'observa à la dérobée avant de porter délicatement à ses lèvres leurs mains jointes et de déposer un tendre baiser sur le bout des doigts de son amant. Ses yeux profondément ancrés dans les siens, un fin sourire aux lèvres, il laissait son souffle chaud réchauffer brièvement la peau fraîche des mains de Namjoon. Le temps semblait comme suspendu. Plus rien n'avait d'importance à part eux, et ni la pluie fine qui s'était mise à tomber ni le vent qui soulevait insidieusement leurs vêtements n'avaient d'importance.
- Alors soit. Je ne te laisserai plus.
Dès le début, Yoongi lui avait appartenu. Il en avait toujours été ainsi. Frissonnant violemment, ses yeux rapidement assombris, n'y résistant plus, Namjoon se pencha en avant et emprisonna enfin les lèvres de son jeune amant des siennes. Ses mains perdues dans le creux de ses reins, le plus âgé le rapprocha de lui, serrant étroitement leurs corps l'un contre l'autre alors que de longs et profonds gémissements résonnaient doucement entre leurs bouches liées. Dans les poings serrés de Yoongi, la chemise immaculée de Namjoon était violemment froissée.
Puis, se reculant imperceptiblement, son souffle haché percutant les lèvres humides et hautement tentatrices de Yoongi, ses doigts à présent perdus dans la nuque frissonnante du plus jeune, son front reposant contre le sien, le jeune entrepreneur laissa le vent emporter au loin son faible murmure.
- Je t'aime. Je t'aime tellement Yoongi. Et je suis désolé. Pardonne moi mon amour, je - ...
Caressant les paupières, les joues, les lèvres de Namjoon, les effleurant de ses doigts habilles, Yoongi vint chastement déposer ses lèvres sur les siennes dans un tendre baiser. Et, posant ses fines mains de part et d'autre du visage de son amant, un fin sourire étirant ses lèvres, le jeune Geiko vint se coller contre lui, l'étreignant doucement, ses yeux hermétiquement fermés alors qu'il inspirait profondément tout contre son torse. L'odeur du plus âgé, musquée et chaude, était apaisante. Il était à nouveau entre ses bras, enfin.
- Je vous aime Monsieur Kim Namjoon.
La pluie avait cessé et le vent était retombé. Le fin brouillard s'était estompé alors que le soleil, à présent haut dans le ciel, illuminait de ses doux rayons les larges rochers humides, les faisant scintiller agréablement. Le son lointain et perpétuel des vagues s'écrasant contre les rochers en contrebas parvenait difficilement aux oreilles des amants enlacés, perdus dans leur propre monde.
Un seul regard, au cœur d'une nuit d'hiver, avait suffi a sceller leur destin. Une seule parole, murmurée au petit matin, l'avait confirmé.
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